Contrariétés équatoriales
Nous voici alors à l’orée du troisième et dernier tronçon de l’Atlantique Sud. Nous nous étions arrêtés aux deux escales possibles sur notre route vers le Brésil, et il nous restait alors précisément encore un tiers des 3’600 milles à avaler. La difficulté principale que l’on avait entrevue sur cette traversée, c’est qu’on s’élance pour 10-12 jours de mer avec très peu d’avitaillement frais (on a tout de même trouvé un peu de viande et quelques légumes), le dernier vrai plein datant de Cape Town un mois auparavant ! Il y a quelques articles qui permettent de tenir, comme le saucisson sec acheté au marché de Muizenberg et qui se conserve à merveille, et nous faisons germer des graines pour avoir de la verdure, sans parler de la viande que Heidi a mise en conserves et qui vient nous procurer de bons repas.
Mais il est des difficultés que l’on n’avait pas prévues. Tout d’abord, sur ce trajet nous sommes presque au plein vent arrière, et la météo prévue est plus tranquille qu’elle ne l’est en moyenne. Un peu trop tranquille, même, si bien qu’il nous faudra aller chercher le vent sur la seconde moitié du parcours. En attendant, on utilise au mieux notre garde-robe pour capter la petite dizaine de nœuds de vent. Ainsi, pendant 48h, la silhouette de Fleur de Sel sur l’horizon de l’Atlantique Sud s’arrondit grâce au gennaker qui nous permet de faire au moins une trentaine de milles supplémentaires par jour, si bien qu’en deux jours nous sommes plus proches des côtes américaines qu’africaines !
Mais les choses marchaient sans doute trop bien, et au matin du troisième jour un bruit étrange se fait entendre, suivi de claquements. La voile bleue et jaune est déchirée sur au moins la moitié de la largeur, et peu de temps après elle était affalée et le génois renvoyé à la place. Avec 900 milles restant à faire dans les petits airs, c’est dommage, car on continue à avancer, mais moins vite et de manière moins stable désormais. Il est vrai que le gennaker n’est vraiment plus tout jeune, et après rapide inspection, peut-être la voile sera-t-elle malgré tout réparable, mais en tous les cas pas en mer. Pour autant, ce n’est pas une avarie majeure, et nous mettrons un jour de plus à atteindre Jacaré, voilà tout. De plus, le vent est désormais un tout petit peu plus fort que prévu, ce qui n’est pas pour nous déplaire.
L’autre challenge pas tout à fait bien pris en compte sur ce parcours, c’est la température. En effet, depuis que nous avons atteint Ascension, nous sommes entrés dans la zone équatoriale, et nous réalisons que l’endroit où nous nous proposons de traverser l’Atlantique dans le sens de la largeur se situe sous le soleil exactement. La température dans le bateau atteint en journée des sommets difficiles à supporter, et ce n’est que la nuit où nous trouvons un court répit quotidien, le zéphyr devenant alors doux et le quart de nuit pouvant se faire torse-nu ! Ce n’est qu’en atteignant les Antilles que nous pourrons entrevoir un peu plus de réelle “fraîcheur”, mais celles-ci sont encore à plus de 2’500 milles et à plusieurs semaines de mer. Il va falloir tenir dans ce climat qui ne nous convient guère…
Comme en plus, pour manger du pain il faut bien le faire, nous essayons de choisir au mieux notre timing pour que le chauffage de l’habitacle à cause du four se fasse à un moment où l’on peut être dehors sans brûler en plein soleil. On espère alors aussi que la mer soit de la partie et permette l’ouverture des panneaux de pont, faute de quoi la chaleur mettra des heures à s’évacuer. Mais au moment de déguster la mie moelleuse et la croûte croustillante, la récompense est là, et nous répétons l’opération tous les quelques jours.
Après plusieurs jours de mer, il devient apparent que l’on gagne de l’ouest, même lentement, puisque le soleil se lève et se couche plus tard. Etonnamment, entre Ascension et le Brésil, il nous faudra absorber 3h de décalage horaire pour à peine plus de 20° de longitude, mais pour l’instant à bord nous restons en UTC, horaire qui convient mieux à nos habitudes de lève-tard couche-tard. Le matin le soleil nous indique d’où l’on vient et le soir il se couche en nous indiquant le cap à suivre. La nuit, nous naviguons désormais vraiment entre la Grande Ourse, bien visible à nouveau, et notre fidèle amie de ces dernières années, la Croix du Sud. Et s’il y a des nuits où le ciel est quelque peu voilé, il y en a d’autres où les nuages disparaissent complètement pour nous laisser un spectacle magnifique : les étoiles sont innombrables sur la voûte céleste vierge de toute pollution lumineuse, et la Voie Lactée passe au-dessus de nos têtes telle une grande arche diffuse.
Un peu après la mi-parcours, nous nous trouvons aux prises avec un courant contraire qui vient non seulement amputer notre vitesse d’un nœud au moins, mais qui vient aussi agiter la mer d’une manière désagréable au possible. Il mettra plus de 48h à bien vouloir nous lâcher, et ne sachant où aller pour tenter d’en sortir nous effectuons un bord de vent arrière exécrable, aucun de nous deux ne réussissant à trouver le sommeil tant le bateau roulait bord sur bord. Mais pour le reste, la navigation est tranquille. Nous sommes donc occupés par le réglage du régulateur d’allure et des voiles, et par la cuisine et les repas. Le reste du temps on dort, on bouquine, on écoute de la musique, on regarde des films ou on regarde simplement la mer si belle et bleue.
A mesure que l’on approche du continent, on recommence à voir quelques cargos de temps en temps, mais ils restent rares. La première route que nous croisons est celle des cargos allant de la pointe NE du Brésil à Bonne-Espérance, et c’est donc la route des mastodontes qui ne passent ni par Panama ni par Suez. On y voit des géants inimaginables : 361m de long, 65m de large et 23m de tirant d’eau ! On imagine que cinq Fleur de Sel rentrent allègrement dans le sens de la largeur de cette immense boîte en acier…
Autre chose étonnante à ce stade où il ne nous reste plus que quelques centaines de milles à parcourir : même si l’on se situe au-delà de 8°S, on ressent une très longue houle de NW qui nous provient de l’autre hémisphère et l’on calcule qu’il est cohérent qu’elle nous provienne de la grosse dépression qui a provoqué un énorme blizzard sur la côte est américaine une semaine plus tôt.
Ayant désormais empanné, nous nous calons désormais sur l’autre amure, et Fleur de Sel remonte à nouveau vers l’équateur. L’objectif de ce petit crochet vers le sud était de garder du vent en évitant une descente de la ZCIT (la zone de convergence intertropicale, alias le pot-au-noir). Effectivement, durant la nuit, nous devinons des éclairs loin dans notre nord, sans doute à 100 ou 200 milles, et nous sommes contents de ne pas être allés nous fourrer dans ces calmes entrecoupés de grains orageux. En attendant, nous rêvons d’une douche illimitée, car les seaux d’eau de mer qu’on peut se verser sur la tête ne parviennent pas à donner quelque sensation de fraîcheur que ce soit. Quant au vent qui tenait jusque là, il finit par céder et nous faisons quelques heures de moteur pour éviter aux voiles de claquer dans les houles croisées : celle des alizés dans notre est, celle de NW venant de l’hémisphère nord, et celle de S venant du Grand Sud…
L’avant-veille d’arriver, nous constatons un phénomène étrange : le soleil ne parvient jamais à se coucher tout à fait. Mais au bout de quelques heures, il faut se rendre à l’évidence, la lueur incessante dans notre ouest doit être celle des lumières de Recife, pourtant encore à 180 milles ! Incroyable… Et puis alors que Fleur de Sel zig-zague au grand-largue pour tenter de tirer le meilleur parti des rotations de la faible brise, nous franchissons le lendemain deux marques de parcours. La première et la plus importante : à 75 milles plein est de Recife, nous croisons notre trajectoire de 2010, ce qui fait de nous des tour-du-mondistes ! Et dans la nuit suivante, nous doublons le Cabo Branco, la pointe la plus orientale des Amériques.
Mais pour fêter ça, on patiente encore un tout petit peu. Au petit matin du onzième jour, nous embouquons l’entrée du Rio Paraíba. Dans le jour naissant, et préoccupé par la navigation, je n’aurais presque pas remarqué, si Heidi ne me l’avait pas montrée, la barre d’immeubles à João Pessoa, une dizaine de milles dans le sud. Vision incongrue après six semaines d’Atlantique Sud, et qui nous rappelle pourtant celle de l’arrivée sur Salvador sept ans auparavant. Pas de doute, nous sommes bien au Brésil ! La remontée du rio se fait sans heurts et nous venons mouiller devant la Marina Jacaré Village, à côté de nos amis de Ralph Rover.
Une fois l’ancre au fond, c’est l’heure de la sieste, le reste attendra ! Au réveil, on trouve des fruits dans le cockpit, cadeau de Marie et Laurent. Nous décidons de nous amarrer à la marina dans l’après-midi, et Suzanne et Robert de Maloya IV sont là eux aussi, arrivés de Sainte-Hélène la veille. Ce soir là, nous faisons la connaissance de Lucie et Nessim, d’Alcyone, et de Thibaut, et avec Marie et Laurent, nous nous laissons emmener “en ville”. La caipirinha coule à flots, car ça y est, nous pouvons fêter notre boucle, et c’est d’autant plus sympa en bonne compagnie ! Après un premier tour sur le front de mer de João Pessoa, nous continuons la soirée dans le vieux centre, la Vila do Porto, aux vieux édifices de style colonial.
A Jacaré, amarrés devant ce petit village de pêcheurs devenu rendez-vous des yachties depuis que des Européens ont installé là des infrastructures pour voileux, nous retrouvons quelque peu la civilisation, à commencer par Internet. Nous apprenons ainsi que la Guyane Française, notre prochaine escale prévue, est animée par des soubresauts et des convulsions, et nous nous mettons à réfléchir à la suite de notre programme. Nous souhaitions avant tout pouvoir y assister au lancement d’une fusée Ariane, et nous avions ainsi prévu la chose pour la fin avril depuis la fin 2016. Mais notre beau planning vole désormais en éclat, et l’idée de traverser plus rapidement vers les Antilles et éventuellement vers le continent américain prend petit à petit forme dans nos esprits, la Guyane ne voulant pas de nous. Pour ce faire, il nous faut nous documenter et faire quelques recherches, mais nous sommes aussi séduits par l’idée de quitter l’équateur plus rapidement.
En attendant, il nous faut nous occuper des sempiternelles formalités. Nous avions cependant le souvenir que le Brésil exigeait de rendre visite à plusieurs administrations sans que ce soit douloureux, et de plus de nombreux plaisanciers vantaient Jacaré comme une escale facile et tranquille. Que nenni ! Nous réalisons vite que nous allons devoir suivre un chemin de croix en trois temps : il faut passer à la Policia Federal (immigration), la Receita Federal (douane) et la Capitania dos Portos (chez la marine brésilienne), et chacun a ses qualités et ses défauts.
L’immigration est la plus proche, une demi-heure à pied, mais le préposé est une porte de prison, un maniaque qui épluche chaque tampon de chaque passeport, un escargot si bien qu’on doit passer un temps fou dans son bureau climatisé à outrance, une fois qu’il a bien daigné nous recevoir (il ne commence qu’à 10h du matin et nous a reçus vers 11h30…) La douane est la plus logiquement située, au port de commerce de Cabedelo, et le fonctionnaire est sympathique mais n’a pas toujours envie de travailler, et surtout il ferme à 13h et anticipe apparemment souvent cet horaire à 11h. La capitainerie, elle, est étrangement située à João Pessoa, ce qui nécessite de prendre le train qui ne passe que toutes les 75 minutes et que l’on manque évidemment de justesse. En revanche, les militaires sont les plus serviables et rapides. Mais vous aurez noté l’absurdité de devoir passer d’abord à l’immigration qui commence à 10h puis à la douane qui ferme à 11h, si bien qu’on passe deux jours à faire les formalités d’entrée ! A la sortie, ayant repéré ce point critique, et faisant appel aux services d’un taxi pour tenter d’arriver à temps à la douane, nous réussirons à tout faire dans la journée. Mais il est ahurissant de penser que sur nos 9 jours d’escales, nous en passerons 3 chez les officiels…
Malheureusement, nous passerons aussi quelques autres jours à ne pas pouvoir faire grand chose, car le cocktail explosif des marches en plein soleil alternées avec la climatisation ne manquera pas : nous serons l’un et l’autre mal fichus pendant toute la semaine qui a suivi ces deux jours de pur bonheur administratif. Aussi nous occuperons-nous tant bien que mal de la logistique qui était l’objet principal de notre escale, mais en petite forme. On effectue quelques visites aux supermarchés du coin, qui sont cependant si loin qu’un retour en taxi s’impose. L’eau à volonté nous permet de faire des lessives en quantité. Et Heidi effectue une belle couture de 4m sur le gennaker pour lui proposer une nouvelle jeunesse, tandis que je monte dans le gréement pour en vérifier l’état et que je bidonne le gazole pour faire le plein. Enfin, je passe sous les ciseaux de la coiffeuse du village dans le vain espoir de moins transpirer…
Nous ne visiterons rien à l’occasion de ce nouveau passage au Brésil, ne faisant qu’entrevoir la ville de João Pessoa et que rire au passage des bateaux-dansants sur le rio au coucher du soleil. On retrouve lors de cette escale un peu de l’ambiance vécue au début de notre voyage, mais sans avoir le temps d’en profiter et de nous arrêter plus que pour un arrêt dans les stands. Heureusement, il y a les copains pour mettre de l’ambiance et pour passer de bons moments. Suzanne et Robert nous accueillent pour un bon repas réunionnais, et Lucie et Nessim sont nos hôtes gastronomes pour plusieurs soirs. On passe de bons moments avec Marie et Laurent avant qu’ils ne lèvent l’ancre, et nous avons encore le plaisir d’accueillir Claire et Yves de Thala, arrivant eux aussi de Sainte-Hélène.
Cette escale a ceci de marrant que notre petite caravane, à savoir la bande de copains qui se suivent depuis l’Océan Indien, se mélange ici avec ceux qui arrivent d’ailleurs – de l’Europe et du Cap-Vert pour la plupart, mais aussi de plus au sud au Brésil. A l’image de notre boucle fêtée en arrivant, c’est le symbole qu’une page se tourne ici. Nous sommes très clairement sur la route du retour et nous envions ceux qui ont encore tant à découvrir, et que l’on doit se retenir de ne pas inonder de “conseils” pas toujours sollicités car ils doivent bien faire leurs propres expériences et construire leur propre voyage.
Et finalement, une fois avitaillés, après avoir effectué notre dernière journée de visite des officiels, nous sommes fin prêts. Pressés, même de partir, non seulement parce que la météo semble assez bonne, mais aussi parce qu’on souhaite quitter cet endroit dont le “vibe” ne nous correspond pas. Sans doute en raison de notre propre contexte, de l’incertitude apportée par la situation en Guyane aussi, et des températures assommantes, mais aussi en raison des formalités interminables, nous ne souhaitons qu’une chose, reprendre la mer, persuadés que notre grippe et notre toux finiront par s’estomper une fois partis.
Malgré notre demande à la marina, le matin prévu de notre départ, il n’y a personne pour nous assister au moment de l’étale de marée car le personnel est occupé à sortir un catamaran qui reste coincé sur la cale suite à la rupture du chariot de levage. Nous obtenons finalement de l’aide pour nous extirper de notre place (nous étions amarrés les plus proches de la berge, dans peu de fond, avec un vent de travers nous poussant sur les autres bateaux, et il était impossible de sortir facilement en récupérant nos deux pendilles sans aide). Mais c’est alors qu’un grain nous tombe dessus au mauvais moment et la manœuvre se transforme en figure de style alors que nous nous emmêlons dans les pendilles des autres bateaux. Nous finissons par nous dégager (le marinero s’étant mis à l’eau, tout de même, merci à lui !) et le soulagement est intense alors que Fleur de Sel commence à descendre le Rio Paraíba. Nous passons devant Cabedelo sous un grand ciel bleu et nous sortons du chenal en serrant bien le vent dans l’alizé de sud-est qui se lève. Des dauphins nous saluent, la traversée se présente tout de suite mieux, ouf !