Loin de tout, le courant passe
Les Iles Féroé ne sont pas à proprement parler un archipel perdu. Elles sont tout juste un peu reculées, si l’on compare à d’autres cas plus extrêmes, comme Tristan da Cunha ou Pitcairn, dont les communautés vivent véritablement en autarcie. Cela dit, le sentiment que laisse cet archipel attachant est tout de même empreint d’un peu d’isolement, même si les Féroiens sont loins d’être seuls. Tout d’abord ils sont plus de 48’000 ! La population d’une jolie ville, tout de même. Mais en plus, ils ont de vrais voisins. Les Ecossais tout d’abord, les plus proches physiquement (à peine 200 milles les séparent, soit 350 km), même si les Hébrides, les Orkney et les Shetland, les trois archipels les plus proches, ne sont guère plus peuplés. Mais aussi les Islandais, qui sont eux aussi d’origine nordique, et dont la langue est proche du féroïen.
Néanmoins, l’expérience que nous auront faite de ces îles nous aura prouvé que malgré tout, les communications ne sont pas faciles. Car les 200 milles à faire vers l’Ecosse demandent pour un voilier moyen deux bons jours environ. Et si c’était chose faisable pour traverser la Mer du Nord au mois de juin, c’est beaucoup moins évident entre les Féroé et l’Ecosse fin août. A cette époque, l’été bat son plein sur les plages méditerranéennes, mais le mois d’août signifie dans l’Atlantique Nord le retour des dépressions d’automne.
De plus, lorsque des ouragans comme Bill s’en mêlent, en perturbant tout le flux de la côte est américaine jusqu’à l’Europe, nous avons pu constater que des dépressions majeures viennent alors traverser l’océan quasiment en droite ligne de Terre Neuve aux Féroé. Ces îles sont sans doute situées sur l’une des routes les plus exécrables de la planète, et parcourures par des courants violents, ce qui complique singulièrement la donne ! Si la situation est compliquée en août, comment s’imaginer les conditions en plein hiver ? Nous nous posons encore la question…
C’est peut-être ce qui rend les féroiens très aimables, bien que l’isolement provoque sans doute également en eux de la timidité. Presqu’à chaque fois que nous sommes arrivés dans l’un des petits ports qui jalonnent l’archipel, des passants sont venus voir notre bateau, avec insistance parfois, mais sans rien dire. Un peu intimidant, c’est certain, car on a l’impression d’être une bête curieuse. A leur décharge, les ports des Féroé où il y a beaucoup de passage, cela signifie 20, peut-être 30 voiliers par an ! Alors nous avons été avidement dévisagés, poliment bien entendu. Souvent, des voitures venaient même faire un détour sur les quais pour voir quel était le voilier qui était là, et puis s’en repartaient sans demander leur reste.
D’autres, cependant, plus loquaces ou moins timides, se lancent dans une conversation, et les gens sont alors tout à fait charmants. Donnant tous les renseignements qu’il faut, et nous souhaitant bienvenue et bon voyage pour notre retour vers le sud, après avoir mentionné leur admiration pour notre parcours. La plupart des voiliers qui visitent les Féroé, et on a vu qu’ils étaient peu nombreux, le font en chemin vers l’Islande ou au retour. En venant de Norvège, nous faisons exception, et le port de Klaksvík, au nord-est, n’a pas l’habitude de dédouanner les voiliers. Mais peut-être que plus que de l’admiration pour notre périple, c’est surtout de la gratitude que les Féroïens expriment. Comme s’ils remerciaient les équipages de passage de leur rendre visite, et de ne pas oublier qu’ils existent.
Vous êtes nombreux à nous avoir dit : “Les Iles Féroé ? Ah oui, ils ont même une équipe de foot !”. Effectivement, c’est le cas, et c’est à peu près la seule chose qui soit connue du monde extérieur. Car leur statut de dépendance danoise fait qu’ils ne figurent sur aucune carte comme un pays en soi. Et pourtant, l’archipel est l’un des pays constituants le Royaume du Danemark, au même titre que le Grœnland et le Danemark proprement dit. Les Féroïens se sentent Féroïens, et non pas Danois.
Nous n’avons pas vu une seule fois flotter le pavillon danois rouge et blanc. C’est le pavillon féroïen, également en forme de croix scandinave, mais rouge encadrée de bleu sur fond blanc, qui flotte à la place, y compris à la poupe des bateaux. En fait, l’archipel avait été colonisé par des populations d’origine norvégienne ayant émigré des Shetland, Orkney et Hébrides, qui étaient alors elles aussi sous tutelle norvégienne. Mais le Danemark a conservé la souveraineté sur les Féroé lorsque la Norvège s’est libérée de son union avec le Danemark. Autre exemple de particularisme, la devise utilisée est la couronne féroïenne, interchangeable une pour une avec la couronne danoise, mais dont les billets sont agréablement dotés d’aquarelles des paysages grandioses de l’archipel, plutôt que du monarque en lequel seul la moitié de la population se reconnaît.
Tel est bien le dilemme des Féroïens. Une moitié des habitants souhaiterait devenir indépendants, afin de “commencer à exister”, et étant persuadés qu’ils s’en sortiraient aussi bien seuls. Le niveau de vie est d’ailleurs très élevé, les prix sont encore plus chers qu’en Norvège, et le taux de chômage oscille autour de 1%… Les travailleurs polonais viennent même apporter la main d’œuvre manquante ! L’autre moitié, sans être plus attachée que cela à la “mère patrie”, estime que se priver de l’appui danois serait contre-productif, et prône si ce n’est le statu quo, tout au moins la patience. Ils se rappellent peut-être aussi que le Danemark est venu en aide aux Féroé pas plus tard qu’il y a 15 ans, lorsque l’archipel traversait une crise économique majeure.
Le quotidien féroïen est cependant loin de ces aspirations politiques. Il est loin de tout, en fait ! Une seule compagnie aérienne dessert l’aéroport sur l’île de Vagur, en le reliant à Copenhague (évidemment) ainsi qu’à l’Islande. Mais pour se rendre en Ecosse, ou en Norvège, c’est autrement difficile, puisqu’il n’y a aussi qu’une seule liaison par ferry : le Norrønna effectue des rotations avec entre Islande et Danemark, mais pas vers les deux autres voisins.
Pourtant, on ne manque de rien aux Féroé. On y trouve aussi bien des fruits néo-zélandais ou chiliens, que du beurre danois ou de l’électronique asiatique. En plus du poisson féroïen, évidemment. Et malgré ce marché mondial à la porte de chacun, les touristes ne sont pas légion. Il faut dire que les marcheurs, ornithologues et grimpeurs doivent braver le climat particulièrement humide. En plus de la pluie qui n’a rien d’occasionnel, on peut se faire happer en un rien de temps par les nuages. Et pourtant, les Féroïens ne lésinent pas sur les moyens, avec un office tourisme dans chacune des villes clés. Le personnel y est toujours courtois et d’une aide efficace. On sait recevoir, aux Iles Féroé.
Après plus de deux semaines, nous nous sommes malgré tout enfuis de ce petit bout du monde tout proche de chez nous (relativement !). La saison, nous l’avons déjà dit, avance. Et pourtant, nous sommes restés plus longtemps que prévu. La saison justement… Les coups de vent se sont mis à valser dans notre direction, nous clouant cinq jours durant à Tórshavn, et encore deux jours à Tvøroyri. Nous avons donc saisi la première occasion valable, 60 heures de quasi-répit, pour nous enfuir.
Pas que la chaleur discrète des habitants et le grandiose des paysages nous ait déplu. Mais le vent, les courants et les vagues en feraient un formidable piège. De quoi transformer ce petit monde pas si lointain en une cage dorée isolée par les éléments. Nous avons profité des courants pour nous faire catapulter vers l’Ecosse, en route pour le sud. Le courant qui passe bien avec les Féroé. Adieu ! Difficile de savoir si nous pourrons revenir un jour, tant cette expérience aura été exigeante. De loin la plus difficile des destinations de notre périple, du moins pour l’instant…