Anatomie d’une île autonome
L’ancre de Fleur de Sel repose maintenant dans la baie d’Anelcauhat (ou Anelgowhat, il faut s’habituer aux orthographes multiples et variées), et sous ses barres de flèche flottent le pavillon de courtoisie vanuatais et le pavillon jaune de quarantaine. Nous abordons le pays par un port qui n’est pas un port d’entrée officiel. Mais nous ne sommes pas hors la loi pour autant : avant de partir nous avons demandé à la douane du Vanuatu la permission d’aborder à Anelcauhat, et nous avions reçu en retour (et dans les 3 heures !) un beau document officiel nous donnant l’autorisation demandée. On nous demande juste d’appeler la police d’Anelcauhat sur VHF 16 pour faire les formalités, ce que nous faisons. Mais aucune réponse. Nous attendons, et cela nous arrange bien, car le mouillage est très protégé et tranquille et on peut se reposer avant d’aller à terre. Le lendemain matin, toujours aucune réponse, et nous mettons donc l’annexe à l’eau pour débarquer. La station de police est simple et spartiate (aucune trace de poste VHF…), et l’officiel en short et t-shirt nous délivre le permis de navigation jusqu’à Port-Vila en échange des frais de douane et de quarantaine. Pas d’inspection phytosanitaire, la seule contrainte est de ne débarquer aucun aliment frais provenant d’ailleurs, et nous réalisons alors que nous aurions pu apporter bien plus de fruits, légumes et viande.
Le village est tranquille, et rassemble environ 300 ou 400 habitants. A notre débarquement, nous avons entendu les enfants d’une classe de primaire réciter les leçons tous ensemble, d’une voix. A l’autre bout du village, nous croisons le proviseur du collège, qui comprend un internat pour les enfants venant des autres villages de l’île. Tous les édifices sont rudimentaires, certains bâtis en dur, mais la plupart en bois avec une tôle ondulée en guise de toit. Et puis de nombreuses maisons sont encore couvertes de feuilles de pandanus ou de cocotier séchées. Un gîte de trois bungalows tous simples permet d’accueillir quelques visiteurs de passage, et il affiche complet. En effet, nous croisons un couple français avec leurs deux enfants venus se déconnecter pendant plus d’un mois à Anelcauhat, et ils logent chez un habitant, les bungalows étant pleins. Certains de leurs occupants sont sans aucun doute les deux archéologues d’une université australienne que nous croisons plus loin sur la plage, alors qu’ils étaient en train de repérer et calibrer leurs sites de fouilles. C’est qu’une église en ruine se cache dans un coin de la baie : Aneityum (ou Anatom selon certaines graphies) est la première île des anciennes Nouvelles-Hébrides sur laquelle a été fondée une mission, en 1848. Les missionnaires de différentes confessions se sont ensuite succédés, et aujourd’hui on ne compte au moins 8 églises différentes pour un village de quelques centaines d’habitants !
Au moins, les dégâts dus au cyclone Pam ne semblent pas si cataclysmiques. Il y a bien eu des destructions, on voit encore des troncs et branchages en vrac ici ou là, mais rien qui ne frappe au premier abord. C’est rassurant. Mais pour autant, il n’y a plus un seul fruit sur les arbres. Pratiquement plus de cocos, un désastre quand on sait qu’elles mettent deux à trois ans à pousser, et pas une seule banane non plus, stupéfiant car les bananes poussent partout et en toute saison. Les branchages sont verts, certes, car les feuilles ont repoussé à grande vitesse comme toujours sous les tropiques. Et puis un coup d’oeil ensuite à la trajectoire du monstre nous apprend qu’ici cela a surtout soufflé du nord, et sans doute jusqu’à 80 ou 100 nœuds. La côte sud où nous sommes a donc forcément moins souffert. Pour autant, comment imaginer ce que vivent les îliens, eux habitués à vivre de leurs cultures, et réduits à consommer ce qu’il reste et ce qui veut bien repousser rapidement ? Il y a sans doute un ravitaillement de temps à autre, le village comportant une petite épicerie, mais les articles habituels sont surtout le savon, le sucre et du kérosène pour les lampes, voilà tout. Depuis Pam, l’aide internationale a permis de faire venir des sacs de riz, mais il ne fait pas partie de l’alimentation habituelle des Ni-Vanuatais. Pour autant, il faut bien attendre que les récoltes de manioc, de taro et surtout d’igname repoussent. Cela prendra bien un an…
Et heureux soient les habitants d’Anelcauhat : le village a su se trouver une source de revenus grâce à l’îlot Inyeug qui se trouve juste en face. Son récif protège formidablement bien le mouillage, et forme un joli lagon peu profond avec de jolies plages. Il a suffi de renommer l’îlot Mystery Island (sous prétexte d’une légende locale forcément emprunte de fantômes ou autres esprits mystérieux), et de se mettre d’accord avec les paquebots de P&O que l’on connait bien à Nouméa. Toutes les quelques semaines, l’un d’eux fait escale dans la baie et vient débarquer ses milliers de passagers sur la parfaite île des Mers du Sud. Baignades et barbecues sont au programme, voire le tour à pied de l’îlot (que nous faisons, en ayant l’îlot pour nous et en imaginant la foule en ces journées folles) mais les croisiéristes semblent aussi pouvoir faire une ou plusieurs excursions : une plongée tuba ou bouteille, un tour en bateau, ou une visite à terre pour les plus curieux de la culture locale. Avant de rembarquer, ne pas oublier surtout de se prendre en photo dans l’énorme marmite juchée sur un faux brasier, pour pouvoir montrer à ses amis quel fabuleux festin les cannibales ont eu !
Nous passons deux jours mouillés immédiatement devant l’îlot, et nous aurons pour compagnie temporaire quelques habitants venus entretenir les lieux (c’est propret au possible, avec de jolies allées, et il n’y a pas plus de 200m entre deux petits cabanons de toilettes !) L’autre visite surprise est celle d’un avion : c’est que l’îlot abrite une belle piste d’herbe permettant les liaisons avec Tanna et Port-Vila. Nous avons donc eu l’étonnement, juste sur la langue de sable, de voir apparaître un petit zinc d’Air Vanuatu, posé juste devant le bateau, débarquant et rembarquant quelques passagers pour une escale de moins de 10 minutes avant de reprendre l’air !
A la faveur d’une météo s’améliorant un peu (suite à un passage de front il faisait très maussade), nous décidons d’aller voir le nord de l’île, bien plus reculé encore. Les rayons du soleil revenu nous montrent de belles vallées, avec quelques sommets au fond et des cocoteraies en bord de mer. Nous reconnaissons quelques mouillages sur la côte nord-est, situés dans de jolis sites, mais nous continuons finalement plus à l’est vers un coin prometteur, devant le village d’Anawamet (200 habitants environ), où le paysage est moins grandiose, mais où nous espérons trouver un bon mouillage protégé par un beau récif. Un autre voilier est déjà à l’ancre, et nous ne tardons pas à faire la connaissance de Ross, à bord de son Windborne. C’est à terre que nous rencontrons le reste de son équipage, Guy, Andrew et Nari, autour d’un feu, accompagnés d’une belle équipe de jeunes hommes locaux. Ils sont venus de Tasmanie avec des tronçonneuses et autres outils pour aider à reconstruire, et tandis que les hommes ont bûcheronné pendant plusieurs jours, Nari a aidé à enseigner à l’école primaire du village.
On nous sert le kava, boisson traditionnelle de toute la Mélanésie. Nous le buvons d’un trait, comme il est de coutume, à la fois pour passer le goût peu agréable de cette boisson terreuse, et pour en limiter les effets engourdissants. Celui qui nous est servi est relativement doux, et au moins a-t-il vraiment un goût de kava frais, contrairement à celui que nous avions bu une première fois aux Tonga. C’est lors de cette soirée que nous faisons la connaissance de Nevalas, qui fait le guide pour les “yachties”, et qui est actuellement chef du village par intérim, le véritable chef, son père, étant à Port Vila auprès de sa sœur mourante. Leur généalogie remonte sur plus de 7 générations, soit deux générations avant l’arrivée des premiers Européens. Nous nous mettons d’accord avec Nevalas pour aller pêcher le lendemain matin, et pour troquer un panier de beaux légumes frais contre des vêtements. Pendant que Heidi prépare un succulent gaspacho avec tous les poivrons et oignons que nous avons reçu, nous nous rendons en annexe sur le récif. La mer est bien agitée et les poissons nombreux mais craintifs. Je ne parviens pas une seule fois à en approcher un avec le fusil, mais Nevalas, lui, parvient à nous dénicher une grosse demi-douzaine d’énormes escargots de mer. Nous ajouterons d’ailleurs une partie de ces crustacés, crus, à notre déjeuner, tandis que l’autre moitié fera l’objet d’un curry.
L’après-midi même, nous effectuons un beau tour dans la brousse à l’est de la baie. En fait de brousse, c’est plutôt une belle forêt que nous traversons à l’aller, avec quelques beaux manguiers, de nombreux et superbes banyans, et plein d’autres arbres encore. Nous traversons plusieurs cours d’eau à gué, en suivant de petits chemins de terre qui permettent de relier entre elles les habitations éparpillées le long de la côte et un petit peu à l’intérieur des terres. Nous voyons deux maisons ici, trois là, et ainsi de suite. Alors qu’un des jeunes de la veille au soir nous a rejoints, et que nous débouchons dans une clairière où habite encore une famille, le jeune grimpe à l’arbre et lance à Nevalas trois énormes fruits, tandis qu’il en prend ensuite d’autres dans un autre arbre. Les premiers ont l’air de pamplemousses et les seconds de mandarines, mais tous deux sont en fait des citrons ! Quelle étonnante variété… et inutile de dire que les fruits nous sont destinés.
Nous obliquons ensuite vers la côte, et en chemin, alors que nous sommes encore à 500m du rivage, nous traversons un grand désordre de troncs de cocotiers et de noix de coco innombrables. C’est là où la mer s’est arrêtée lorsque la furie de Pam a frappé l’île, pourtant protégée par son récif, et par le fait que la mer était basse au plus fort du cyclone ! Nevalas nous explique qu’ils savent maintenant jusqu’où la mer peut aller, et qu’ils savent donc maintenant qu’il leur faut reconstruire leurs maisons au-delà. En espérant qu’elle n’ira pas plus loin la prochaine fois…
Le retour se fait sur la plage, où nous passons une forme étrange et puante. Ce sont les restes d’un cachalot échoué là pendant le cyclone. La plupart de l’énorme bête a été désossée et récupérée par les habitants, et la graisse fondue ! Nous croisons aussi les enfants qui rentrent de l’école, tous habillés de leur uniforme bleu marine et bleu ciel, et qui laissent de jolies traces dans le sable après leur passage : “Good night” ou “Hello” écrit en belles lettres anglaises. Les deux villages d’Anelcauhat et d’Anawamet ont des écoles anglaises, tandis que le troisième village Omej (que nous ne visiterons pas, puisqu’il n’y a pas vraiment de bon mouillage) a une école française. Pourquoi cette variété ? Nous y reviendrons une autre fois en évoquant la curieuse histoire coloniale du Vanuatu.
Désireux de poursuivre l’exploration du coin, nous faisons le lendemain une autre ballade en compagnie de Nevalas, à l’ouest cette fois-ci. Nous passons d’autres maisons ici ou là, alors que nous suivons le lit d’une rivière en nous enfonçant au pied des montagnes. Le but de la promenade est un énorme bloc de roche volcanique sur laquelle figurent de nombreux pétroglyphes en forme de soleil ou d’animaux. Et puis nous rendons aussi à Nevalas sa clé USB. Si si, aussi incroyable que cela puisse paraître, il dispose d’un petit lecteur de DVD avec une prise USB, et il nous a demandé si nous avions quelques films à mettre dessus. D’après ce que nous comprenons, le tout fonctionne avec un vieux panneau solaire, mais la batterie étant morte, il faut regarder le film lorsque le soleil tape !
Il aurait été intéressant de passer plus de temps avec ces gens qui décident de poursuivre leur mode de vie traditionnel, fait de travaux agricoles, d’un peu de pêche et de chasse. Ils savent ce que peut offrir la vie à l’occidentale, mais comme le dit pragmatiquement Nevalas, pour vivre en ville il faut de l’argent. Ils n’en ont pas et préfèrent obtenir directement de quoi se loger et se nourrir de leur environnement qu’ils connaissent bien. Les vêtements, le savon et quelques autres articles, ils les obtiennent par le troc, et pour le reste ils ont l’air de réussir à se débrouiller dans cette économie vivrière qui contraste tellement avec notre société de consommation. Mais nous ne resterons pas plus longtemps, car le vent souffle très fort depuis notre arrivée, et si le bateau n’est pas en danger, le récif ne parvient pas à casser toute la houle. Du coup, le bateau roule sans relâche toute la nuit et nous dormons peu et mal. Nous avons donc décidé d’avancer et de voir si à Tanna nous réussirons à mieux nous reposer.
Nous effectuons alors une dernière visite, à l’école cette fois-ci, où nous rencontrons une institutrice et le directeur. Nous lui offrons quelques cahiers et stylos, qu’il accepte avec gratitude (gratitude qui nous vaudra du brocoli !). Il nous explique qu’ils en ont toujours besoin, et qu’en plus lors du cyclone, tout a été mouillé. Ils ont donc fait sécher les cahiers au soleil, mais les pages collent entre elles, sont gondolées et se déchirent. Si nous avions su, nous aurions même acheté de la craie, car les élèvent écrivent avec des bouts de craie minuscule pour les utiliser vraiment jusqu’au bout.
Le directeur insiste aussi sur le fait que d’autres éventuels visiteurs s’adressent bien directement à l’école pour leurs dons, car si le matériel scolaire est offert au chef du village, l’école n’en voit généralement jamais la couleur. Le directeur est donc particulièrement remonté contre Nevalas et son père, mais c’est une recommandation que nous avions déjà entendue et une pratique visiblement généralisée au Vanuatu. Il faut donc le savoir et nous tentons de ne pas nous immiscer dans l’inimité qui existe entre les deux hommes. C’est aussi cela la vie en petite communauté : vivre dans une île “paradisiaque” ne garantit en rien l’harmonie, bien au contraire. La promiscuité fait son œuvre, la nature humaine reste la même partout, et les hommes ont leurs caractères et leurs travers.
One Reply to “Anatomie d’une île autonome”
Merci de rendre, de nouveau, possible pour vos lecteurs à suivre de plus près votre nouveau départ! Grace à l’apparition d’illustrations non seulement en images, mais, aussi, en mots, par des anecdotes, on arrive à mieux imaginer votre quotidien. Cela nous permet à partager (un peu) vos moments de joie ainsi que vos soucies, et on se rend mieux compte de ce que vous vous êtes en train de vivre au quotidien.