Trans-Pâques, épisode final
Nous voilà enfin sortis du piège. Fleur de Sel n’est plus soumise aux à-coups des aussières, et vogue au contraire maintenant sur une haute mais belle houle. Bien que nous nous faisions toujours ballotter par la mer, les mouvements sont maintenant souples et beaucoup plus normaux pour un bateau. Il nous faut encore une petite heure pour tout remettre en ordre à bord : lover tous les cordages, dégonfler et arrimer l’annexe sur la plage avant, ranger tout ce qui traîne encore dans les coffres. Tout cela afin de remettre le bateau en état de naviguer, chose qu’il n’était pas possible de faire en quittant Hanga Piko tant il fallait larguer les amarres et franchir la passe le plus vite possible. C’est donc à peu près au moment où le soleil décline que l’excitation retombe à bord, et Heidi prend le premier quart de bannette sans tarder. Car après une semaine à Rapa Nui, nous sommes tout sauf reposés. Et pourtant, la deuxième étape de cette transpac nous attend.
L’Ile de Pâques est l’une des îles les plus isolées de la planète. La plus proche terre habitée est l’île de Pitcairn, à 1’100 milles et peuplée d’une cinquantaine de personnes à peine. Les Gambier sont à 1’400 milles environ, et Juan Fernandez est déjà à 1’650 milles à vol d’oiseau. Nous sommes donc bel et bien au milieu de nulle part, et loin d’être arrivés. Une fois la nuit tombée et Rapa Nui disparue dans la pénombre, il ne reste que l’immensité du Pacifique, que l’étrave de Fleur de Sel fend pour la laisser se refermer autour de nous dans son sillage.
Heureusement que nous avons enfin réussi à sortir du seul “port” de l’île, car les conditions sont idéales pour avancer. Malgré le roulis revenu s’installer à bord, le vent d’ESE nous porte vers l’ouest, et dès la fin de la nuit Fleur de Sel laisse l’aiguille du compteur s’installer au-dessus des 6 noeuds pour un bon moment. Quelques grains imposent la prise du deuxième ris dans la grand’voile, mais les 13 et 14 août nous alignons deux journées consécutives à plus de 150 milles en 24h. Pour Heidi quelque peu malmenée par ce retour en mer pour le moins inconfortable et sportif, c’est au moins une consolation. Il est difficile de cuisiner, difficile de faire quoi que ce soit, même, tant tout valse à la moindre occasion. Mais il fait beau, et on observe la température de l’eau et de l’air augmenter de jour en jour.
Le 13 en fin de journée, pour la première fois depuis que nous avons quitté Valdivia, le récepteur AIS retentit, et nous signale un cargo que nous n’avions pas encore repéré dans le reflet du soleil. Le “Forest Kishu” semble se diriger droit sur Chiloé, qui parait maintenant si loin derrière nous. Ce soir là nous empannons, car le vent tourne progressivement à l’ENE, et nous souhaitons gagner du nord en prévision du passage d’un front qui devrait être sur nous 48 heures plus tard.
Quelques passages de grains suivis d’un grand beau temps, et Fleur de Sel court sur une mer toujours bien agitée d’une part par les 20 noeuds de vent qui soufflent et d’autre part par la majestueuse houle de SW qui vient sans vergogne s’étendre jusqu’aux 25°S auxquels nous nous situons. Aucun doute n’est possible, nous avons d’ailleurs pu nous en rendre compte à Rapa Nui : en hiver, le mauvais temps et la houle débordent allègrement des quarantièmes dont ils font la réputation, et c’est pourquoi nous jouons ainsi à saute-mouton, faisant un écart vers le nord lorsqu’un front passe, dans l’espoir de le franchir dans sa partie plus modérée.
Les nuits sont baignées du clair de lune, ce qui est bien pratique pour repérer les éventuels grains, et tôt le 16 août elle disparait justement derrière la masse nuageuse. Alors que nous franchissons justement les 120°W, encore une ligne importante, nous sommes maintenant aux confins des cartes météo chiliennes, néo-zélandaises et américaines, que nous tentons de recevoir à tour de rôle. Du coup, il est bien difficile de se faire une idée du système qui nous passe dessus, et le lendemain nous voici au près, dans une mer heureusement pas trop musclée. Ayant troqué le roulis contre la gite, il est toujours difficile de cuisiner. Il nous faudrait pourtant faire du pain, et préparer des repas un peu plus conséquents que les plats de pâtes ou de riz plus faciles à faire lorsque ça bouge trop. Malgré une cuisson un peu trop longue, les muffins à la banane que je prépare pour utiliser les bananes qui mûrissent trop vite seront malgré tout appréciés à leur juste valeur, sans doute en raison du fait qu’ils ont été préparés dans des conditions un peu pénibles.
Au matin du 17 août, le vent souffle maintenant du sud. Malheureusement, selon les prévisions, cela ne devrait pas durer puisque l’anticyclone fait route droit sur nous, et devrait nous priver d’air pendant un moment. Nous décidons alors d’obliquer un peu vers le sud, et de faire route vers Ducie. L’archipel de Pitcairn compte quatre îles, dont la plus proche est un atoll inhabité, sans doute le plus à l’est du Pacifique. Ce temps calme nous imposera tôt ou tard de faire du moteur si nous voulons atténuer l’effet de la houle qui nous fera rouler. Autant en profiter pour approcher cette île déserte et rarement visitée. Et peut-être réussirons-nous même à y passer la nuit au mouillage ?
En fin de journée, le vent nous a définitivement abandonné et non seulement nous n’avançons plus beaucoup, mais les voiles claquent. Nous voilà partis pour 24 heures de moteur. Au matin la mer est d’huile, à peine animée par les longues ondulations maintenant lisses de la houle. Le soleil se lève sur un ciel serein et nous passons la journée bercés par le ronronnement du moteur diesel. Le pain préparé par Heidi fait l’objet d’une attention toute particulière au petit déjeûner, et nous enchaînons maintenant les petits plats préparés avec la montagne de légumes offerte à Rapa Nui !
En fin d’après-midi, comme prévu, une ondulation fixe sur l’horizon se détache devant l’étrave parmi les longs trains de houle. En s’approchant un peu, elle prend une teinte verte et or, qui tranche sur le bleu profond. C’est la première fois que nous voyons un atoll, ces îles annulaires guère plus hautes qu’une plage, et surmontée de quelque végétation. Les oiseaux, qui avaient presque déserté la région, se font subitement plus nombreux. Enfin, nous approchons suffisamment pour discerner les brisants, impressionnants. Pour nous, mis à part le court passage aux Abrolhos, c’est aussi la première navigation dans le corail. Pour l’occasion, nous avons aussi ressorti le Red Ensign, notre pavillon de courtoisie britannique qui n’avait plus flotté depuis l’Ecosse et les Scilly…
Le vent revient maintenant gentiment du nord, mais à moins de 5 noeuds. Ca devrait donc être parfait pour orienter le bateau et le tenir au mouillage sans qu’il ne tangue trop non plus. La passe est infranchissable car très peu profonde et ouverte au SW, c’est-à-dire face à la houle. Aussi nous faut-il donc plutôt trouver un endroit où jeter l’ancre sur la côte nord, à l’extérieur du récif. Essayant de “calibrer” les couleurs de l’eau avec le sondeur, nous avisons finalement une tâche relativement claire dans une quinzaine de mètre d’eau. Avec un peu de chance ce sera du sable, mieux que du corail. Par sécurité nous ajoutons un orin sur l’ancre, au cas où elle s’engage. Et quelques minutes plus tard, nous voici donc mouillés en face d’une superbe plage de sable blanc, défendue par de gros blocs de corail, et surmontée de petits arbres. Eux-même sont survolés par une nuée d’oiseaux, au sein desquels nous distinguons des sternes, des fous, des frégates, et peut-être même quelques pailles-en-queue. Ce n’est, certes, pas le mouillage le plus confortable, mais au moins cette nuit nous dormirons tous les deux, après un apéro et un dîner dont nous nous délectons dans ce cadre inédit. Au passage, nous recalons nos montres sur l’heure de Pitcairn, UTC-8 soit maintenant dix heures de décalage avec l’Europe…
Le lendemain matin, au réveil, une baleine vient souffler non loin de l’île, avant de sonder. Un peu plus tard, elle revient dans les parages, fait un saut hors de l’eau, et redisparait. Le vent du nord semble bien se lever et nous décidons donc de repartir ce matin même, d’une part pour profiter de la bonne petite brise, et d’autre part car il devient quelque peu inconfortable d’avoir le récif non loin du tableau arrière… Auparavant, nous nous octroyons tout de même un bon bain matinal, au milieu de poissons très curieux de notre présence. Puis après avoir mangé de bons pancakes à la banane, nous voici à pied d’oeuvre pour relever le mouillage. Finalement, l’ancre remonte sans problème, mais c’est l’orin qui se prend dans le corail… Nous longeons ensuite la côte ouest de l’île, où brisent de superbes rouleaux. Lorsque Fleur de Sel est au sommet de l’onde, on aperçoit bien le lagon à l’intérieur, tout calme, et on voit même les brisants au-delà du récif de l’autre côté. La passe est clairement infranchissable, sauf peut-être en planche de surf. Et puis, après ce rapide passage près d’un premier atoll, nous remettons en route. Nous sommes maintenant en Polynésie et bien que les îles soient encore éloignées les unes des autres par plusieurs centaines de milles, dorénavant notre voyage prendra l’allure de petits sauts de l’une à l’autre.
2 Replies to “Trans-Pâques, épisode final”
Merci des nouvelles quotidiennes de la traversée. Maintenant que vous etes arrivés en Polynesie,nous pensons toujours a vous,et vous souhaitons des journées benies,bien remplis de nouvelles experiences et des moments de recuperation et de repos.
Bonjour!
quelle chance d’etre arrives en Polynesie! je suis votre parcours de temps a autre, et vos descriptions de decouvertes font rever…
En attendant des photos, bon vent!