Nouvelle-Angleterre : Mystic, Newport et Boston
Le courant peut être assez prononcé dans le Long Island Sound, et nous profitons donc le lendemain de notre départ de la région de New York pour bien avancer. Nous prévoyons de dormir aux Thimbles, joli amas de cailloux situés non loin de New Haven, dans le Connecticut, et hérissés de mansions typiques de la Nouvelle-Angleterre. L’endroit est effectivement pittoresque, mais voilà, le vent nous est favorable et cessera de l’être dans la journée du lendemain. Aussi choisissons-nous de pousser 25 milles plus loin, dans la baie de Niantic, que nous atteignons à la tombée de la nuit. Nous sommes ainsi bien positionnés pour parcourir le lendemain matin la dizaine de milles restante jusqu’à l’entrée de la Mystic River. Nous remontons ce magnifique ria, bordé de belles maisons, jusqu’à passer deux ponts qu’il faut faire ouvrir à la VHF. Le pont ferroviaire tourne, tandis que le pont routier se lève en basculant, et après ce double franchissement Fleur de Sel atteint Mystic Seaport, l’un des plus fabuleux musées maritimes au monde.
Ce qui rend la chose d’autant plus intéressante, c’est que nous venons nous amarrer dans le musée lui-même. Celui-ci traite principalement de l’activité maritime dans cette région de la Nouvelle-Angleterre du XVIIème au XIX siècles, et le tout est présenté dans des bâtiments d’époque qui constituent un superbe ensemble, si bien que c’est comme si on avait remonté le temps. Pour le prix de la nuitée (160$ tout de même…), nous pouvons profiter du site aussi bien pendant les heures d’ouverture qu’en dehors de celle-ci, et donc ce soir là et le lendemain matin nous aurons l’endroit pour nous, avec une splendide lumière en prime car il fait un temps magnifique.
On en apprend sur la pêche à la baleine et sur le commerce de l’époque, ainsi que sur la pêche au saumon et sur l’élevage d’huîtres, et donc aussi sur les savoir-faire indispensables à ces activités : la corderie, la voilerie, la ferronnerie, la tonnellerie, le travail du bois, les instruments de navigation, etc. Nombre d’entre elles font l’objet d’une démonstration in situ et de plus on peut visiter de magnifiques voiliers d’antan, dont le clou est certainement le trois-mâts barque Charles W. Morgan, le plus ancien navire baleinier nous étant parvenu.
Après nous être régalés pendant plus d’une journée sur place, il est cependant temps de remettre en route, et nous faisons le trajet en sens inverse : pont routier, pont ferroviaire, descente de la belle Mystic River, et nous allons trouver un abri pour la nuit à Fishers Island. Là nous pouvons enfin souffler un peu pour récupérer de la dernière dizaine de jours menée tambour battant. Tout au moins après une dernière formalité, car nous revoilà dans l’état de New York. Il nous faut donc appeler le “reporting service” des douanes américaines, car nous devons le faire (par téléphone) à chaque changement de mouillage. Il nous est parfois arrivé d’oublier une fois ou deux pendant notre séjour américain, et ça n’a pas porté à conséquence, mais il est impératif de le faire à chaque changement d’état. Ici nous sommes à la frontière entre trois états : New York, Connecticut et Rhode Island, et le douanier au bout du fil est lui-même étonné et me demande confirmation “Et ça c’est New York ???” Même si les choses se passent relativement bien, on trouve cette contrainte un peu lourdingue à la longue, surtout que rien ne semble se faire ni par VHF ni par email. Le téléphone mobile est roi…
Nous allons rester coincés deux jours à Fishers Island, d’abord par le vent contraire puis par l’absence de vent et la brume. Ne souhaitant pas passer une journée entière au moteur dans la purée de pois, nous y prenons notre temps, d’autant que Regulus nous y rejoint. Pour alterner avec le bricolage, nous faisons chez les uns et chez les autres une soirée et une après-midi à jouer et à manger. Et vient enfin l’heure où le vent revient timidement et nous permet d’avancer, sans pour autant que la brume ne se lève. L’eau est en effet très fraîche dans ces parages : comparés aux 20° dans le Long Island Sound, il n’y a que 15° environ en face du Rhode Island, et lorsque le vent souffle du SE ou du sud, on n’y voit goutte. C’est donc à l’aveugle que l’on parcourra les 35 milles jusqu’à Newport, ne discernant le balisage qu’à 200m et encore. Les ferries rapides s’évitent aisément grâce à l’AIS, mais il traîne dans le coin de nombreux pêcheurs professionnels et amateurs, et le radar tourne donc toute la journée pour nous permettre de limiter le risque de collision.
A l’arrivée à Newport, la visibilité ne s’est pas améliorée et nous manquons de peu de nous prendre un cargo. Pour être francs, c’est en partie de notre faute : nous l’avions bien repéré venant en face sur l’AIS mais nous étions restés à la limite du chenal pour navires à grand tirant d’eau. Nous serrions bien la droite du chenal, mais pas assez, ne sachant pas jusqu’où nous pouvions nous approcher du rivage que l’on ne voyait pas. Nous avons donc droit à une manœuvre en catastrophe au moment où le mastodonte surgit de la brume et une fois remis de nos émotions la visibilité s’améliore un tout petit peu pour notre arrivée, ce qui nous permet d’éviter de faire un carnage dans une régate de dériveurs ! C’est qu’à Newport, on semble naviguer par tous les temps… Une fois à l’ancre, ouf, nous pouvons souffler.
Pendant les 48 heures de notre séjour à Newport, jamais ou presque la brume ne se lèvera, et du pont photogénique qui traverser la rade, nous ne verrons au mieux que le premier tiers. On pourrait donc rester sur un souvenir très moyen, mais heureusement la ville elle-même est très chaleureuse et accueillante. Contrairement à New York ou à Boston, par exemple, il est possible ici de mouiller à l’abri facilement, il y a des dinghy docks partout pour pouvoir débarquer en annexe, et il y a un centre nautique où l’on peut prendre des douches et faire des lessives pas trop cher, et où Internet est gratuit. Bref, Newport se veut la ville des voileux et qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien le cas ! Nous sommes d’ailleurs ici sur les traces de la Coupe de l’America, et une avenue en porte le nom. Nous n’aurons pas le temps (ni le moyen de transport) pour aller faire le tour des mansions, qui seraient de toutes les façons perdues dans la brume, mais le centre-ville nous donne déjà une petite idée : en vagabondant dans cette petite cité de caractère, on découvre de nombreux vieux bâtiments qui donnent une ambiance sympathique.
C’est à ce stade-là, pendant qu’il pleut dehors, que nous faisons le choix de la suite de notre parcours américain. Nous abandonnons l’idée d’aller voir Martha’s Vineyard et Nantucket. Les courants de marée ne s’y prêtent pas cette semaine là, et après un bref passage de beau temps, la brume enveloppera de nouveau ces eaux, et nous ne pouvons pas perdre trop de temps à attendre. Dommage, c’est un peu une hérésie de snober des îles aussi mythiques, mais mieux vaut sans doute être en ville que dans la nature lorsqu’il fait un tel temps bouché. Et une ville, mythique elle aussi, demande à être découverte non loin : Boston. Comme en plus on nous y attend, nous prévoyons de lever l’ancre dès que possible.
Fleur de Sel embouque le chenal au moment où la brume commence à se déchirer sur Newport. Dehors, elle subsiste tout de même encore quelques heures, mais elle finit par se dissiper également et laisse la place à un grand ciel bleu. De loin, de très loin, nous apercevrons tout juste encore quelques mansions, mais déjà nous sommes sur le point de quitter le Rhode Island, le plus petit état du pays, état qui ne se sera qu’à peine dévoilé pour nous. Le restant de la journée est passé à remonter, à la faveur du courant portant, la longue et profonde Buzzards Bay. On laisse sur babord New Bedford, encore un grand port baleinier, que nous n’aurons pas le temps de voir et qui continuera à évoquer Moby Dick sans que l’on se fasse notre propre idée. A la place, nous atteignons ce soir là, au coucher du soleil, la petite baie de Onset, à l’entrée du Cape Cod Canal.
A l’aube le lendemain, nous voici à nouveau en chemin car il ne nous reste que peu de temps pour pouvoir passer le canal avant que le courant ne s’inverse. Courant qu’il nous serait impossible de surmonter en sens contraire, puisqu’il nous propulse à plus de 4 ou 5 nœuds au maximum, si bien que nous parvenons dans la baie de Cape Cod avant la renverse. Le restant de la journée ne sera qu’une paisible navigation le long de la côte, si l’on fait abstraction de la veille intense que l’on doit mener pour franchir de véritables champs de mines de casiers à homards ! Nous passons en face de Plymouth la célèbre – site de l’installation des premiers colons du Mayflower. Nous virons ensuite le phare de Minots Ledge, l’un des plus anciens phares construit en mer aux Etats-Unis. Le temps commence déjà à changer alors que nous approchons de Boston, et nous devons terminer l’approche au louvoyage tandis que le front se signale déjà.
Le séjour à Boston est encore plus compliqué qu’à New York pour qui ne peut se permettre les tarifs prohibitifs des marinas, mais sur la recommandation de Manara passé avant nous, nous venons mouiller dans le “Old Harbor”, bien au sud de la ville. Le yacht club situé à ce niveau accepte que l’on laisse notre annexe chez eux, et est accueillant au point de nous donner une clé du club afin de pouvoir aller et venir même en soirée : pratique ! Emilie et Laurent, qui habitent à Boston depuis trois ans déjà, nous invitent à passer une soirée super sympa chez eux et nous incitent à découcher, espérant que Fleur de Sel se débrouille bien seule. Ils nous sont d’une sacrée aide, car non contents de nous régaler chez eux, ils nous permettent de faire nos lessives, nous prêtent leur voiture et encore mille petites attentions. Nous faisons ainsi un gros avitaillement en vue de la transat et il ne nous restera plus qu’un peu de frais à acheter le moment venu.
Une fois la logistique effectuée, et ne connaissant encore Boston ni l’un ni l’autre, nous en profitons d’abord pour parcourir en voiture le quartier de Cambridge, site des prestigieux MIT et Harvard. En longeant la Charles River, côté centre-ville cette fois-ci, on passe aussi non loin de Boston University, avec une pensée pour Constance. Nous découvrons aussi les quartiers sud (“Southie”), non loin de notre mouillage. Et le lendemain, pour notre dernier jour à Boston, et après avoir rendu sa voiture à Laurent, nous comptons parcourir le centre-ville à pied en suivant le Freedom Trail. Ce parcours historique permet de cheminer d’église en monument, de statue en bâtiment, et c’est un excellent fil conducteur pour découvrir la plus historique certainement des villes américaines. Boston a été au cœur des combats pour l’indépendance (pensons à la Tea Party, à Bunker Hill, à Paul Revere, etc.) mais aussi du combat contre l’esclavage au moment de la Guerre de Sécession. Les églises sont autant de charmants lieux de culte que des bâtiments empreints d’histoire où les célèbres orateurs sont venus donner leur heure de gloire à la démocratie américaine. Tout comme à New York, de nombreuses références cinématographique autant que littéraire viennent s’entrechoquer dans nos esprits.
Nous nous félicitons donc d’être venus découvrir cette ville attachante, agréable et si intéressante. Et comme d’habitude nous sommes simplement frustrés de ne pas pouvoir y consacrer plus de temps. Et comme pour terminer en point d’orgue, au moment où nous allons nous rembarquer du yacht-club, le vent de sud souffle bien, ce qui nous garantit un transbordement pour le moins humide avant de retrouver le bord. Des membres du club préfèreraient ne pas nous voir traverser, et nous invitent chez eux pour dormir en attendant que le vent se calme. La fenêtre météo devant se présenter dès le lendemain matin, nous devons malheureusement décliner, ce qui nous empêchera de faire plus ample connaissance. Mais c’est touchés par l’accueil chaleureux des Bostoniens que nous reprenons la mer au petit matin.
Fleur de Sel se fraye alors un chemin entre les nombreuses îles de Boston Harbor, et gagne la sortie avant la renverse de courant. Et c’est finalement par un temps plus calme que prévu que nous passons à petite vitesse à l’ouvert de la baie de Cape Cod. Les casiers sont nombreux, ainsi que les pêcheurs en ce dimanche, mais bien qu’étant à l’affût, nous ne verrons aucune baleine. Elles viennent pourtant fréquenter ces parages, mais sans doute sommes-nous un peu tard en saison, dommage. La nuit tombe alors et nous poursuivons notre route vers l’ouest.
Nous traversons alors le golfe du Maine, et l’eau y est froide, bien froide même, mais le temps est magnifique et le vent clément. Nous ne pouvons alors nous empêcher de penser aux mille merveilles que nous sommes encore en train de manquer à moins de 100 milles au nord de là, car le Maine est réputé comme un bassin de croisière magnifique. Pour autant, comme depuis des semaines, des mois désormais, il nous est impossible de faire tous les détours qui s’offrent à nous car nous pourrions nous y perdre une saison entière. Il nous faut donc faire une croix dessus, ou tout au moins nous dire que ce sera pour une autre fois, peut-être, si nous avons la chance de repasser par là un jour… Adieu la Nouvelle-Angleterre, devant l’étrave se profile la Nouvelle-Ecosse !
Ecrit en mer non loin des Açores