Nouvelle-Ecosse : Joyeux 150ème Canadiversaire !
Les dernières nuits de la traversée vers la Nouvelle-Ecosse sont très fraîches : la température de l’eau descend jusqu’à 6° ! Mais nous bénéficions d’un temps radieux pendant la journée et le spectacle d’un bestiaire passionnant s’offre à nous. Des fulmars nous accompagnent tout du long, mais lorsque le vent est trop faible, ils s’arrêtent de voler et patientent sagement, assis sur l’eau. Un fou brun vient ensuite se poser un soir en tête de mât, et craignant pour la girouette et pour l’antenne VHF, nous parvenons à l’effrayer, ce qui l’incite ensuite à se poser sur le passavant. Il semble à bout d’énergie, et même lorsque nous devons l’approcher de très près (pour installer une retenue de bôme, ou pour aller en pied de mât), il ne bouge que très peu tant il semble exténué. Bob le booby (comme nous le surnommons en raison du nom de l’espèce en anglais) passera finalement toute la nuit à bord avant de repartir au petit matin, visiblement en meilleure forme (sans oublier de nous laisser quelques petits cadeaux blanchâtres sur le passavant…)
Mais le plus féérique des spectacles est celui que nous proposent des dauphins joueurs, venus nous rendre visite en pleine nuit. L’eau est alors particulièrement bioluminescente et telles des torpilles magiques nous visant incessamment, ils nous foncent dessus à grande vitesse avant d’obliquer leur trajectoire pour venir jouer à l’étrave. Le son et lumière (car on entend aussi leur cri aigu, de même que les ploufs de leurs cabrioles hors de l’eau) dure un bon moment avant que le calme ne revienne. Nous sommes bien heureux de vivre des moments si magiques !
Et une fois le jour levé, c’est un autre volatile qui nous survole : par trois fois nous passe au-dessus un avion de la garde côtière canadienne. Nous sommes étonnés de voir que les Canadiens protègent mieux leurs abords que les Américains, qui nous ont permis de partir en vadrouille en ville sans contrôle aucun. Un peu plus tard en cette journée d’approche, nous apercevons un îlot blanc au ras de l’eau par 80m de fond. Ça ne peut être qu’une carcasse de cétacé en décomposition avancée, d’autant que des oiseaux de mer tournoient autour. Les phoques sont nombreux aussi à pointer le bout de leur nez en surface, et on les voit d’autant mieux que la mer est presque lisse : le vent aura décidément été très faible sur cette traversée, et nous avons pris du retard sur le calendrier prévu.
Nous découvrons malgré tout la côte canadienne avant la tombée du jour, et nous apercevons d’ailleurs aussi à ce moment là les copains de Manara, mais pour nous l’arrivée se fera tard dans la nuit car il nous faut nous rendre directement dans un port d’entrée officiel. Nous pensions initialement nous diriger vers Shelburne, réputée jolie mais qui demande un détour important pour aller jusqu’au fond de son ria. A y regarder de plus près nous constatons que Lockeport, situé sur la côte, conviendra aussi. C’est donc là que nous mouillons vers 3h du matin, signalant immédiatement notre arrivée aux douaniers par téléphone. Rendez-vous est pris pour l’inspection dans la matinée, et après que nous ayons accosté pour quelques heures, deux charmantes douanières viennent mettre le tampon idoine dans nos passeports. On obtient surtout au passage le papier et le numéro que nous devons afficher à bord pour que les officiels qui verraient le bateau par la suite puissent vérifier que nous sommes en règle. C’est simple et efficace, les formalités canadiennes sont un plaisir.
Maintenant que nous avons fait notre entrée au Canada, il n’y a pas de temps à perdre. En effet, notre visite en Nova Scotia (Nouvelle-Ecosse) ne doit pas durer longtemps. Nous avons choisi d’y passer parce que cela ne rallonge pas beaucoup la route pour les Açores, parce que cela permet au contraire de réduire sensiblement la longue traversée (1’500 milles au lieu de 1’800 milles), et que nous pouvons au passage découvrir une nouvelle région du globe. Mais le temps ne s’arrête pas pour autant et les douanières sont toutes dépitées lorsqu’on leur affirme que l’on ne restera dans le pays que 10 jours tout au plus. Malgré la brume qui est tombée (le vent de sud s’étant enfin levé), nous levons l’ancre à la mi-journée et cela nous permet de parcourir encore une bonne vingtaine de milles.
Le soleil revient dans l’après-midi et c’est par un temps radieux que Fleur de Sel fait son entrée dans la baie de Port Mouton – le nom remonterait à l’expédition de Champlain (1604), lorsqu’un mouton du bord s’est jeté à l’eau pour gagner la terre à la nage. Le paysage est résolument nord-américain, mais les forêts de sapins sont plus denses et les résidences secondaires bien moins nombreuses que plus au sud. Nous passons là une bonne soirée de repos avant de parcourir le lendemain encore 45 milles de côte basse, rocailleuse, tapissée de conifères, et peu habitée – et pourtant, la Nouvelle-Ecosse est l’une des provinces les plus densément peuplées du pays.
En milieu d’après-midi, nous atteignons le magnifique port de Lunenburg. Il y a tant d’endroits où l’on aurait pu relâcher, mais cette petite ville est classée au patrimoine mondial de l’Unesco comme exemple historique d’une colonie planifiée et encore très bien conservée. Sachant que la météo se gâtera le lendemain, nous ne perdons pas un instant et nous débarquons sans attendre. Nous nous faisons cueillir à notre arrivée à terre par une grosse averse bien drue, mais une fois cet épisode terminé c’est sous le soleil que nous parcourons le centre-ville relativement compact, organisé en quadrillage et assis sur une colline située entre deux bras de mer. Les maisons en bois ont du caractère, les rues commerçantes font parfois un peu trop attrape-touristes, mais elles affirment toutefois leur ancienneté. Quand au port, c’est un front de mer historique, qui raconte l’époque héroïque des navires qui pêchaient la morue sur les Grands Bancs de Terre-Neuve. Après un bon repas avec la vue sur le bassin où Fleur de Sel se repose enfin un peu, nous regagnons le bord.
Notre étape suivante commence dès le lendemain matin, sous un temps gris et annoncé venteux et pluvieux. De toutes les façons nous tirons tout droit vers Sambro Island, distante de 30 milles, et la côte n’est bientôt plus qu’un mince trait gris foncé sous un ciel gris clair. C’est dommage car c’est précisément dans ce coin que semblent se situer plusieurs mouillages enchanteurs, mais il nous faut faire l’impasse sur la visite. A la place, Fleur de Sel se retrouve bientôt avec deux ris dans la grand-voile et déboule à plus de 7 nœuds vers l’est. Peu de temps avant de virer le Cape Sambro et l’île du même nom, le vent et la mer atteignent leur maximum, il pleut bien, et on se fait quelque peu secouer. Puis le vent mollit, ce qui facilite l’empannage, et nous nous dirigeons alors plein nord vers Chebucto Head, qui marque l’entrée du long chenal vers Halifax. Il reste enfin une dizaine de milles à parcourir jusqu’au fond de l’étroit Northwest Arm, où nous venons mouiller en y retrouvant Manara. Nous passerons la soirée chez eux, à évoquer entre nous des souvenirs de voyage dans le Pacifique et en Patagonie.
Pourquoi avons-nous foncé de la sorte ? Outre nos contraintes saisonnières, nous voulions être à Halifax pour la journée du lendemain, le 1er juillet. Il s’agit du Canada Day, la fête nationale, et cette année ce grand mais jeune pays fête ses 150 ans. Autant dire que les Canadiens se préparent à une grande fiesta. Nous comptons donc assister aux festivités dans la capitale provinciale et malheureusement, comme l’avait prévu la météo, le célèbre brouillard de Halifax enveloppe le port et la cité dès le matin. Cela ne refroidit ni Nicole et Jean-Luc de Manara, ni nous. Et nous voilà partis en direction de la citadelle, qui surplombe la ville et le port, invisibles dans une visibilité portant à 100 mètres tout au plus. Une troupe de fusiliers en uniforme écossais victorien effectuent une démonstration de tir parfaitement synchronisée. La fumée vient ajouter un obstacle visuel supplémentaire, mais les coups de feu, eux, nous permettent de nous assurer que notre ouïe est toujours fonctionnelle. Mais le plus cocasse est la distribution de parts de gâteau qui suit.
Dans l’après-midi, nous descendons vers le port en admirant au passage quelques monuments. Le front de mer est un endroit très accueillant et plein d’activité. On se prend juste à rêver que la brume se lève un peu pour se faire une idée du paysage alentour. Et après un arrêt repas au marché couvert, nous visitons ensuite le musée maritime provincial, qui évoque autant la pêche locale et la grande pêche au large, l’immigration venue par bateau (Halifax était la porte d’entrée principale du pays), la navigation dans les parages, le naufrage du Titanic qui eut lieu non loin, ou encore la fameuse explosion dû à une collision de bateaux et qui souffla la ville en pleine première guerre mondiale. Fourbus, nous décidons alors de ne pas attendre le feu d’artifice prévu pour le soir, et que nous imaginons quelque peu atténué par les nuages très bas. A la place, revenus à bord, nous effectuons quelques travaux de bricolage pressants.
A ce stade, la situation météo nous rend indécis. Nous entrevoyons la possibilité d’atteindre St-Pierre-et-Miquelon, mais en continuant à avancer à grande vitesse, ce qui voudrait dire passer encore plus rapidement sur la suite de la Nouvelle-Ecosse. Ou alors il nous faut traîner, ce qui nous ne souhaitons pas car la saison avance. Dernière possibilité enfin, la fenêtre météo semblant bonne, se lancer sans plus attendre à l’assaut de l’Atlantique. Finalement, ce qui va nous décider, ce sont quelques prévisions évoquant la possibilité qu’un ouragan se forme sur le nord des Antilles pour remonter ensuite la côte est et nous atterrir dessus une semaine plus tard. Nous verrons a posteriori que ce scenario ne se réalisera pas, mais il est vrai que nous sommes alors tout début juillet, et que cela est tout à fait vraisemblable, particulièrement compte-tenu du fait qu’il n’y a encore eu aucun cyclone depuis le début de la saison (fin mai). L’idée de rester coincés à St-Pierre-et-Miquelon entre brouillard, ouragan et glaces (la côte est de Terre-Neuve est alors encore prise dans les icebergs !) ne nous séduit guère, et nous décidons donc de nous lancer dans la transat.
La première mission est donc d’effectuer l’avitaillement, et celui-ci va s’en trouver grandement facilité par la rencontre que nous faisons en débarquant. A peine avons-nous mis le pied à terre que nous faisons la connaissance d’un Québécois, qui navigue habituellement en famille sur leur gros bateau à moteur, mais actuellement en escale prolongée pour regarnir la caisse de bord. Avec son fils, ils nous emmènent au Bedford Basin Farmers’ Market, à un quart d’heure de route, où nous parvenons à faire un bon plein de la cambuse, aussi bien en jolis fruits et légumes qu’en viande (qui plus est empaquetée sous vide, ce qui est fabuleusement pratique pour partir en traversée). Nous sommes comblés par tant de gentillesse spontanée et nous ne savons comment remercier nos chauffeurs.
Puis, pour notre sixième et dernière nuit canadienne, le Shearwater Yacht Club accepte de nous accueillir gratuitement. Il est situé à Dartmouth, juste en face de Halifax et derrière McNabs Island, et nous nous y rendons donc dans l’après-midi. Sur place, nous pouvons faire nos dernières lessives, remplir le réservoir d’eau, prendre de bonnes douches chaudes, passer une bonne nuit, faire les derniers préparatifs, rangements et vérifications (notamment l’inspection du gréement). Enfin, nous pouvons aussi y jeter nos ordures, en plus de notre annexe semi-rigide, dont nous nous séparons là : le collage entre le fond et les boudins était devenu impossible à réparer et après de nombreuses tentatives infructueuses, nous étions désormais obligés de faire avec une annexe pieds dans l’eau que nous surnommions le pédiluve. Bref, il nous fallait systématiquement débarquer en bottes et il était devenu très compliqué de transporter quelque chose en le gardant sec (l’avitaillement, entre autres). Le pont sera désormais à nouveau dégagé en mer, ce n’est pas plus mal.
Dans l’après-midi de ce 3 juillet, donc, Fleur de Sel quitte Halifax par le Eastern Passage, qui débouche en mer par un petit détroit peu profond que nous franchissons à la faveur de la marée haute. Le vent souffle fraîchement une fois dehors et Fleur de Sel s’installe vite dans un bon rythme, mais pas trop sportif heureusement car nous sommes au portant. Pendant quelques dizaines de milles nous restons en vue de la côte, tout en nous en éloignant progressivement, et elle finit enfin par disparaître dans la nuit. Le vent s’assagit alors mais il continue à nous propulser gentiment. Le lendemain au lever du soleil, nous sommes seuls, mais nous n’en avons pas fini avec le Canada !
Nous profitons d’un admirable beau temps suffisamment rare dans ces parages pour être souligné, et à mesure que le vent mollit en fin de journée, nous sommes obligés d’incurver notre trajectoire si bien que nous arrivons bientôt dans la zone des plateformes pétrolières de l’Ile de Sable. Nous pensons que cela passera sans encombre à 1 ou 2 milles de ces pylônes gigantesques quand on nous demande à la VHF de garder une distance de sécurité de 5 milles au minimum ! Cela contrarie un peu nos projets car des zones d’exclusion aussi étendues entre des plateformes distantes de 15 ou 20 milles, cela laisse peu de place pour passer, surtout lorsque le vent n’y met pas du sien. Mais de toutes les façons, comme les prévisions l’avaient annoncé, dès l’arrivée de la nuit le vent nous lâche et nous effectuons la suite du slalom au moteur, en faisant en sorte de nous trouver au petit matin à proximité immédiate de l’Ile de Sable.
Cet endroit mythique s’offre à nous comme il a dû se dévoiler à tant d’autres, c’est-à-dire au dernier moment. La brume qui enveloppe l’île de manière très habituelle fait qu’on n’aperçoit ses dunes qu’à très faible distance. Telle un grand croissant de sable, elle s’étire sur une vingtaine de milles de long, et constitue donc un obstacle de taille. Le résultat ? Il s’agit du plus important cimetière de bateaux de l’Atlantique, et on ne compte plus les frégates, les pêcheurs, les cargos, les voiliers et autres navires en tous genres qui s’y sont échoués, fracassés, démembrés – et certains encore récemment, malgré le GPS. Pourquoi tant de brume par ici ? L’île est baignée par les eaux du Gulf Stream dans son sud, et par celles du Courant du Labrador dans son nord. Un mélange chaud-froid-humide qui ne rend pas l’air particulièrement limpide, bien au contraire !
Il nous est impossible de nous arrêter sur place, ni même de nous approcher plus près de l’île, la houle venant briser en rouleaux, mais le spectacle est néanmoins unique car nous voyons le soleil se lever sur les dunes encore embrumées de sommeil. Les oiseaux de mer s’en donnent à cœur joie, attirés là sans doute par une vie sous-marine abondante. Et finalement, après avoir longé l’Ile de Sable pendant quelques milles au moteur, nous touchons enfin le vent de nord-est promis par la météo. Ressortant alors le génois, nous obliquons vers le sud-est, et c’est alors que les kilomètres de sable s’estompent rapidement dans l’air humide malgré le ciel bleu. C’est alors, donc, que nous nous lançons véritablement dans le grand océan en perdant de vue le Canada abordé très (trop) rapidement. Mais comme nous n’avions initialement pas prévu d’y passer, nous sommes néanmoins très contents d’avoir pu découvrir ce nouveau pays, et le fait d’y être pour l’aider à souffler ses 150 bougies était un bon prétexte.