Complètement à l’ouest
Déjà près de deux jours après le départ de Halifax, lorsque l’Ile de Sable s’estompe dans le sillage, il reste encore 1’300 milles à parcourir et donc encore une bonne dizaine de jours de mer. Nous nous surprenons nous-mêmes à nous engager de la sorte dans cette traversée, sans réellement y penser. Il est vrai que ce sera la troisième transat du voyage : la première date d’il y a 7 ans déjà et nous avait menésdu Cap-Vert au Brésil, au travers du Pot-au-Noir, et la seconde nous avait menés il y a quelques mois d’Afrique du Sud au Brésil, via Ste-Hélène et Ascension. On pourrait penser que nous sommes blasés, et pourtant, la transat que nous commençons désormais a tout d’une nouveauté : c’est la première que nous effectuons hors des tropiques et dans le sens ouest-est. L’Atlantique Nord, ce n’est pas une mince affaire, et nous resterons presque jusqu’à la fin bien au-dessus des 40°N. Et pourtant, notre état d’esprit nous parait différent : nous sommes tranquilles, malgré une météo pas tout à fait facile. Dans les jours à venir, le vent va refuser et forcir, si bien que nous subirons quelques jours avec un vent costaud sur l’avant du travers, une situation qui vous nous faire danser.
Avons-nous simplement acquis de l’expérience ? Avons-nous plus confiance dans notre bateau ? Avons-nous l’impression de mieux comprendre les systèmes météo ? Toujours est-il que c’est avec sérénité que nous traversons ces quelques jours rock n’roll. Un petit retour à proximité du Gulf Stream fait remonter la température, si bien qu’au lieu du froid humide et mordant du à une eau à 10°, nous vivons maintenant dans une étuve à 25° et sans aération possible en raison des paquets de mer qui balayent le pont. Fleur de Sel se comporte bien et nous parvenons à éviter de passer sur le Grand Banc de Terre-Neuve – sur lequel nous redoutons plus l’état de la mer que la température – et que nous laissons à 30 milles dans le nord (l’épave du Titanic se trouvant, elle, à 30 milles dans notre sud).
Mais, jamais à court de choses à apprendre, nous découvrons ensuite la complexité des courants dans les parages… Plusieurs fois d’affilée, l’eau passe de 9° à 23° ou l’inverse, passant du Gulf Stream au Courant du Labrador souvent en l’espace d’une heure à peine. Le résultat sur la visibilité ne se fait pas attendre, puisque nous faisons maintenant route dans la purée de pois. Autre résultat jamais observé à ce point, et que nous constaterons avec un temps de retard : le contenu des cales, et en particulier les bouteilles et boites de conserves, se couvre de condensation et se met à moisir ! Nous ouvrons tous les équipets qui veulent bien rester ouverts sans déverser leur contenu, pour en augmenter la ventilation. Dehors aussi tout suinte d’eau en permanence.
Heureusement, nous réussissons à accrocher une belle veine de courant portant, qui nous durera une bonne journée en nous offrant 50 milles gratuits. En revanche, on continue dans la brume, toujours et encore. Nous passerons au final plus de 4 jours dans le coton, avec le plus souvent moins de 100 mètres de visibilité. Autant dire que nous vivons alors dans notre petit monde, à l’horizon très rétréci. L’AIS et le radar nous aident à la veille, et tandis que le vent mollit progressivement la mer s’assagit elle aussi. Si bien que la navigation en devient agréable, mais pour autant nous aimerions bien retrouver de l’air dégagé. Nous ne sommes pas les seuls, d’ailleurs, puisque après tant de jours avec si peu d’ensoleillement, les batteries tirent elles aussi la langue.
Mais après avoir parcouru les trois quarts de la distance, nous entamons une lente descente vers le sud, qui se trouve accompagnée sans tarder par un cri de victoire : enfin, nous finissons par trouver le soleil ! La navigation nous est alors véritablement plaisante, d’autant que tout parvient enfin à sécher. Question prévisions météo, les choses s’arrangent aussi, puisque l’anticyclone des Açores devait stationner sur l’archipel qui lui donne son nom, nous en interdisant ainsi l’accès sous la seule propulsion du vent. Mais finalement cette situation de blocage se décoince et l’anticyclone décide d’aller se promener un peu plus au sud-est, si bien que nous devrions avoir plus de vent que prévu. Seule la veille de l’arrivée sera très calme (trop calme), et demandera de faire ronronner le moteur.
Nous pouvons alors observer, au milieu de cet océan, comme nous sommes au carrefour de diverses routes. Les lumières clignotantes des avions sont nombreuses à sillonner le ciel pendant la nuit, et l’on devine les nombreux avions qui font le trajet entre l’Europe et l’Amérique Latine ou les Caraïbes, ou bien plus rarement entre l’Amérique du Nord et l’Afrique. L’AIS nous révèle aussi de nombreux cargos qui font la navette entre les rives orientales et occidentales de la grande mare. Enfin, à la faveur de la mer d’huile, on distingue particulièrement bien les galères portugaises en effectifs renforcés : ces “méduses” n’en sont pas littéralement, mais l’effet pour la victime est identique. En revanche, ces organismes – les physalies en parler savant – ont ceci de particulier qu’elles disposent d’une voile gonflable leur permettant de se mouvoir au gré du vent et des courants, et c’est cette enveloppe à la fois transparente, bleutée et rosée que l’on discerne à la surface de l’eau. [NDLR – Pour en savoir plus, nous vous recommandons la lecture de cet admirable article de nos amis de Kousk Eol]
Vient enfin le moment magique : c’est pendant le dernier crépuscule en mer que l’on distingue tout juste la plus occidentale des Açores, l’île de Flores. Pendant la nuit, nous serons balayés par le pinceau de son phare, et enfin au lever du jour, nous nous situons juste en face du petit port de Lajes, terme de notre traversée. Nous découvrons alors le visage de cette île des fleurs – la deuxième que nous visitons à porter le nom de Flores, après son homonyme indonésienne. Nous n’en distinguons pas encore l’origine du nom, mais nous pouvons d’ores et déjà admirer un panorama volcanique rude et grandiose, adouci pourtant par la silhouette d’un village aux maisons et au clocher blanchis à la chaux. Un peu de Ste-Hélène avec une touche de Portugal, le tout avec une verdoyance irlandaise, mais plus subtropicale : le mélange est étonnant mais séduit immédiatement.
Malgré cela, nous sommes fatigués, et comme la marina récente mais petite et étroite est pleine à craquer, nous mouillons simplement à l’abri du brise-lames, à l’ancienne, pour prendre ensuite un peu de repos. A notre réveil, deux autres voiliers ont jeté l’ancre autour de nous, tandis que nous n’avions vu personne depuis l’Amérique, c’est étonnant. Nous gonflons donc l’annexe pour nous rendre à terre, et au retour d’un premier tour dans Lajes, nous repérons une place libre à quai, que nous venons occuper sans tarder même si les catways sont sous-dimensionnés pour nous. C’est que le vent est tombé et c’est donc le moment idéal pour effectuer une telle manœuvre avant que la brise ne reprenne. Et puis ce soir-là, ce sont les grandes retrouvailles avec Sothy et Christophe de Regulus, que nous avions quittés à Newport, et avec Marie et Laurent de Ralph Rover, que nous avions vus pour la dernière fois au Brésil. Le carré de Fleur de Sel est animé ce soir-là !
En fait, ce sont tous les jours suivants qui sont bien animés. Dès le lendemain, à peine le temps de souffler, et malgré le temps menaçant, nous nous faisons embarquer pour une petite randonnée vers Fajã Lopo Vaz. C’est l’occasion de découvrir ce qu’est une fajã : des terres basses de faible étendue et faiblement inclinées au pied des falaises volcaniques, une formation géologique typique de certaines îles des Açores. Pour y accéder, en l’occurrence, un sentier nous y mène depuis le plateau que nous devons d’abord atteindre depuis le port. Nous sommes dix lors de cette virée, puisque Sothy a également rameuté leurs amis hollandais de Kairos et de Schorpioen. Nous terminons la journée par la fiesta : en effet, a lieu au moment même où nous arrivons à Flores le Festival do Emigrante – l’occasion pour la diaspora de l’île de se retrouver, en provenance des Etats-Unis, du Canada, du Brésil, des Bermudes comme nous avons pu le voir lors de la parade du Bermuda Day, parfois de la France ou simplement du Portugal ou de Ponta Delgada. La rue principale de Lajes est bordée de stands où la gastronomie est basique mais la sangria délicieuse, et chaque soir un concert met de l’ambiance jusque tard dans la nuit.
Les jours suivants sont également mis à contribution pour la réalisation de la peinture murale traditionnelle. En effet, tout comme à Horta, les brise-lames sont tapissés des grigris laissés là par les voiliers de passage. Sothy trouve la peinture nécessaire et les pochoirs sont fabriqués entre copines en un après-midi, tandis que la peinture se fait en soirée. Ralph Rover, Regulus et Fleur de Sel laissent ainsi leur empreinte côte à côte, chacun dans les tons et avec le symbole de son bateau. Cette petite œuvre d’art peut être considérée comme une répétition générale de celle que la tradition exige lors de l’escale à Horta, et nous en apprenons ainsi sur les designs et les techniques qui fonctionnent et ceux qui sont moins satisfaisants.
Sothy réitère son organisation un autre soir, rassemblant de nombreux équipages sur le quai pour un buffet canadien. Nous terminons au petit matin, après un after musical animé par Marion et David de Sakya. Ce soir là nous faisons la connaissance de Philippe, qui vient de convoyer son Class 40 racé Sur vers Flores car il vient s’y acheter du terrain en vue de s’y installer. Le lendemain, déjà, Ralph Rover et Regulus nous quittent, eux qui sont arrivés avant nous, et tandis que eux passent une nuit agitée en mer, nous en passons une guère meilleure au port. En effet, un bon vent de nord-est s’est levé comme prévu, et la marina de Lajes laisse rentrer un ressac prononcé, si bien que Fleur de Sel et ses voisins donnent de violents à-coups toute la nuit. Nous n’osons penser à ceux qui sont restés au mouillage dehors, et qui, stupéfaction, sont toujours là le lendemain tandis que nous aurions vraisemblablement pris la poudre d’escampette à leur place. Sakya se réveille le lendemain avec un régulateur d’allure hors-service, tandis que nous n’avons d’autres dégâts à déplorer qu’une nuit blanche.
Et pourtant, la journée du lendemain est magnifique et nous serions bien motivés par une excursion dans l’île. Mais il n’y a plus de voiture de location disponible car nous sommes en pleine haute-saison. Philippe nous propose de nous prêter sa voiture, et se joint finalement à nous – ce qui nous arrange, il faut le dire, vu le manque de sommeil accumulé ces derniers jours. Nous passons une journée fabuleuse, rendue telle par un soleil radieux, il est vrai. Mais nous découvrons aussi Flores sous toutes ses coutures. Philippe nous emmène des sommets du centre aux fajãs côtières (du moins celles accessibles par la route…), de la capitale Santa Cruz sur la côte est protégée et pourtant déchiquetée à Fajã Grande sur la côte ouest majestueuse, des multiples lacs tous différents sur le plateau central aux cascades souvent majestueuses qui dévalent les falaises, des miradouros qui offrent un panorama indescriptible aux orgues de basalte de la Rocha das Bordões.
Nous parcourons les routes bordées de plantes toutes plus exceptionnelles les unes que les autres : des lichens presque fluorescents, des fougères arborescentes dans les ravines humides et abritées, des bruyères hautes de 3m, des hibiscus, des azalées, des agapanthes violacées et surtout, surtout des hortensias bleus. Pas seulement quelques hortensias, non, des millions d’hortensias, des hortensias à n’en plus finir. Les haies entre les pâturages et les champs sont en hortensias. Et dans les hauteurs et sur les flancs des collines, ce sont de véritables forêts d’hortensias qui tapissent l’île d’un bleu pastel. Nous n’avions jamais vu ça et nulle part ailleurs aux Açores ce ne sera aussi incroyable. Nous comprenons désormais pourquoi l’île São Tomás est devenue assez rapidement Ilha das Flores pour ses habitants. Merci Philippe !
Revenus de cette superbe virée, nous décidons de profiter de conditions météo optimales pour aller visiter la côte ouest avec le bateau. Quittant Lajes après un léger avitaillement, nous revenons sur nos pas en longeant la côte sud, et nous remontons ensuite la côte ouest. Nous passons au pied de belles falaises, de roches déchiquetées, de baies bouillonnantes, mais heureusement, lorsque nous mouillons à Fajã Grande nous y trouvons les conditions espérées. Du vent d’est et un reste de houle de nord-ouest en train de disparaître. Tout ira parfaitement jusqu’au surlendemain matin lorsque le vent de sud se lèvera.
Nous aurons donc toute la journée du lendemain pour profiter de ce mouillage le plus occidental d’Europe. Car il faut noter que nous sommes ici abrités par la pointe la plus occidentale, face à l’îlot le plus occidental, et que le café à terre est le plus occidental, sur la commune la plus occidentale d’Europe. Ne disons pas du continent européen, ce serait grotesque, puisque nous sommes encore à plus de 1’000 milles du continent… D’ailleurs, Flores et sa petite voisine Corvo se situent sur la plaque tectonique nord-américaine, tout juste de l’autre côté de la dorsale océanique médio-atlantique par rapport à ses consœurs. Mais politiquement, il est vrai que notre ancre est venu mouiller aux confins de l’Europe, et nous ne sommes pas peu contents de voir flotter ici le drapeau européen au côté de celui du Portugal et de celui de la région autonome des Açores. Il est vrai que les financements européens sont importants aux Açores et que les habitants savent bien ce que l’Europe leur a apporté. Et puis culturellement aussi, il est indéniable que nous sommes ici en terre d’Europe. Nous retrouvons des repères, des habitudes, des façons de faire ou de se comporter qui sont résolument plus proches des nôtres que celles que l’on peut rencontrer à 1’000 milles de là vers l’ouest… On s’y sent bien, et les Açores vont être pour nous une transition en douceur en cette fin de voyage.
Mais revenons à cette belle journée où nous pouvons admirer pas moins de six cascades plongeant des murailles de roche dès notre réveil. Nous nous rendons à terre et nous arpentons Fajã Grande avec un peu plus de temps libre qu’à notre passage avec Philippe. Et surtout, nous attaquons le sentier qui longe la côte nord-ouest de l’île. Nous ne ferons que le début du trajet, le temps d’avoir une vue à couper le souffle, mais nous faisons demi-tour avant le gros raidillon qui coupe le souffle lui aussi. De retour à bord, baignade dans de l’eau limpide à souhait, suffisamment pour voir que relever la chaîne de mouillage ne sera pas une partie de plaisir en raison du nombre important de blocs rocheux autour desquels elle est venue s’entortiller. Et puis tôt le lendemain matin, après une nouvelle nuit passée au paradis, la houle de sud vient doucement s’enrouler autour de la pointe et commence à faire rouler le bateau. Il est l’heure de partir. Nous aurons profité à fond de cette île magique, si lointaine et reculée, de ce premier confetti d’Europe que nous aurons atteint. Nous venons virer l’Ilheu de Monchique (vous savez, le plus occidental…), puis la pointe nord de l’île, et nous voici à nouveau en route vers l’est, laissant dans le sillage une véritable montagne de fleurs.