Géométrie colorée dans le triangle des Açores
C’est à une belle nuit de navigation que nous avons droit pour rallier Faial au départ de Flores. Une nuit où l’on doit serrer le vent de près, puisque le vent de sud choisit d’y ajouter une composante est, mais comme il ne souffle pas trop fort et que la mer est calme, c’est presque une partie de plaisir. Lorsque les oscillations du vent le permettent, on grappille un peu au vent et lorsque le vent refuse à nouveau, nous suivons la rotation pour ne pas perdre en vitesse. Durant toute la nuit, nous réussissons à tenir tête à nos amis hollandais de Kairos et de Schorpioen, dont l’AIS nous révèle la position quelques milles sur notre tribord arrière (tandis que eux ne savent pas que nous sommes là !) Au lever du jour, nous subissons le passage d’une petite ligne de grains inattendue mais relativement inoffensive, et nous commençons ensuite notre approche sur l’île de Faial. Tout en sachant qu’en laissant porter nous devrons par la suite nous battre contre le vent le courant, nous décidons néanmoins de ne pas faire du près serré et de passer au pied de la Ponta dos Capelinhos, la pointe ouest de l’île et site de l’éruption volcanique de 1957-58.
Le paysage que nous y découvrons est spectaculaire. La haute pointe que nous abordons n’existait pas il y a 60 ans. Plusieurs kilomètres carrés ont surgi de l’eau sous forme de lave et de cendres, reliant le nouvel îlot à la terre, et Fleur de Sel longe maintenant l’isthme en question. A peine plus loin, sur ce qui était alors l’ancienne extrémité occidentale de Faial, on découvre l’ancien phare qui ne sert plus aujourd’hui puisqu’il est masqué de la mer par le nouveau volcan que nous venons de voir. Nous poursuivons ensuite le long de la côte sud de Faial et comme prévu nous devons batailler au moteur contre les éléments. Ce n’est qu’en virant la grosse pointe carrée et blanche de Castelo Branco que nous pouvons allonger la foulée. Mais à peine engagés dans le Canal do Faial, nous retrouvons le courant contraire tandis que la marée devrait au contraire nous être favorable. Heureusement, nous ne sommes plus qu’à un mille de Horta, que nous apercevons désormais. Et quelques instants plus tard, après être passés sur le quai de réception pour nous enregistrer et pour faire nos formalités, nous venons glisser Fleur de Sel dans une place bien protégée de la célèbre marina de Horta – l’une des plus visitées de la planète.
Kairos et Schorpioen sont arrivés respectivement une heure et une demi-heure avant nous, tandis que Regulus et Ralph Rover nous rejoignent deux heures plus tard et le lendemain en provenance de l’île de São Jorge. Autant dire que toute la bande ne tarde pas à être réunie, si bien que pendant une semaine nous allons enchaîner les moments ensemble. A commencer par l’incontournable fresque au nom du bateau : il est traditionnel aux Açores, particulièrement à Horta, de laisser une trace peinte de son passage, sous peine de malchance (à ce qu’on dit superstitieusement). Pendant notre séjour, plusieurs jours sont consacrés à la recherche d’emplacements convenables (les peintures sont vraiment innombrables et il reste peu d’endroits disponibles), et à cette occasion nous repérons les œuvres de copains passés ici avant nous. Puis Heidi passe plusieurs demi-journées à composer un joli tableau, tandis que Marie et Laurent symbolisent leur Ralphy autour du monde et que Sothy et Christophe reproduisent le Petit Prince de St-Exupéry. Quant à Saskia de Schorpioen, elle nous fait la démonstration de ses compétences de professeur d’art.
Horta est une petite ville sympathique, et nous l’arpentons vers les collines du sud, vers le marché au nord, ou vers le supermarché à l’ouest. Nous ne manquons pas de nous rendre au Café Sport (alias chez Peter), célèbre taverne à marins ayant un siècle d’existence. Malheureusement, nous constatons que le charme et l’authenticité de ce haut-lieu de la plaisance semble s’être évaporé avec le développement du tourisme aux Açores. Nous ressortons de là déçus après avoir attendu deux heures un poisson pas assez cuit. Heureusement, nous passons d’autres soirées agréables, l’une à déguster une bonne pierrade de viandes et poissons açoriens, l’autre chez Carla et Henk qui nous régalent à bord de Kairos, une autre sur Regulus, et encore une autre chez les Ralphy. Les rires y vont bon train, et les histoires des uns et des autres nous mènent parfois tard dans la nuit.
Question balades, nous parvenons, avec Sothy et Christophe, à louer pour une journée la dernière voiture disponible sur l’île – en effet, si nous sommes plutôt tard en saison pour les yachties, ce qui est pratique car les marinas ne sont pas trop pleines à craquer, en revanche nous sommes en pleine saison estivale européenne, et nous constaterons vite que louer une voiture est toujours une affaire peu évidente.
Nous parvenons, dans le temps imparti, à nous rendre au sommet de l’île et à faire le tour de la très belle caldeira parfaitement circulaire. La coopération de la météo n’ayant été que partielle, nous avons fait une partie dans les nuages, mais la moitié nord de l’île était sous le soleil et nous avons eu de beaux coups d’œil sur le versant septentrional et sur les hortensias qui le recouvrent. Faial porte le surnom de Ilha Azul, l’île bleue, et la raison en est ici manifeste – quoique paradoxalement Flores soit bien plus encore le paradis du magnifique hortensia bleu. Après un pique-nique dans une agréable forêt ombragée, nous passons l’après-midi de retour à Capelinhos, la pointe ouest déjà abordée par la mer. La visite côté terre est tout aussi saisissante, avec des vues plongeantes magnifiques, notamment sur le phare désaffecté. On y constate sans peine que le sol parfaitement inculte et presque lunaire est fait de cendre friable. Comme à chaque fois au cours de ce voyage où nous avons pris la mesure de la puissance de l’activité volcanique et sismique de notre petite planète, on en reste songeurs…
Un autre jour, nous partons à six avec le ferry, direction l’autre côté du canal. Car oui, dans les premiers jours c’était encore chose peu évidente à constater dans toute son ampleur, mais à la faveur de la météo désormais plus ensoleillée, le fait éclate désormais au grand jour. Immédiatement en face de Faial, à moins de 5 milles, se situe l’île de Pico, ainsi nommée car elle est dans la majeure partie constituée d’un grand volcan de forme conique quasi-parfaite. Le Pico Alto, c’est son nom, atteint 2’351m, et c’est à ce titre le point culminant des Açores, de tout le Portugal, et de toute la dorsale océanique médio-atlantique (plus haut que l’Islande et Tristan da Cunha !). Une fois dévoilé il constitue le parfait arrière-plan au port de Horta, où nous laissons les bateaux (le tarif du ferry est modique et les ports de Pico peu protégés).
Malheureusement, impossible de trouver une voiture disponible sur l’île, même en s’y prenant plusieurs jours à l’avance, et de toutes les façons l’expédition pour atteindre le sommet aurait sans doute été trop pour nous. Pas de coup d’œil rapproché, donc, sur le cratère de Pico Alto, ni sur le Pico Pequenho, le petit cône qui se dresse sur le sommet du grand. Nous optons à la place pour une belle randonnée vers le sud au départ du port de Madalena. Passées les piscines d’eau de mer naturelles et moins naturelles (zut, nous n’avons pas pensé à prendre nos maillots de bain !), nous y parcourons surtout les extraordinaires vignobles classés au patrimoine mondial de l’humanité. En effet, les pieds de vigne poussent à l’abri de petits murets, agencés un peu à la façon de “cubicles” de bureau, mais bâtis en pierre de lave. Ils ont un effet régulateur sur la température et protecteur du vent et des éléments, et le quadrillage du paysage qui en résulte est tout à fait unique. On n’ose pas imaginer en revanche le travail que c’est de cultiver ces vignobles caillouteux et pentus. Une chose est certaine : avec toute cette roche archi-noire, on sait pourquoi Pico est surnommée Ilha Preta, l’île noire…
Vient ensuite le moment de bricoler et travailler un peu, chacun réparant et préparant son bateau pour la suite et fin du voyage. Et enfin, après près d’une semaine d’escale dans ce carrefour de l’Atlantique, il est temps de se mettre en branle. Regulus est le premier à appareiller, s’élançant pour Lisbonne sur la route du retour vers le Midi sous les coups de corne de brume et les vivats de ceux qui restent. Nous les suivons de près, mais pour une navigation bien plus courte, tandis que nos autre compères prolongent un peu leur séjour. Après quelques heures de vent d’abord faible, puis un peu plus dynamique, nous atteignons ce soir là Velas, sur l’île de São Jorge. Cette dernière est la troisième des îles dites “du triangle”, sans doute en raison de leur proximité : sauf temps bouché on voit l’une de l’autre. En fait, nous ne tarderons pas à nous rendre compte que par beau temps, de São Jorge on peut même voir Terceira et Graciosa, ce qui fait cinq, mais chut, cela mettrait à mal l’idée du triangle. En plus, São Jorge est un long serpent montagneux de 30 milles de long, et donc le triangle aurait une sommet un peu aplati, mais ce n’est pas grave, c’est de la géométrie alternative. Et puis de toutes les façons le véritable triangle de Pico reste face à nous, sous un angle différent mais toujours aussi impressionnant lorsque les nuages le laissent se dévoiler.
Velas est une jolie petite ville, son église et son square sont tout proprets, encore plus que ne le sont le reste des Açores pourtant déjà fort agréables. Surtout, il semble que ce soit le haut-lieu aux Açores de la calçada, le dallage des trottoirs en mosaïque. Cet art urbain est ici extrêmement poussé avec de nombreux motifs magnifiques. L’autre caractéristique du port de Velas, c’est qu’il est situé au pied d’une belle falaise, et qu’ici plus encore qu’ailleurs nous sommes donc aux premières loges pour assister au concert des puffins cendrés (cagarro en portugais). Ces oiseaux de mer relativement grands nichent dans la paroi, et tandis qu’en mer ils volent gracieusement et en silence, à terre ils vocalisent volontiers. Le matin et le soir nous avons donc droit à un concert (supportable, tout de même) d’appels relativement comiques. Nous ne tardons pas à les surnommer les “oiseaux-kazoo”, ce qui peut vous donner une idée du bruit qu’ils émettent.
Nous passons donc quelques jours dans cette petite ville tranquille, et nous parvenons ici à louer une voiture pour 24 heures. Après l’avoir récupérée en soirée, nous en profitons pour effectuer notre première excursion le soir même, en nous rendant à la pointe nord-ouest de l’île. Sur les hauteurs, nous découvrons ici encore de nombreuses haies d’hortensias, et nous admirons les nombreux pâturages sur le plateau central, qui font de São Jorge une île particulièrement renommée pour son élevage de bœuf. Puis il nous faut emprunter une piste de terre rouge (São Jorge est surnommée Ilha Vermelha, l’île rouge) pour atteindre le phare désaffecté. Ce n’est pas celui-ci, plutôt moche, qui nous intéresse, mais surtout la vigie baleinière, un point de vue magnifique où l’on est entourés par la mer sur 270°, ce qui explique sa position parfaite pour repérer les cétacés, que ce soit du temps où ils étaient chassés ou bien aujourd’hui pour les observer. Mais pour nous, toujours pas de baleines depuis le début de notre séjour açorien. Sans doute sommes-nous un peu tard en saison ?
Le lendemain, nous avons la voiture pour toute la journée, et nous allons nous en donner à cœur-joie. Seul le sommet ne voudra jamais se départir de sa calotte nuageuse, et nous ne nous y rendons donc pas. En revanche, nous sillonnons à peu près toutes les routes de l’île, en nous rendant jusqu’à la pointe sud-est, à Topo, où la terre est ici encore très rouge. Nous y admirons le joli phare et l’îlot qui déborde la pointe, et en route nous faisons quelque achat à la fromagerie de Lourais, et nous admirons au passage les magnifiques falaises basaltiques autour de Urzelina, ainsi que l’église détruite par la lave et dont il ne reste plus que le clocher. Mais la particularité de São Jorge, ce sont ses fajãs. Nous avions déjà rencontré ces formations géologiques à Flores, mais ces petites langues de terre basses côtières sont particulièrement nombreuses ici en raison de la forme étroite et allongée de l’île. Nous en visitons un nombre certain, tout au moins celles qui sont accessibles en voiture, parfois en empruntant des routes bien sinueuses et pentues (le revêtement impeccable n’entraînant toutefois aucun danger). Certaines d’entre elles sont particulièrement belles et spectaculaires, comme la Fajã do Ouvidor et la Fajã das Cubres sur la côte nord.
C’est après cette visite de l’île que la météo décide de nous faire une petite saute d’humeur. Il est prévu que l’anticyclone des Açores parte faire une excursion dans le nord, si bien que le vent semble devoir passer à l’est, et ce pour une longue durée (cela durera en fait deux semaines). Si nous voulons pouvoir visiter d’autres îles de l’archipel sans rester coincés longtemps par le vent contraire, il nous faut modifier notre projet. Plutôt que d’avancer de proche en proche, il nous faut désormais frapper un grand coup et faire le grand saut vers l’est de l’archipel avant la renverse. C’est la raison pour laquelle nous quittons São Jorge sans traîner, profitant ainsi de la bonne brise d’ouest avant qu’elle ne meure. Fleur de Sel s’éclate durant cette nuit de navigation, déboulant vers l’est souvent à plus de 7 nœuds, et laissant derrière elle le triangle d’îles colorées et son grand cône volcanique.