Sur la route du sud (brésilien)
Le 3 octobre, le vent du sud s’est enfin essoufflé, après un passage de front quelque peu venteux. Nous avons attendu encore un peu dans le mouillage reculé, mais très bien abrité, d’Ilha Cotia, et c’est à l’aube du 4 octobre que nous avons levé l’ancre. Au programme : la traversée en accordéon de la poche entre Rio et Florianopolis. C’est une grande baie de plus de 400 milles de long, mais qui n’a pas vraiment de nom. Tandis que ses deux extrémités, le Cabo Frio au nord-est et le Cabo Santa Marta au sud-ouest sont connues pour leur temps capricieux (mais quel grand cap ne l’est pas ?), le golfe lui-même est plutôt connu pour ses vents mous. Nous constatons d’ailleurs depuis plusieurs semaines qu’en cette saison c’est un lieu de prédilection pour la formation des dépressions qui vont ensuite balayer l’Atlantique Sud. Elles sont encore jeunes donc peu féroces, mais il va néanmoins nous falloir jouer à saute-mouton, ce qui explique l’accordéon.
Départ au moteur pour se dégager de la baie de Paraty, très protégée par Ilha Grande, puis avance rapide avec le vent d’est promis par la météo, en laissant sur tribord l’Ilha São Sebastiao que nous ne visiterons pas. Malheureusement, la dépression suivante se forme plus vite que prévu, et au lieu de réussir à la contourner par le sud, elle nous passe très près devant. Nous voilà pris en pleine nuit par un orage très actif, heureusement plus impressionnant que violent. Nous aurons cependant droit à quelques heures de vent contraire, mais il ne faut pas traîner car nous devons atteindre l’autre côté de la baie en trois jours tout au plus : la météo prévoit déjà une autre dépression, remontant du Rio de la Plata, celle-ci. Contrairement aux jeunettes brésiliennes, ces vortex nés dans la Pampa sont autrement plus fougueux et nous avons intérêt à être à l’abri le moment venu. Moteur, donc, pour avancer dans le vent de sud-ouest, qui s’évanouit peu à peu alors qu’une belle dorsale anticyclonique nous passe maintenant dessus, nous proposant un superbe beau temps. Quelle belle journée de printemps !
Nous y retrouvons des lumières que nous n’avons pas vues depuis longtemps : un ciel d’un azur pur, comme il n’en existe que rarement sous les tropiques, où il y toujours de l’humidité dans l’air. C’est que dans la bataille, nous avons presque oublié de le mentionner : Fleur de Sel, et surtout son équipage comptent maintenant à leur actif une nouvelle ligne importante. Nous avons franchi le Tropique du Capricorne ! Nous voici donc sortis officiellement des tropiques, et de retour dans les eaux tempérées. Nous le constatons bien, car la température de la mer chute régulièrement, passant de 24° à Paraty à 19° à l’arrivée. Bientôt finis les quarts de nuit en short et T-shirt…
Le vent reprend enfin, tant et si bien que nous sommes même obligés de freiner pour ne pas arriver de nuit. Dans l’obscurité, nous longeons la grande Ilha Santa Catarina, qui semble très escarpée, et derrière laquelle se cachent les lumières de la grande ville de Florianopolis, installée à cheval entre l’île et le continent. C’est donc à l’aube que nous atteignons la petite baie de Pinheira, une parfaite demi-lune de sable, investie par les maisons secondaires construites à même la plage. Nous avons de la chance, car à peine l’ancre a-t-elle accroché, la pluie commence à nous tomber dessus. Nous nous réfugions donc à l’intérieur, et nous endormons avec le crépitement des gouttes, profitant d’un bon sommeil réparateur.
Le vent promis n’est pas tout de suite au rendez-vous, mais la houle commence à sérieusement monter. En dépit de ce que racontent nos guides, qui vantent la protection totale de ce mouillage, Fleur de Sel se dandine maintenant un peu trop à notre goût. Malheureusement il est trop tard pour trouver un autre abri, et de toute manière il n’y en a pas pléthore d’autres ! C’est que même si le vent restera modéré à Pinheira, au dehors en ce 9 octobre la tempête souffle à force 9 ou 10 ! On se contentera donc de notre mouillage agité, où les bateaux de pêche, réfugiés tout comme nous, font des allées et venues au gré des ondulations qui entrent en force dans la baie. Nous essayons en vain de mouiller une deuxième ancre pour faire face aux vagues. Tant bien que mal, nous gréons finalement une patte d’oie sur notre mouillage principal pour limiter l’effet de la houle, mais le vent irrégulier limite le succès de la manœuvre. Le débarquement à terre serait un peu téméraire au vu des rouleaux qui viennent briser sur la plage : impossible donc d’aller se dégourdir les jambes, ni même d’aller s’allonger sur le sable immobile. Histoire de ne pas s’embêter, nous avons droit au démontage, nettoyage et remontage de la pompe des toilettes qui faisait des siennes. Les eaux chaudes et salées ont provoqué un entartrage important, et la membrane donne des signes de faiblesse…
Au bout de deux nuits à difficilement fermer l’œil pour cause de shaker incessant, nous profitons donc de la première occasion pour nous enfuir de notre piège de sable doré, d’autant que la météo nous laisse entrevoir une belle opportunité. Premier acte : un saut de puce contre le vent et surtout la mer du sud, appuyé toute la journée au moteur, pour avancer sans traîner. Nous rejoignons ainsi Imbituba, ancien port baleinier et aujourd’hui port industriel de taille moyenne. Ce qui nous intéresse surtout, c’est son bassin protégé par une belle jetée. Nous y serons mieux, surtout au vu de la deuxième dépression qui anime de nouveau la région le 11 octobre.
Le temps est donc venu pour le deuxième acte : repos général pour tout l’équipage, particulièrement sonné après la traversée et surtout ces jours au mouillage rouleur de Pinheira. Nous décidons de ne vraiment rien faire (pas de bricolage ! juste la préparation d’un énorme pain de 2kg pour les jours à venir), car il nous faudra de l’énergie pour le troisième acte. Il consiste en un sprint à effectuer vers Rio Grande, à 320 milles de là. La fenêtre météo n’est guère plus longue que deux jours avant une nouvelle dépression venue de la Pampa. Fleur de Sel n’a jamais encore aligné 160 milles en 24 heures, me direz-vous, alors comment faire ?
C’est aussi pour cela que nous avons raccourci la distance à parcourir d’une petite trentaine de milles en ralliant Imbituba, car 350 milles auraient été décidément trop. Mais 320 milles aussi ! C’est là que nous espérons compter sur un bon allié que nous commençons à bien connaître : le Courant du Brésil, qui descend la côte est sur quasiment toute sa longueur, et qui nous avait déjà bien épaulés du côté de Vitória. Le calcul devient plus cohérent une fois que l’on prend en compte ses 0,5 à 2 nœuds portants, et nous décidons donc de nous lancer le 12 octobre au matin, en nous aidant ici encore du moteur pour rallier le Cabo Santa Marta, à partir duquel nous touchons du vent portant qui propulse rapidement Fleur de Sel sur la route du sud.
Pas celle du Grand Sud, pas encore. Mais nous sommes maintenant clairement dans le sud brésilien. Les paysages de collines de l’état de Santa Catarina nous font par moments penser à l’Irlande, la végétation n’a plus rien de tropical, les frégates et les pailles-en-queues ont disparu. Ce sont maintenant de jolis planeurs qui ont pris la relève. Ils nous font penser aux fulmars que nous avions connus dans le nord, mais nous suspectons qu’il s’agit d’une espère de petits albatros. D’ailleurs, nous voici maintenant à la porte des 30èmes sud. Ils ne rugissent, ni ne hurlent, ceux-là, mais nous pourrions peut-être les surnommer les « 30èmes piaulants », car l’accueil est sans équivoque, avec un bon 25 noeuds de nord-est. Fleur de Sel en profite d’ailleurs pour exploser le précédent record, avec 172 milles parcourus en 24 heures le 13 octobre !
Vous le sentez peut-être, le ton de nos navigations est en train de changer. Le mot « dépression » fait son retour dans le récit, nous employons le moteur pour tenir un timing, la météo reprend son importance cruciale. C’est que la côte sud brésilienne est connue pour ses violents pampeiros, coups de vent qui imposent chez le marin respect et humilité. Or, c’est au mois d’octobre qu’ils sont le plus fréquents, et nous ne préférons donc pas jouer avec eux. De plus, il a fallu ressortir les polaires et les sous-vêtements thermiques. A Rio Grande, nous ne sommes plus qu’à 250 milles du Rio de la Plata, à l’ouvert duquel l’eau est actuellement à 10°. Oui, décidément, nous sentons que nous arrivons à la porte d’un autre monde.