Approche et camp de base

Approche et camp de base

Faisons une analogie avec l’alpinisme (auquel je ne connais pas grand-chose !). En quittant Buenos Aires le vendredi soir, nous avons quitté la plaine, pour réaliser notre marche d’approche. Celle-ci nous mènera à notre camp de base, au terme d’un premier parcours d’acclimatation. Il nous a d’abord fallu redescendre le Rio de la Plata, aux eaux toujours limoneuses (on ne s’y habitue pas), et surtout clapoteuses (on ne s’y habitue pas non plus !). Le courant dans l’estuaire est particulièrement aléatoire, en raison des vents et de la faible profondeur, et lorsque le vent se lève, une fois sur deux le clapot devient vite méchant et difficile à passer. Il fait nuit et nous croisons beaucoup de cargos dans les chenaux d’approche à la capitale argentine. Nous restons sagement juste en dehors, pour ne pas les gêner, et surtout pour être plus tranquilles. Il y a déjà les épaves à éviter, le balisage à surveiller, le tout dans la pénombre. Heureusement, il y a l’AIS, qui simplifie beaucoup l’interprétation des différents feux. C’est particulièrement vrai lorsque nous passons devant La Plata, ville de lointaine banlieue et port important pour l’agro-alimentaire argentin. Il y a des dizaines de cargos au mouillage en attente devant le port, et nous passons entre les deux. Lorsque l’un d’entre eux se met en mouvement, chose extrêmement difficile à voir à l’œil nu, l’AIS nous prévient ! Et puis le traffic s’estompe enfin, alors que nous quittons le Rio de la Plata intérieur. Il faut dire qu’il n’y a plus un seul port du côté argentin, et même les pêcheurs se font rares. Passée la Punta de Piedras, nous entrons dans la vaste Bahía Samborombón, qui constitue la partie sud du Rio de la Plata extérieur. La côte est désespérément plate, et on la devine à peine. Il n’y a personne sur l’eau, eau qui reprend d’ailleurs progressivement sa couleur normale. Il était impossible de trouver une fenêtre météo suffisante pour faire notre approche d’une traite. Nous profiterons donc de deux fois 36 heures de vent favorable, mais il faut laisser passer un front froid entre les deux. C’est tout juste avant la sortie du Rio de la Plata que celui-ci va nous tomber dessus.<!–more–>

Le nuage noir se précise en fin d’après-midi. Il vient barrer tout l’horizon sud, et au moment où le jour tombe, des éclairs zèbrent la grisaille. Ca promet. Nous nous sommes bien reposés auparavant, en prévision d’une nuit agitée. Une fois le nuage frontal repéré, tout juste avant qu’il ne fasse nuit, on prend deux ris dans la grand-voile, et on mange un bon repas chaud. Je pense avoir encore le temps de faire la vaisselle avant que la fête ne commence. Erreur ! En 30 secondes, c’est la bourrasque, 40 nœuds de face nous sont tombés dessus en un rien de temps, et le génois est encore déroulé. Heidi se cramponne à la barre, tandis que j’essaie de le rouler, mais pas assez vite : la bande anti-ultraviolets se découd sur 4 mètres à cause du fasseyement. Nous aurons de la couture… Puis le vent se stabilise autour d’une trentaine de nœuds après le choc initial, et sous grand-voile seule, <em>Fleur de Sel</em> étale très bien le coup. Nous décidons de mettre à la cape quelques heures, le temps que le plus gros passe. De toute manière ça ne devrait pas durer trop longtemps, et c’est plus reposant à la cape. Il fait maintenant complètement noir, et il pleut par moments, tandis que nous sommes cernés par les éclairs. Ca n’est jamais agréable un orage en mer, mais heureusement, la foudre ne semble pas frapper l’eau. L’activité électrique a l’air de rester dans le nuage et ça nous convient très bien !

Quelques heures plus tard, alors que le vent maintenant passé au sud se tasse doucement, un bon train de houle du sud-est se fait sentir, on envoie la trinquette et c’est parti pour deux grands bords des près, histoire d’avancer un peu. Un peu seulement, car le vent pousse l’eau et nous affrontons 2 nœuds de courant contraire. Au lever du jour, la mer est agitée par les puissantes ondulations de la houle, mais on peut maintenant sortir du génois. Dans la matinée, le vent mollit bien et adonne, et vers midi on peut de nouveau faire route vers le sud. Lentement tout d’abord, et nous en profitons pour récupérer de cette introduction aux hautes latitudes. Puis le vent revient au nord-ouest pour la nuit, et il monte progressivement. Finalement, nous arriverons à Mar del Plata dans 25 à 30 nœuds bien tassés, mais de terre, et les vagues ne sont pas trop grosses. Avec la houle de sud-est toujours présente, ça fait néanmoins un joli mic-mac et Heidi n’est pas au top de sa forme. L’entrée à Mar del Plata est spectaculaire, avec de gros brisants sur le banc de sable qui déborde dangereusement du môle sud. Heureusement, d’autres navigateurs nous ont prévenu de bien faire attention, car un méga-voilier s’est justement échoué sur ce même banc il y a quelques semaines, perdant sa quille et manquant de couler. Nous voici maintenant dans le gigantesque port de Mar del Plata, où il faut trouver le bassin de plaisance entre celui de l’imposante flotte de pêche, de la marine et des bateaux de commerce. Plutôt que de manœuvrer à l’étroit avec ce vent, nous préférons prendre une bouée, sur laquelle nous passerons notre première journée. Au programme : sieste puis formalités. Au réveil, quelle n’est pas notre surprise de reconnaître sur la bouée à côté de la nôtre, et arrivé quelques heures après nous, le <em>Shag II</em> de Marc, déjà croisé à Mindelo, à Salvador et à Piriapolis ! A son bord se trouve Jacques, que nous avons suivi de Piriapolis à Colonia puis Buenos Aires, et qui a laissé sa <em>Gamine</em> en Uruguay pour quelques mois, le temps d’accompagner Marc jusqu’en Antarctique. C’est donc ensemble que nous allons affronter les officiels.

Ce n’est pas une mince affaire, car les bureaux ont beau être dans le même quartier, il faut tout de même marcher un bout pour y arriver. Nous patientons une heure à la Prefectura, le temps que l’unique planton de service termine de viser d’interminables piles de cahiers destinés aux bateaux de pêche. C’est au tour de Marc, qui fait ici son entrée en Argentine. Après toute cette attente, l’officier le refoule en expliquant qu’étant donné qu’il vient de l’étranger, il pourrait très bien être malade et qu’il lui faut donc faire une visite sanitaire. En plus il faudra qu’il passe à la douane et à l’immigration, mais tous ces bureaux sont déjà fermés, il lui faudra revenir le lendemain. Pour nous qui sommes déjà entrés en Argentine, tout ira beaucoup mieux, puisque nos papiers seront visés sans délai. Pour la petite histoire, le contrôle sanitaire de Marc se résumera au versement de 130 pesos… Sans commentaire.

Le lendemain de notre arrivée, le Yacht Club Argentino dispose d’une place pour nous, et nous manoeuvrons donc pour rentrer dans la marina. D’autres navigateurs sont là pour prendre nos amarres, et c’est l’occasion de faire connaissance avec ceux qui seront nos voisins de ponton pendant une semaine. A Buenos Aires, beaucoup des navigateurs de rencontre faisaient route vers le sud, mais d’autres terminaient aussi leur hivernage et remontaient vers le Brésil. Et puis la ville étant grande, et les yacht-clubs nombreux, on rencontrait finalement beaucoup plus de locaux que de voyageurs des mers. Arrivés à Mar del Plata, tout ce petit monde se retrouve concentré dans le très petit bassin de plaisance, et nous avons l’impression d’avoir atteint le camp de base. Car pour continuer l’analogie, à partir d’ici tous ceux de passage vont s’attaquer à l’Everest des mers : la pointe sud de l’Amérique du Sud. Le Cap Horn comme on le résume souvent, bien que ce soit inexact : on peut en effet contourner le continent par trois chemins. Le détroit de Magellan, qui constitue le chemin le plus court, le détroit de Lemaire et le canal de Beagle, qui sont parait-il un peu plus spectaculaires, et qui passent au sud de la Terre de Feu (c’est la route que nous visons). Et le Cap Horn, la route la plus au sud et la plus exposée. Mais comme le dit aussi le proverbe : « Le plus difficile, ce n’est pas de passer le Cap Horn, c’est d’y arriver ! » Et c’est la même route ardue qu’il faut faire quelque soit le passage emprunté.

Dans l’immédiat, personne ne bouge ou presque, car le vent souffle du sud presque sans interruption, parfois à plus de 30 nœuds, et chacun affûte donc sa monture pour la suite du voyage. Durant ces jours passés à Mar del Plata, nous ne chômons pas, puisque nous avons reposé encore un de nos hublots (le 3ème sur 6), consolidé la barre franche (dont le bois était abîmé par endroits), installé un renfort supplémentaire au support de panneaux solaires (pour les empêcher de s’envoler dans le gros temps), revu quelque peu l’étanchéité des aérateurs de pont (nous avions eu quelques fuites lors de la dernière traversée). Nous avons aussi réinstallé l’un des ordinateurs (qui devenait sérieusement instable, et en lui offrant au passage un disque dur plus important pour stocker nos photos), préparé des doubles vitrages pour le grand sud (merci à Marc d’avoir trouvé des plaques de polyéthylène de 2mm d’épaisseur que nous collerons au silicone), et bien entendu recousu la bande anti-UV du génois… Sans parler de mitoner quelques petits plats à l’avance pour la traversée. Au moment où arrive la fenêtre météo pour s’élancer vers le sud, nous sommes tout juste prêts, et encore nous avons remis à plus tard d’autres menues tâches moins prioritaires.

Nous faisons la connaissance de personnages tous aussi intéressants les uns que les autres à Mar del Plata. Yun, par exemple, qui navigue seul depuis plus d’un an, et dont l’<em>Intrepid</em> sera dans 5 mois environ le premier bateau Sud-Coréen à boucler la boucle à la voile ! <em>Uzaklar II</em>, le bateau de Sibel et Osman, arbore lui aussi un pavillon qu’on ne rencontre pas souvent, du moins dans ces contrées : le pavillon turc ! Osman en est à son deuxième tour, et fut à l’époque le second Turc à faire le tour du monde à la voile. Ou encore les sœurs Christiane et Jacqueline Dardé, dont on ne compte plus les aventures et circumnavigations à bord de leur <em>Maris Stella</em>. L’avant-veille de notre départ, nous passons une soirée très sympathique à bord d’<em>Arpatas</em>, l’immense et superbe bateau fait maison de Françoise et Jacques : une vraie maison flottante aux qualités résolument marines. Et puis, comme toujours, il y a les moutons noirs, ceux dont on se passerait bien. Comme ce type à bord de <em>Lambada</em> qui n’a même pas attendu qu’on ait fini de tourner nos amarres pour nous accuser d’avoir volé un de ses pare-battages à Piriapolis. Selon lui, « on nous aurait vu » lui piquer sa défense à l’aide d’un briquet (sic !) immédiatement avant de nous enfuir du port, et il brandit un malheureux bout en guise de preuve. Inutile de préciser que n’ayant jamais rien volé à personne, nous sommes abasourdis par cette accusation gratuite. Le témoin serait un bateau, dont il a voulu taire le nom, qui fait route vers le nord, et malgré sa hâte à nous juger coupables, nous nous demandons si le fameux témoin n’a pas voulu faire diversion d’un méfait qu’il aurait lui-même commis. De plus, le vent soufflait bien au moment de notre départ, et nous nous demandons toujours comment un briquet aurait pu faire ça. Bref, pour nous l’histoire ne tient pas debout, mais le bonhomme assure qu’il diffusera le plus largement possible sur Internet et par radio le fait que les <em>Fleur de Sel</em> sont des voleurs. Pendant tout notre séjour, nous devenons paranos, nous demandant s’il va raconter à tout le monde son histoire, et guettant le moindre regard de travers chez les autres, nous ressentons un certain malaise. Finalement, nous avons hâte de partir, non seulement pour cela, mais afin d’arriver dans le sud auquel nous nous préparons depuis 2 ans maintenant, et la fenêtre météo semblant plutôt bonne, nous décidons de nous lancer.

Tout ce petit monde s’élance presque en même temps, après avoir été faire les formalités d’usage la veille. C’est encore une fois interminable, et nous restons stupéfaits par la lenteur et la lourdeur de l’administration. Nous sommes traités comme n’importe quel navire, qu’il s’agisse d’un chalutier de 60 mètres ou d’un cargo de 150 mètres. Evidemment les formulaires à remplir ne sont pas adaptés à un voilier, mais voilà, cela arrive ailleurs. En revanche, nous constatons que pour la moindre sortie de pêche, un agent maritime doit faire viser une pile de documents qui doivent être tamponnés à tout bout de champ. Non seulement ces pauvres pêcheurs ne doivent pas gagner des mille et des cents, mais en plus pour le faire, ils doivent encore se soumettre à la dictature de la paperasse, et payer un agent pour le faire. Amis français, ne vous plaignez pas des Affaires Maritimes, il y a bien pire !!!

Le 14 décembre à 6 heures, les passes du port sont franchies, et après avoir contourné le banc de sable, nous mettons le cap au sud. <em>Intrepid</em> nous suit de près, tandis que <em>Maris Stella</em> a une heure d’avance. <em>Shag II</em>, parti une heure après, ne tarde pas à nous dépasser vu sa taille. Nous voici maintenant en mer, et une grosse houle du sud trahit le passage de la précédente dépression, mais le soleil est radieux et nous profitons de ces moments agréables, qui nous mènent jusqu’au 40ème parallèle, porte d’entrée d’un monde rugissant…

Ecrit en mer par 40°S et 59°45’W

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