Adieux fuégiens et cache-cache pacifique
Le vent d’ouest, ou de nord-ouest est une constante dans l’ouest fuégien. Espérer une rotation est un signe de foi infaillible, et il vaut mieux miser plus pragmatiquement sur une variabilité de sa force, chose que nous avons faite. A la première accalmie, nous avons donc embouqué le Canal O’Brien, présenté un peu comme la porte vers un autre monde. Vous remarquerez au passage que l’on reste dans la toponymie anglo-saxonne, puisque cet étroit chenal se faufile entre l’Isla O’Brien et l’Isla Londonderry, pour mener ensuite vers l’Isla Stewart. Cela dit, il est toujours surprenant d’entendre comment les chiliens, avec leur plus bel accent castillan, prononcent ces noms bien britanniques ! Bref, nous quittons donc le monde des grandes forêts humides pour celui des reliefs pelés. En deux (petites) journées d’une navigation somme toute humide dans le Canal Ballenero, nous avons progressé de 25 milles environ, contre un vent qui, comme expliqué plus haut, souffle à peu près dans notre nez. Quelques virements de bord plus tard, nous prévoyons donc de faire escale aux Islas del Medio, le temps de laisser passer un nouveau coup de vent. Bien à l’abri dans un petit lagon circulaire que l’on devine à peine de l’extérieur, une surprise nous attend.
Nos amis de Gecko, rencontrés à Ushuaia, parviennent à nous joindre à la VHF pour nous annoncer qu’ils arrivent passer la soirée avec nous. La veille, nous avions deviné leur présence dans le coin, en entendant la station de l’Armada chilienne de Timbales les appeler. Aussi, avions-nous demandé à l’Armada de leur transmettre nos salutations, histoire de leur faire savoir que nous n’étions pas loin. Nous guidons donc Gecko jusqu’à notre mouillage dissimulé, et nous voici bientôt amarrés à couple dans un lieu perdu, à profiter d’une mémorable soirée à bord de Fleur de Sel, où pas moins de quatre pizzas seront préparées avec des garnitures diverses avant d’être englouties par les huit convives. C’est qu’à bord de Gecko, Elisabeth et Yannick ont emmené leur famille de quatre garçons faire le tour de l’Amérique du Sud en un an ! Nous devisons sur la météo, et dans leur avance rapide, le lendemain sera également jour de pause. Après la pluie du matin, qui se prête parfaitement aux tâches scolaires pour Mathys, Timothée, Benoît et Marin, l’après-midi nous réserve une éclaircie, et nous allons donc tous nous dégourdir les jambes sur les collines alentour, avant de nous retrouver à bord de Gecko pour un bon risotto.
Le 10 février, le vent est à l’ouest, vous l’aurez deviné, mais très très mou. En dépit de la pluie qui tombe sans discontinuer, c’est donc le moment pour avancer, et nous mettons en marche tôt le matin. A la sortie du Canal Ballenero, nous passons par la Bahía Desolada, ce qui donne une idée de l’ambiance locale. Heureusement pour nous, le vent et la mer sont cléments, car c’est ici la première fois que l’on passe à l’ouvert du Pacifique sur quelques milles avant d’embouquer le Canal Brecknock, étroit, sinueux et donc abrité. Le radar tourne, car on croise quelques bâtiments de commerce et en plus de la mauvaise visibilité, la navigation n’est pas évidente. En effet, les cartes sont très approximatives dans ce coin, et si on en croit notre position, elle nous met très souvent à terre ! Nous regrettons de ne pas y voir grand-chose car le peut que nous laisse deviner l’humidité ambiante semble prometteur en termes de grandiose et sauvage. Mais les hauteurs de l’Isla Georgiana ne se dévoileront pas. Au moment où le temps se découvre un peu, nous arrivons dans la Caleta Brecknock, un cirque quasi-parfait de hauteurs rocailleuses, d’où dégoulinent quantité de cascades, et d’où partent de nombreuses entailles dont certaines semblent se prolonger assez loin.
C’est le lendemain après-midi que nous explorerons ensemble avec les Gecko les hauteurs qui surplombent l’étroite crique qui nous sert de mouillage, et où se cachent des lacs. Chose incroyable, Lady of the Lowlands, un troisième voilier, hollandais, vient nous rejoindre, et même un quatrième qui fait finalement demi-tour devant l’affluence ! Le Grand Sud semble très couru cette année, comme nous avons déjà pu le constater à plusieurs reprises. Mais la Caleta Brecknock ne tarde pas à retrouver le calme, puisque Gecko, pressé par son ambitieux programme, repart déjà pour une étape en fin d’après-midi. Bien lui prend, car nous faisons de même le lendemain, mais le vent a tourné ! Chose invraisemblable, il souffle de l’est, et de manière bien soutenue, évidemment au moment où nous devons faire route dans cette direction. Dans le Canal Ocasión, nous sommes cueillis par des williwaws, heureusement avec très peu de toile. L’eau plate blanchit soudain et s’envole dans une mini-tornade tourbillonnante qui traverse à intervalles aléatoires le canal. Et puis nous voici dans le Canal Cockburn, lui aussi ouvert sur le Pacifique. La houle d’ouest et le vent tempétueux s’y engouffrent avec rage, ce qui fait sa réputation. Mais voilà, si nous devinons bien une petite houle océanique, dans notre cas le vent violent nous vient d’est. Et nous voici donc à péniblement tirer des bords sur le principal tronçon qui aurait du être au portant. C’est rageant, surtout lorsque le premier bord est carré, et qu’au bout de 45 minutes on se retrouve à l’endroit même où l’on était trois quarts d’heure auparavant… Les 20 milles à gagner à l’est se font dans la douleur, 2 ris dans la grand-voile, trinquette en partie roulée, moteur à 2’000 tours. Mais rien n’y fait, la progression est lente, et nous sommes heureux de jeter l’ancre dans la Caleta Cluedo en début de soirée, en jetant un dernier coup d’œil à l’Isla Grande de Tierra del Fuego. Adieu !
13 février, chut pas trop de bruit, nous tentons de disparaitre des écrans radar. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus de station côtière chilienne à qui nous transmettons notre position, mais nous allons aujourd’hui emprunter un « canal interdit ». En résumé, les autorités chiliennes nous considèrent officiellement comme n’importe quel autre navire, c’est-à-dire comme un cargo. Notre feuille de route, qui nous autorise à parcourir les canaux chiliens, vaut donc pour la route commerciale habituelle, et seuls les mouillages officiels nous sont d’ailleurs autorisés. C’est-à-dire souvent par 25 à 40m de fond, et à 300m du rivage, ce qui convient nettement moins bien pour nos petits voiliers que pour un gros bâtiment de commerce. La route officielle passe par le Canal Magdalena, qui parait-il est somptueux et donne accès à de beaux fjords glaciaires sur le côté nord de la Terre de Feu, mais qui est très large, donc nettement moins protégé, et surtout qui oblige à revenir très à l’est. Ca voudrait dire parcourir 30 milles de plus dans le détroit de Magellan, encore plus large et directement ouvert aux vents dominants. Comme la plupart des voiliers, et même des pêcheurs, nous préférons emprunter le Canal Acwalisnan, un raccourci relativement étroit, boisé, et donc protégé, et qui permet de gagner une soixantaine de milles. Le paysage est superbe, on croirait naviguer en montagne. On navigue en montagne, d’ailleurs ! Seule difficulté, le Paso O’Ryan, un rétrécissement où le fond remonte à 4m, et où le courant peut accélérer à 8 nœuds. Les marées sont très irrégulières, il est difficile de se présenter à la bonne heure. Tandis que d’autres ont eu 5 nœuds de courant portant, nous avons 4 nœuds contraires, mais le moteur nous propulsera sur les quelques centaines de mètres critiques, avant que tout ne redevienne normal. Presque normal, car notre AIS nous a indiqué qu’un bateau nous suit et nous rattrape. Nous redoutons qu’un patrouilleur de l’Armada chilienne vienne nous verbaliser. Finalement il s’avère que c’est un petit ferry. Aucun contact radio, nous nous demandons finalement si lui aussi ne souhaite pas passer ici incognito, et c’est très bien comme ça.
Durant les quelques jours qui suivent, nous n’avancerons que peu. Nous passons d’abord 48 heures à la Caleta Hidden, à notre arrivée dans le détroit de Magellan. La crique proposée dans le guide est déjà occupée, par le voilier qui avait fait demi-tour en nous voyant dans la Caleta Brecknock, quelle ironie ! Nous explorons donc un peu la baie avant d’y trouver un mouillage qui convient presque encore mieux à notre petit bateau, et nous voici bien ficelés avec notre ancre et 4 amarres à terre, histoire de ne pas bouger pendant le coup de vent prévu le lendemain. Nos voisins (anglais) passent nous rendre visite de retour de randonnée, et nous les dépannons d’un peu de sel qui leur fait cruellement défaut – petit problème d’intendance, nous disent-ils. Du coup, nous voici invités à dîner à bord du super yacht de Steve, qui tente de battre le record du tour du monde le plus confortable qui soit, nous dit-il ! Ils reviennent des Falklands et d’Antarctique et nous racontent les misères administratives que leur ont fait encourir les Argentins à Ushuaia. Tandis que nous n’avons eu droit qu’à la paperasse standard, il semble qu’il ne fasse pas bon battre pavillon britannique en Argentine ! A la faveur d’une petite fenêtre météo, nous avançons d’une trentaine de milles dans le détroit de Magellan, mais de nuit, avant que le vent ne reforcisse le lendemain. Notre nouvel abri sera la Bahía Mussel, sur l’Isla Carlos III, et nous y passons 4 nuits, à nous reposer un peu, à bricoler également, à cuisiner ensuite, et à consulter enfin les puissances célestes. Le branchement du chauffe-eau a refait des siennes, libérant dans la cale le liquide de refroidissement, tout comme cela nous était arrivé à Lisbonne. Heureusement qu’il fait froid, car le moteur a ainsi évité de surchauffer ! Quant au taud de pluie, qui nous sert à compléter nos réservoirs, il s’est déchiré dans le canal Brecknock, alors Heidi le répare et l’améliore. Et puis concernant la météo, une belle opportunité se dessine. Il semble que l’anticyclone du Pacifique Sud souhaite nous rendre visite. Nous nous préparons donc à de belles et longues journées de navigation, histoire d’en profiter.
Lever à l’aube le 19 février, pour une partie de billard. Nous avançons plutôt vite, aidés du moteur bien-sûr, car le vent nous vient invariablement du nord-ouest, mais il est maniable et nous louvoyons dans le détroit de Magellan. Long de 300 milles, celui-ci est subdivisés en plusieurs sections. Nous filons donc par le Paso Inglés et le Paso Tortuoso, larges d’un mille environ, et où le courant peut être violent et surtout imprévisible. Coup de chance, il nous est légèrement favorable, et nous atteignons assez vite le Paso Largo, large de 2 à 3 milles, et où nos bords viennent ricocher sur les îles comme une boule de billard. En un coup à 12 bandes, nous finissons par faire rentrer Fleur de Sel dans la cavité de Puerto Angosto, après avoir pu admirer les splendides paysages magellaniques sous le soleil. Des glaciers, des cascades, des îles, des îlots. Par ce beau temps, le Grand Sud est décidément magique, et nous sommes enchantés d’être là. De plus, nous avons avancé de 50 milles dans la journée, là où d’autres ont mis 3 jours nettement plus pénibles que nous à faire le même trajet. Le lendemain, nous sommes de nouveau debout avant le soleil, et en 5 bords, nous parvenons à sortir du Paso del Mar, dernier tronçon du détroit avant son embouchure occidentale. En début d’après-midi, nous doublons la haute Isla Tamar, marque de parcours importante, puisqu’elle nous permet d’obliquer sur tribord. On y sent de nouveau la houle du Pacifique, que l’on devine au loin à l’ouest, tandis que dorénavant, notre route file plein nord. Encore une fois, nous nous cachons de l’océan qui sous ces latitudes n’a de pacifique que le nom, et nous nous réfugions dans le Canal Smyth, le premier d’une longue série de canaux patagoniens. En effet, en quittant le détroit de Magellan, nous quittons définitivement la région fuégienne et son archipel, au sud, pour rejoindre la Patagonie au sens propre, au nord. Adieu Terre de Feu, nous quittons avec regret cet endroit terrifiant et dangereux parfois, mais si beau et magique. C’est qu’il nous faut bien avancer et continuer à profiter de ce temps clément !
Ecrit dans le Seno Unión