Le voyage d’Iguazú
Ca aurait sans doute pu nous faire peur, mais une fois assis, au contraire, cela nous parait tout confort. 18 heures de trajet en bus, c’est le temps qu’il nous faudra pour rallier Puerto Iguazú au départ de Buenos Aires. C’est long, certes, mais c’est le grand luxe : sièges vraiment inclinables, repas servis à bord, films projetés. Bref, c’est évidemment un peu fatigués que nous arrivons dans l’extrême nord-est de l’Argentine, mais étonnement peu tout de même. Après avoir pris possession de l’appart-hôtel qui nous accueillera quelques nuits, les premières loin de Fleur de Sel depuis longtemps, nous voici déjà à pied d’œuvre, direction las cataratas. Car c’est bien elles que viennent voir tous les voyageurs que l’on trouve dans cette localité un peu far-west.
Nous consacrons deux petites journées à la découverte du côté argentin et une au côté brésilien. L’Iguazú (en espagnol) ou Iguaçu (en portugais) est en effet la rivière frontière entre les deux géants de l’Amérique du Sud, entre l’extrême nord de la province argentine de Misiones et le sud-ouest de l’état brésilien du Paraná. Miracle de la nature, la géologie impose au cours d’eau de s’élargir indéfiniment jusqu’à faire presque 2km de large, à l’endroit où une faille le fait plonger 80m plus bas. Il en résulte un spectacle grandiose, que nous ne nous lasserons pas d’admirer ces quelques jours.
Le côté sud des chutes, d’abord, avec ses sauts peut-être moins époustouflants, encore que les rideaux d’eau sont superbes. D’autant plus que la rivière est en crue, ce qui interdit l’accès à l’Isla San Martin, située au milieu des chutes. En revanche, les sensations de puissance sont au rendez-vous, vu le débit important. Deux circuits sont proposés, l’un en haut des chutes, qui permet de voir le fleuve paisible en amont se transformer en tonnerre incessant, et un deuxième en bas des mêmes sauts, et où l’on peut aller se plonger dans le souffle saturé d’eau provoqué par la cascade. Inutile de préciser qu’on ressort intégralement trempé de cette dernière expérience, appareils photo compris ! En chemin, on fait connaissance avec les coatis, petits mammifères d’allure bonhomme, et pas du tout effrayés par les hordes de touristes.
Le lendemain matin, nous prenons le petit train « écologique » (pas très bien organisé) qui nous mène 2km en amont de ces chutes, et d’où l’on peut avoir les visions les plus insensées. Tout d’abord, plus d’1km de passerelles permettent de s’aventurer littéralement au-dessus de la rivière, toute paisible et morcelée en une dizaine de bras au moins par de petits ilots. On y admire de somptueux papillons aux couleurs vives. Puis, l’attention est accaparée par un nuage immobile devant soi, et par le grondement qui grandit au fur et à mesure que l’on s’approche. Tout à coup, elle est là devant nous. Voici la Gorge du Diable. Un cirque en fer à cheval du haut duquel se déverse une quantité inouïe d’eau, empêchant de voir distinctement le bas. Pourtant, les passerelles nous permettent d’aller vraiment jusqu’au bord du gouffre, et ici encore on se retrouve pour le moins trempés. Inoubliable !
Nous avons de la chance, malgré les apparences, le débit du fleuve a diminué et nous en profitons pour prendre le petit ferry qui nous fait débarquer sur l’Isla San Martin. De l’eau, toujours de l’eau, mais cette fois-ci nous sommes au milieu. Cascades d’un côté, cascades de l’autre, cascades derrière l’île, même, un peu plus cachées celles-là. C’est d’ailleurs là que se cachent des volatiles aux allures de vautours. Nous terminons notre journée par un bon bain de pieds dans la rivière, histoire de se reposer de toute cette marche. Le tout en regardant avec amusement les énormes pneumatiques où s’entassent une cinquantaine de touristes en petite tenue, qu’un pilote projette alors a grande vitesse dans le bouillonnement de ces lances à incendie naturelles. Les cris ne se font pas attendre !
Le lendemain, c’est l’ultime retour au Brésil, le temps d’une journée, mais dans des circonstances évidemment très différentes des trois mois de navigation que nous avons fait le long de ce pays attachant. Il nous faut donc passer la frontière, chose qui se fait sans histoire, mais qui demande tout de même du temps, tous les passagers devant descendre de chaque bus pour obtenir leur tampon dans leur passeport. C’est un bus du parc qui nous emmène aux chutes, après avoir passé l’énorme centre visiteurs. L’étendue des sentiers est moins importante que du côté argentin, et l’on approche de moins près les chutes, mais on a en revanche une vue plus panoramique de l’ensemble des cascades dans leur écrin émereaude. Ici aussi on rencontre coatis et papillons, avant d’approcher à mi-hauteur de la Gorge du Diable, ce qui donne une autre perspective.
Nous ne regrettons pas d’avoir fait l’effort de visiter les deux côtés, tant ils se complètent et sont différents. Pourtant, c’est aussi l’occasion de constater comme le fleuve sépare ces deux pays. Chacun essaie visiblement d’organiser les choses à sa manière et surtout à son avantage, et l’idée de travailler ensemble n’a pas l’air d’être à l’ordre du jour. A la place des deux parcs (Parque Nacional de Iguazú en Argentine, Parque Nacional do Iguaçu au Brésil, chacun inscrit indépendamment de l’autre au Patrimoine Mondial de l’Unesco !), on pourrait imaginer un parc transfrontalier, ou tout au moins des billets d’entrée conjoints. Mais au lieu de cela, chacun plante son drapeau sans même faire flotter celui du voisin d’en face. Les Brésiliens organisent des tours en hélicoptère, les Argentins des excursions en zodiac, et si au Brésil les informations sont données aussi en espagnol, il ne faut pas espérer la moindre mention en portugais côté argentin. Même les cartes postales mentionnent fièrement « Iguaçu – Brasil » ou « Iguazú – Argentina », oubliant opportunément que l’autre moitié des cataractes se situe en face. C’est l’envers de ce fabuleux décor, celui qui révèle à quel point les pays d’Amérique du Sud sont plus que chauvins. Seul point commun entre eux, les tarifs sont également chers des deux côtés…
Mais revenons-en à la nature, car nous n’en avions pas terminé avec la beauté de ces chutes. A l’approche de notre dernier soir sur place, nous scrutons attentivement le ciel. Plutôt maussade ces derniers jours, il devrait se dégager, et nous l’espérons. Car nous avons prévu notre voyage à Iguazú au moment de la pleine lune. A ces dates là, le parc argentin propose des visites au clair de lune, mais à la condition expresse que le ciel soit dégagé. Deux heures avant le moment fatidique, comme prévu, les nuages se déchirent, et nous pourrons profiter de cette fabuleuse expérience. On nous remmène en train jusqu’à la Gorge du Diable. L’expérience est toute autre, tout d’abord en arpentant les passerelles dans la pénombre, avec les bruits de la jungle. Puis c’est une toute autre Gorge du Diable que nous découvrons, l’eau noire tranquille devenant blanchâtre lorsqu’elle se précipite en contrebas sous la lumière lunaire. Le léger vent contraire nous assure un spectacle sec, ce qui est d’autant mieux pour prendre des photos inhabituelles, longue pose oblige. Quel point d’orgue pour terminer cette escapade !
Le lendemain, c’est reparti pour 18h de bus, et c’est une sensation étrange qui nous saisit en arrivant à la gare de Retiro. Nous sommes complètement dépaysés de revenir en ville, et pourtant nous sommes en terrain connu. Mais il ne faut pas traîner, nous nous lançons maintenant dans les ultimes préparatifs du bateau avant de nous élancer vers le sud. Bricolage, avitaillement, achats des dernières pièces de rechange ou des derniers articles spécifiques pour la Patagonie (6 bidons de gazole, par exemple), voilà ce qui nous occupe pendant notre dernière semaine porteña. Fleur de Sel a eu droit à quelques derniers aménagements : un nouveau câble de VHF (avec installation d‘un condensateur pour éviter les fuites électriques), des étagères près de la table à carte pour mieux pouvoir ranger l’inévitable quantité d’électronique que l’on a à bord, l’intallation d’un extincteur dans un coffre extérieur (au cas où celui de l’intérieur n’est plus accessible), la fixation des bidons de gazole sous les balcons de mât, le changement d’une latte de grand’voile (et l’utilisation du reste pour rigidifier notre housse de cockpit). Autant de petites choses qu’il fallait faire depuis longtemps pour certaines, et nous nous sentons fin prêts pour aborder le Grand Sud.
Mais avant d’aller découvrir une autre Argentine, profitons encore un peu de Buenos Aires l’envoûtante, berceau de Mafalda, du dulce de leche et surtout du tango. A La Viruta, mi-école, mi-discothèque, nous nous en donnons à cœur-joie : cours en début de soirée, puis soirée libre ensuite. C’est un plaisir de voir les porteños de tous âges danser la plus mythique de danses sud-américaines, de manière authentique, à la différence des spectacles pour touristes. C’est aussi un plaisir de profiter de cette escale pour danser tous les deux le tango dans la capitale argentine (à notre niveau, bien-sûr…). Capitale qui nous aura vraiment surpris. On comptait sur notre passage dans cette ville incontournable pour se familiariser avec cette grande ville du monde, en s’attendant à tous les maux des métropoles. Finalement, les gens nous auront paru fiers sans être trop arrogants, ils ne conduisent pas aussi mal qu’on ne le dit, et surtout dans leur immense majorité les porteños sont chaleureux et accueillants. Ce n’est pas toujours gagné pour des citadins souvent peu disponibles et ouverts aux autres. Et pourtant, Buenos Aires a gagné.