Escale à Freo
Nous sommes déjà le 25 mars, mais nous sommes en passe de réussir notre pari, passer de la côte est à la côte ouest australienne par le sud. Après le South West Cape de Nouvelle-Zélande, le South East Cape de Tasmanie, Fleur de Sel va désormais virer le Cape Leeuwin, l’un des grands caps de la route des clippers, et pour nous le premier des trois grands. C’est dès le lendemain de notre visite par la terre que l’on s’y attelle par la mer, profitant d’une accalmie simultanée de la houle et du vent, si bien que nous osons nous faufiler au travers de la longue chaussée de roches qui débordent le cap – chaussée qui impose en temps normal de passer très au large, très au loin de la côte. En ayant bien repéré notre route sur la carte et sur de multiples photos satellites, nous trouvons un passage où l’on n’a jamais moins de 7m d’eau, et nous doublons le cap alors que le soleil s’installe. Pour les Australiens, nous venons de changer d’océan, laissant derrière nous le Southern Ocean pour attaquer l’Indien. Et ça s’annonce plutôt rocailleux ! En effet, il faut bien déborder la côte en restant au moins 5 milles au large, sous peine de finir comme l’une des nombreuses épaves de la région.
Nous avons désormais une météo qui nous mènera jusqu’à Fremantle à temps pour le vol de Heidi, et la course contre la montre devient moins critique. Tant et si bien que nous pouvons faire quelques haltes encore dans la région des caps, à savoir cette côte sauvage située entre le Cape Leeuwin et le Cape Naturaliste. Le premier, que nous venons de doubler, prend son nom du navire hollandais (Leeuwin, la lionne), qui le premier découvrit cette terre, en 1622. Le second s’ouvre sur la très vaste Geographe Bay, et l’un comme l’autre font référence à l’expédition de Nicolas Baudin, en 1802, puisque ses deux navires étaient baptisés le Géographe et le Naturaliste. Entre les deux se trouvent quelques mouillages maniables dans certaines conditions, et nous relâchons successivement à Hamelin Bay (du nom du commandant du Naturaliste), et à Canal Rocks, où le mouillage est bien abrité du sud-ouest par une langue rocheuse multiple coupée par un “canal” d’eau – un site de toute beauté. Le long de cette côte, très exposée, nous sommes surpris de voir autant de monde, aussi bien à la plage que sur l’eau, tandis que nos précédentes escales en Australie Occidentale avaient essentiellement été dans des endroits qui semblaient pour la plupart très reculés. Certes, nous sommes désormais plus proches de Perth, mais l’affluence s’explique en fait de manière plus simple que cela : c’est tout simplement le week-end de Pâques !
Nous prenons une décision importante, ces jours-là : comme nous devrions atteindre Fremantle largement dans les temps, et qu’en plus le Fremantle Sailing Club nous a trouvé une place, Fleur de Sel sera bien en sécurité, si bien que je peux accompagner Heidi en Europe. Je prends donc un billet d’avion sur les mêmes vols et nous organisons en dernière minute un voyage express, afin que je puisse rendre visite à un maximum de personnes en un minimum de temps.
Mais avant de nous envoler, revenons à nos derniers milles vers le nord. Quittant Canal Rocks dans l’après-midi, nous doublons alors enfin le Cape Naturaliste, une langue de sable et de roches qui rougeoie sous nos yeux au coucher du soleil. Nous coupons à l’ouvert de Geographe Bay, pour atteindre au lever du jour la côte non loin de Garden Island, île qui abrite la plus importante base navale australienne, et qui fait face aussi bien aux chantiers navals du sud de Perth qu’aux beaux quartiers de Rockingham. Quelle n’est pas notre surprise, en revanche, que de constater que notre approche vers Fremantle se fera entre cette île et sa voisine du nord, Carnac Island ! Et pourtant, il n’y a aucune relation avec le Carnac breton, mais plutôt avec un obscur officier britannique… A la mi-journée, nous venons mouiller un peu au sud du port, préférant accoster avec un peu moins de vent et après une bonne nuit de repos.
C’est donc le lendemain, avec deux jours de marge avant le vol, que Fleur de Sel vient trouver sa place le long de la “collector jetty” de l’immense marina du Fremantle Sailing Club. Cela nous donne le temps de la désarmer succinctement et de prendre un peu nos marques à Fremantle (“Freo” pour les Australiens, pour qui un mot de trois syllabes est trop long, les habitants s’appelant par extension “Freolites”). Nous faisons donc un petit tour en ville, notamment en allant visiter le superbe musée maritime. On peut notamment y voir le célèbre Australia II, le premier à avoir enlevé l’America’s Cup au New York Yacht Club, ainsi que des maquettes de tous les defenders et challengers de toutes les coupes depuis 1851. C’est un régal pour amateur de régate, mais ce n’est pas fini : on y admire aussi des “18 pieds australiens”, ces skiffs légers et ultra-rapides, précurseurs des dériveurs planants modernes, mais qui existent en Australie depuis une centaine d’années. Enfin, le soir même de notre arrivée a lieu le barbecue hebdomadaire des cruisers et liveaboards locaux. Nous y sommes invités et nous faisons ainsi la connaissance de nombreux voileux, solitaires ou en couple, qui ne tarderont pas à nous adopter ou presque !
Mais pour l’instant, nous nous envolons tous les deux pour un long voyage via Dubai. La course continue, car en Europe tout va se dérouler sur les chapeaux de roues, le temps de faire un maximum de choses et de voir quelques uns d’entre vous. Nous remercions d’ailleurs au passage tout ceux qui ont réussi à s’organiser pour nous voir, nous accueillir, nous transporter durant les dix jours de notre escapade. Les circonstances de notre venue n’étaient pas très réjouissantes, mais vous avez su créer l’occasion de passer de bons moments ensemble. Le retour s’est déroulé de manière un peu moins fluide que l’aller, puisqu’un gros retard de plus de 4 heures sur le premier vol nous a fait manquer notre correspondance. Nous avons été placés sur le vol suivant, qui arrivait 6 heures plus tard que prévu à Perth. Rien de grave, personne ne nous attendait, et au moins dans le second vol nous avions de la place pour dormir. Mais nous avons bien mis une petite semaine à récupérer de la fatigue accumulée par les vols et ce voyage bien rythmé, mais aussi par les semaines précédentes où nous avions navigué presque sans relâche.
Pendant que nous refaisons surface, nous nous occupons de la suite, et nous décidons de revoir nos ambitions à la baisse pour la suite du programme hivernal. Les saisons, toujours elles, vont continuer de nous imposer des passages obligés à certaines périodes, et nous décidons de réduire la durée de notre séjour en Indonésie. Pour autant, il faut néanmoins organiser les formalités à l’avance, et c’est précisément à Perth que se trouve le consulat d’Indonésie où nous avons prévu de demander nos visas. Le temps d’obtenir les documents nécessaires (une sponsor letter) et voilà une semaine d’écoulée. Nous nous rendons alors en ville et au consulat pour faire notre demande. L’obtention du visa lui-même demande une autre semaine, mais c’est finalement encore relativement simple et c’est fait.
Au total, nous passerons donc près de trois semaines au Fremantle Sailing Club. Trois semaines durant lesquelles nous allons progressivement laisser retomber la pression, prenant le temps ici de profiter de la très agréable vie à Perth. Nous nous rendons régulièrement dans le centre de Fremantle, un bus gratuit reliant le club au centre, ce qui est pratique lorsqu’on porte des courses. Nous visitons aussi par deux fois les Shipwreck Galleries, une extension du musée maritime axée, comme le nom l’indique, sur les naufrages et les épaves. C’est un musée passionnant, surtout en ce qui concerne les quatre naufrages hollandais des XVII° et XVIII° siècles. Le clou du musée est évidemment le Batavia, et on vous reparlera sûrement de son naufrage célèbre (1629) en passant aux Abrolhos. Dans le musée se trouve la portion babord arrière de la coque, ainsi qu’un portique reconstitué et destiné à l’origine aux Indes Néerlandaises, mais on y découvre aussi les histoires du Vergulde Draeck (1656), du Zuytdorp (1712) et du Zeewijk (1727), toutes trois aussi captivantes et invraisemblables. Ces naufrages, ainsi que celui du Tryall anglais (1622), et du Correio da Azia portuguais (1812) sont des pierres angulaires de la formation de l’identité ouest-australienne, et comme nous nous dirigeons vers ces parages, c’est une introduction bienvenue. Et puis cela nous donne envie de (re)visiter le Rijksmuseum et le musée maritime d’Amsterdam, que nous (re)verrions désormais d’un autre oeil. Ce sera pour plus tard…
Comme nous le disions plus haut, nous avons été un peu adoptés pendant ces quelques semaines, par toute une bande de marins, venant d’horizons divers et variés et tous intéressants. Il faut dire qu’avec notre bateau bien en vue sur le quai, nombreux sont les passants à avoir engagé la conversation, sans parler des barbecues hebdomadaires auxquels nous nous sommes rendus. Il y a Lee et Sören, couple australo-suédois, qui ont habité à bord longtemps et qui partent s’installer en Laponie. Grâce à eux nous faisons la connaissance de Guy et de sa femme Kate, un couple anglo-canadien, elle archéologue et lui anthropologue spécialisés depuis de longues années dans le conseil auprès des Aborigènes. C’est passionnant de les rencontrer, et nous sommes invités à dîner un soir chez eux, et eux viendront un soir à bord. Et puis il y a Terry, Cruising Captain du club, qui nous recrute le temps d’un soir pour une présentation auprès des membres du club qui viendront très nombreux pour venir voir nos photos de Patagonie et de Polynésie. Cette soirée sera un grand succès et un moment très convivial, et nous la remercions d’avoir organisé cela.
A cette occasion, nous avons notamment fait la connaissance d’Eduardo, un argentin installé localement et qui rêve de naviguer dans le Grand Sud. Il nous invite un soir dans un restaurant argentin : nous y dégustons un asado avec le meilleur Malbec que nous ayons goûté. Et que c’est drôle de pouvoir de nouveau parler espagnol, que de souvenirs… Il nous y présente son ami Rich, et tous deux viendront encore passer un moment à bord le week-end suivant. Lors de la présentation, nous avons aussi rencontré Trevor, sud-africain d’origine, et qui nous a donné les coordonnées de son frère pour notre escale à Durban.
Et puis, il y a Patricia et Alain, un couple de français installés à Perth depuis une quinzaine d’années, et qui prévoient de partir en voyage dans un an à bord de leur superbe voilier. Non seulement Patricia et Alain nous ont expliqué nombre de choses sur le comment et le pourquoi de la vie à Perth, ce qui ajoute démesurément à l’intérêt du voyage lorsque l’on comprend mieux l’environnement que l’on visite, mais de plus leur histoire aux mille métiers et carrières est aussi une source d’inspiration certaine. Surtout, enfin, ils nous ont énormément aidé très concrètement, aussi bien pour le recyclage que pour les bouteilles de gaz et encore pour mille autres petits conseils. Bref, nous avons été si enchantés de les rencontrer que ce serait un véritable plaisir de les recroiser un jour dans un joli petit mouillage – qui sait ? Merci Patricia et Alain !
Avant de repartir de Fremantle, notre séjour s’est encore quelque peu prolongé, le temps de recevoir quelques pièces. Et, grande nouveauté à bord, un désalinisateur ! Pourquoi, alors que nous avons vécu sans souci depuis des années sans, nous encombrons-nous d’un tel appareil ? Tout d’abord, il faut l’avouer, le confort. Celui de pouvoir disposer d’un peu plus d’eau, et de ne pas forcément avoir besoin de se rationner. Cela dit, le confort, c’est relatif, car nous avons opté pour le modèle thermique de chez Rainman, qui fait donc du bruit. Alors nous avons pris l’option haut débit, qui coûte certes plus cher avec ses deux membranes, mais qui permettra de produire autant en deux fois moins de temps.
Mais l’autre raison concerne notre programme des six mois à venir : entre le nord-ouest de l’Australie d’abord, puis les Petites Iles de la Sonde en Indonésie ensuite, et la traversée de l’Océan Indien enfin, nous allons passer de nombreux mois pendant lesquels trouver de l’eau sera peu évident. L’Australie est un continent très sec, nous l’avons déjà vu jusqu’ici, mais le nord-ouest l’est plus particulièrement encore. Ensuite, nous nous trouverons en Indonésie pendant la saison sèche, et il sera probablement possible de trouver des points d’eau à terre, mais dont la qualité ne sera jamais garantie. Et la traversée de l’Océan Indien, enfin, durera des semaines : 3’400 milles séparent Bali et Maurice, et il est fort peu probable que nous puissions faire de l’eau aux Cocos. Bref, plus que simplement du confort, nous achetons ici aussi de la tranquillité d’esprit, en espérant devoir moins nous soucier de cet élément vital qu’est l’eau. Et comme le Rainman est de fabrication australienne, nous l’obtenons à un prix raisonnable. Une fois installées les membranes, en leur ayant trouvé une petite place à fond de cale – le reste de l’appareil est portatif, donc il est stocké dans un coffre et sorti lorsqu’on le fait tourner – Fleur de Sel est donc fin prête pour repartir, et nous aussi !
Nous nous rendons donc à Rottnest, la grande île située juste au large de Fremantle, et la quinzaine de milles à faire nous remet dans le bain comme il faut. Nous reprenons le rythme tranquillement à l’ancre derrière Parker Point, le mouillage le plus protégé de l’île. En effet, la saison hivernale est maintenant arrivée, et par 32°S, de belles poussées d’une grosse houle de sud-ouest viennent régulièrement attaquer la côte ouest australienne. Malheureusement, nous ne serons pas toujours tranquille dans ce mouillage, puisqu’un gros bateau à moteur va venir mouiller presque sur notre ancre pour terminer à portée de pare-battage sur notre tribord (à environ 5-10m). Bien trop proche, surtout dans ces conditions, mais ces goujats ne se sont pas rendu compte du manque de sens marin dont ils ont fait preuve. Et puis, soyons francs, on a vu les mêmes en Nouvelle-Zélande, au Brésil, aux Canaries. Et ils sont nombreux aussi sur nos côtes à ne pas réaliser que mouiller un bateau ne se fait pas comme garer une voiture.
Heureusement, nous avons aussi profité de la belle journée de la veille pour aller nous promener à terre, en nous rendant au phare d’où l’on a un superbe point de vue sur l’île, sur le continent, et sur la houle. Surtout, nous avons fait la connaissance avec les habitants de l’île que Heidi souhaitait absolument rencontrer : les quokkas. Il s’agit d’un petit marsupial, une sorte de version miniature du wallaby, mais qui n’existe pratiquement plus que sur Rottnest. Pour tout dire, elle en est presque infestée, au point que lorsque Willem de Vlamingh explore pour la première fois cette côte fin 1696, il a baptisé l’île d’un nom qui signifie “nid à rats” ! (Les Australiens, fidèles à leurs diminutifs, la surnomment “Rotto”) Ce qu’il avait pris pour de gros rats n’étaient autres que les quokkas, nettement plus adorables, et qui joueront avec Heidi puis avec moi, sentant sans doute sur nos doigts les restes des cookies pris pour le goûter. Vous le voyez, la suite du voyage se présente bien, nous continuons à découvrir ce pays fascinant, et en quittant la région de Perth, nous allons désormais quitter les latitudes tempérées et retrouver bientôt le corail en allant vers les tropiques…
3 Replies to “Escale à Freo”
Chers compatriotes,
Vous avez croisé notre route le 15/06/2016 à 20h15 TU en route au nord et filant 5.6 nds
14°01.5’S
123°07.0’E
Bon tour du monde !!
La lieutenance du câblier ILE DE BATZ
Tout est dit dans les commentaires ci-dessus.
Quand nous voyons l’accueil qui vous est réservé partout où vous passez, on peut se demander pourquoi revenir vers l’Europe en panne et en guerre. Aujourd’hui, notre problème est d’avoir de l’essence pour rentrer à la maison! ca ne fait plus rire de voir ce pauvre pays en déshérence. Enfin, rentrez quand même car nous serons heureux de vous retrouver.
Nous avons regardé ces jours derniers des photos prises en janvier 1956 lors d’escale à Melbourne, Sidney et la barrière de corail. Je ne me souvenais pas que les paysages des montagnes bleues étaient aussi beaux. Alors, vive l’Australie et revenez bien vite.
Quelle variété de rencontres et de connaissances vous aurez faites tout au long de votre tour du monde, et particulièrement en Australie! C’est certainement un des côtés fascinants de votre aventure exceptionnelle…