Adieu aux cinquantièmes
On prendrait presque nos petites habitudes, même sous ces latitudes. De retour sur le versant ouest des Andes, nous avons retrouvé nos petites caletas étroites, boisées, protégées. Presque intimes. Nous avons aussi retrouvé la pluie et le vent, accolytes inévitables des dépressions incessantes qui balaient le Pacifique Sud pour venir buter sur la cordillère. Nous étions prévenus, le principe était déjà évident, mais nous avons maintenant acquis de l’expérience à propos du fonctionnement météo de cette région. Pour faire simple, le vent vient du nord et il pleut. Lorsque les cartes météo indiquent du vent de NW, dans les canaux cela soufflera du nord et il pleuvra presque sans discontinuer sous un ciel plombé. Lorsque les prévisions sont de SW, cela soufflera aussi du nord, et il y aura des averses parfois assez violentes entrecoupées de quelques très courtes éclaircies. Et quand un front passe, c’est-à-dire toutes les 36 heures en moyenne, il va venter et pleuvoir, plus encore que d’habitude, et on a intérêt à être bien à l’abri. C’est plutôt simple, non ? De toutes les manières, les autres situations sont rarissimes, tant le flux d’ouest est puissant. Et rétrospectivement, on en apprécie d’autant plus les quelques jours de beau temps qui nous ont permis de sortir du Détroit de Magellan. Car le ballet des perturbations a repris de plus belle, et au moment où la têtière de grand’voile nous a lâchés à la sortie du Seno Unión, un beau monstre est en approche…
Une fois la réparation effectuée, et alors que nous sommes cloués dans la Caleta Victoria par 35 noeuds contraires au dehors, nous affûtons notre stratégie : profiter de quelques heures d’accalmie relative le lendemain pour rejoindre un abri un peu plus fiable. Le timing est serré, le baromètre nous le confirme, lui qui affiche une chute de -7,1 hPa en 3h (chose que nous n’avions encore jamais vue), mais les fichiers météo (GRIB) que nous recevons sont précis et le front est à l’heure. Nous avons le temps d’atteindre la Caleta Thélème, joli petit sillon de verdure dans lequel nous mouillons notre bonne ancre solide. Puis nous amarrons Fleur de Sel avec quatre aussières sur les arbres qui nous abritent à une dizaine de mètres sur chaque bord. Seul le fond de la caleta n’est pas parfaitement abrité par de hauts arbres, puisqu’une petite rivière s’y jette. Mais nous n’avions pas le temps d’atteindre un meilleur endroit. Le front frappera une heure à peine après notre arrivée, accompagné de rafales violentes pourtant atténuées par la forêt. L’eau fume à quelques dizaines de mètres sur notre arrière et l’annexe se fait retourner comme une crêpe. Durant deux jours, nous en verrons quatre passer, avec des rafales d’une cinquantaine de noeuds dans le mouillage, mais le premier fut le plus violent. Dans les intervalles, le vent se calme, et nous profitons parfois de quelques rayons de soleil. Mais une chose est certaine, malgré les coups de gite, nous sommes bien dans notre abri, car au dehors la situation est vraisembablement bien pire, même pendant les accalmies.
L’avantage d’une bonne tempête, et c’est une conclusion qui n’engage que moi car elle est basée sur un nombre heureusement très réduit d’observations, c’est que ça a le don de bien nettoyer la situation et que le calme revient aussi après la tempête et pas seulement avant. Alors, lorsque le vent s’est finalement essoufflé, nous en avons profité pour faire plus de 180 milles en 4 jours. Nous avons laissé le long et étroit Canal Sarmiento dans le sillage du premier jour, pour approcher les Ventisqueros Amalia et Asia le deuxième et troisième, et rejoindre le Canal Wide le quatrième. Si le vent était maniable, le temps n’a toutefois pas été très coopératif, et c’est donc sous une ciel bas que nous avons admiré la puissance toujours envoûtante des glaciers. Amalia et Asia sont situés au fond de deux ramifications de l’Estéro Peel, une entaille qui rentre profondément dans le coeur de la cordillère andine. C’est entre autres là qu’on peut explorer le pied du Campo de Hielo Sur, c’est-à-dire la calotte glacière sud. Elles sont deux sur le continent, en plus de celles que l’on voit dans l’archipel fuégien, et elles sont bien plus massives. A vrai dire, celle dont nous ne voyons maintenant que deux langues glacières est le troisième plus important champ de glace au monde, après ceux d’Antarctique et du Groenland. D’autres glaciers plus impressionnants se situent au fond de l’Estéro Peel, mais le coin est vraiment hostile. Aucun mouillage digne de ce nom ne permet d’abriter un bateau pour la nuit, et nous n’aurions osé nous y rendre que s’il avait fait beau pour plusieurs jours. Autant jouer au lotto… De plus, à cette saison-ci, les bras de mer sont envahis par les icebergs, ce qui ne simplifie pas la chose. Nous resterons d’ailleurs à distance respectable des deux glaciers : impossible d’aller plus loin, même en se frayant un passage au travers de multiples barrières d’icebergs. Au bout d’un certain temps, la glace devient trop dense et on ne souhaite pas rester prisonnier.
En revanche, et c’est un véritable plaisir, les dauphins ne nous quittent presque pas. Lorsque nous sortons d’un mouillage, ils accourrent, lorsque nous arrivons dans un mouillage ils nous escortent presqu’invariablement jusqu’à ce que l’ancre soit à l’eau. Pendant la journée, ils s’éloignent parfois, mais lors de notre visite au Ventisquero Asia, ils sont restés avec nous pendant des heures, passant entre les icebergs bien plus facilement que nous. Leurs mouvements synchronisés sont toujours un merveilleux spectacle, et nous profitons de les voir s’ébattre entre les blocs flottants, dans un environnement vierge et loin de tout. D’autres mammifères marins, que nous ne voyions pas aussi souvent plus au sud, semblent aussi à l’aise par ici : les otaries. Bien que moins curieuses et démonstratives que les dauphins, on les voit régulièrement marsouiner dans les canaux, jouer sur les icebergs ou encore faire la sieste en surface.
Nous continuons donc notre route vers le nord, vers le nord-ouest plus précisément. Le continent se rapproche du Pacifique, et nous impose de gagner de l’ouest le long du Canal Pitt. En débouchant dans le Canal Concepción, nous devinons l’océan en deux endroits, bien qu’il soit encore distant d’une quarantaine de milles. Pendant quelques heures, le vent passe au sud-ouest, ce qui nous vaut le plaisir d’embouquer le Canal Wide au portant. Sans doute est-ce un cadeau d’adieu des cinquantièmes réputés hurlants, que nous quittons ce jour là. En effet, après deux mois et demi passés dans les hautes latitudes, nous franchissons de nouveau le cinquantième parallèle, le coeur un peu serré, et les yeux plein de souvenirs. Nous ne sommes pas prêts de revenir ici, nous le savons, et nous n’en savourons que plus les merveilleux moments que la mer nous a octroyés dans ces coins à la fois mythiques et envoûtants.
A partir de 49°59,9’S, nous sommes donc de retour dans les quarantièmes, et comme pour nous montrer que rugir est presque hurler, voici que la météo annonce que le train de dépressions se renforce, ce qui signifie des passages de fronts plus musclés et donc qu’il nous faut trouver de bons abris. Heureusement, ils ne manquent pas dans ces parages, et nous pouvons donc étaler quelques coups de vent protégés par de bons arbres bien hauts, et progresser de quelques milles entre les épisodes vento-pluvieux (ou est-ce pluvio-venteux ?). Dans le cadre boisé de nos retraites, ce sont les drôles patos vapor que nous observons, dont seul le bec orange vif trahit parfois la présence. De retour dans les canaux, à la faveur d’une éclaircie plus importante qu’une autre, c’est le grandiose des lointains sommets de la calotte glaciaire qui accapare notre attention.
Une éclaircie, nous en avons justement besoin d’une suffisamment longue à ce stade. Avant de poursuivre vers le nord, s’ouvre sur notre droite un canal un peu particulier, que nous remontons après deux jours d’attente. Bien que nous l’apercevons déjà au début de notre louvoyage, c’est une fois proches que se révèle toute la splendeur du Ventisquero Pío XI. Lui aussi descend du Campo de Hielo Sur, mais il atteint une telle dimension, que cela fait de lui l’un des plus grands glaciers de Patagonie. Le Seno Eyre, dans lequel il se jette, est heureusement libre de glaces, et nous pouvons donc nous approcher très près de ce géant. Nous ne nous lassons pas d’admirer les formes effilées ou arrondies de la glace, sculptée par la neige, la roche, la pluie, le vent et enfin la mer. Les couleurs, qui vont du blanc au bleu dense sont toutes aussi captivantes. Malheureusement, l’éclaircie espérée sera au rendez-vous, mais insuffisante pour dégager les sommets de la cordillère. Dans les nuages resterons cachés le Fitzroy (ou Chaltén) et le Pirámide, qui auraient rendu le panorama plus spectaculaire encore. Cependant, nous sommes toutefois saisis de ce vertige de se dire que nous sommes arrivés au pied de ce monstre à bord de la petite Fleur de Sel. Après un bon moment passé sur place à admirer le spectacle, et la météo ne laissant aucun espoir d’amélioration même pour le lendemain, nous décidons de redescendre les 25 milles du Seno Eyre, ce qui nous fera arriver tard. Mais un nouveau front approche, et il nous faut un abri…
Encore un, nous direz-vous, de même qu’on se dirait presque encore un glacier. Mais c’est peut-être tout cela qui fait le charme de cette Patagonie. La rudesse des éléments fait de nous, témoins de ce spectacle, de véritables privilégiés. Avant que l’homme européen ne vienne coloniser ces terres, c’est-à-dire au XIX° siècle, seuls des indiens se déplaçant à bord de canoés vivaient ici : les Alacaluf, aussi appelés Kawésar et Hekaine. Aujourd’hui, plus aucun ne subsiste ou presque, ce qui fait de cette côte un immense désert humain. Une seule oasis existe, Puerto Edén, et les derniers descendants des Alacalufs y vivent d’ailleurs leurs derniers jours. A 49°08’S, ce petit village de deux cents âmes est le seul sur un millier de kilomètres de côtes montagneuses. Imaginez les Alpes bordée de mer, avec seul un petit village entre Grenoble et Vienne. C’est là que nous faisons escale quelques jours avant de poursuivre vers le nord toujours. Oh non, ce n’est pas un retour à la civilisation, car n’importe qui venant ici s’y sentirait vraiment au bout du monde. C’est plutôt l’occasion de rencontrer quelques visages accueillants après plusieurs semaines de “mer”. L’occasion aussi de vraiment tourner une première page de Patagonie, celle des cinquantièmes… Cela d’autant plus qu’hier a commencé ici l’automne, et que les sommets environnants sont saupoudrés de neige fraîche. La température de l’air s’en ressent, l’été est fini, il est temps de remonter vers le nord.
Ecrit à Puerto Edén