L’eau des Cocos
Les Cocos, ce sont deux atolls (australiens) perdus dans l’Océan Indien, l’un des deux minuscule, l’autre bien plus grand (1 et 8 milles de long respectivement). Ce sont des confettis de terre isolés, plus proches de Sumatra que du continent australien. Et c’est un endroit où se sont déroulés des évènements historiques insoupçonnés pour qui n’en connait pas l’existence. En fait, rares sont les non-Australiens qui en ont entendu parler, mais c’est dans ces eaux méconnues que Fleur de Sel trempe désormais sa quille. Pas si méconnues pour les voiliers, cependant, car les Cocos sont un point névralgique de la transhumance océanique à travers l’Indien.
Au moment de notre arrivée, une dépression un peu atypique passe non loin dans notre est, si bien que le temps est caractériel, venté, humide parfois. Comme de toutes les façons nous nous reposons de notre traversée, déjà deux voiliers parmi ceux qui étaient là à notre arrivée sont repartis au moment où nous ré-émergeons. Mais ils sont encore environ une demi-douzaine, là, principalement en provenance de Darwin. Parmi eux, nous rencontrons assez vite Pete et Kelsey, qui viennent d’Alaska, et qui naviguent à bord de Privateer avec leur nouveau-né Taz. Il y a là aussi Ralph Rover, reconnaissable à sa coque rouge, mené par le jeune couple Marie et Laurent, et qui reçoit actuellement la visite de la sœur de Marie, Emilie. Enfin, il y a Atea, bateau bien typé kiwi, avec à bord Kia, John et leurs enfants. Nous passons avec les uns et les autres de bons moments, à commencer par des sushis improvisés à bord de Privateer. Mais les Ralphy font fort en sortant quelques heures en dehors de l’atoll, pendant lesquelles ils hameçonnent pas moins de deux coryphènes et un barracuda. L’alerte est donnée dans le mouillage et tout le monde se retrouve à terre pour un déjeuner improvisé mais gargantuesque.
Durant plusieurs jours, il va faire un temps magnifique, et c’est alors que le lagon se montre sous son plus beau jour. Les eaux de l’atoll de South Keeling ont pour l’essentiel une profondeur de 5 à 10 mètres, avec de vagues trous un peu plus profonds, et beaucoup de patates à fleur d’eau. Dans ce lagon, et derrière Direction Island, se trouve en quelque sorte un “lagon dans le lagon”, dans lequel nous sommes mouillés. Une petite barrière de corail peu profonde, que l’on franchit au niveau d’un piquet vert, délimite une zone sablonneuse de 3 à 5m de fond et protégée des vents d’est. Elle l’est moins bien des vents de sud-est, et encore moins du sud – nous en ferons plusieurs fois l’expérience ! – mais c’est le seul endroit où les voiliers sont autorisés à mouiller. Dans notre petit lagon, donc, nous sommes entourés d’une eau somptueuse, à tel point que le turquoise viendrait presque se graver au fond des yeux.
Nous en profitons donc pour faire du snorkeling, et deux endroits attirent notre attention. Tout d’abord le “Rip”, une fausse-passe située à l’extrémité sud-est de Direction Island. On remonte le chenal vers le récif extérieur (avec l’annexe ou à pied sur le rivage), et on se met à l’eau dans le courant. Ca va vite ! On se fait expulser vers l’intérieur du lagon à bonne vitesse et l’endroit grouille de poissons. On y voit notamment de gros bancs de perroquets, des requins à pointe blanche posés au fond en train de dormir, et encore plein d’autres espèces. Sur la barrière qui ferme notre petit lagon interne, le spectacle est différent. Là, pas de courant et un peu moins de poissons (encore qu’on y voit de beaux napoléons), mais le corail lui est prolifique. Bref, l’eau nous enchante, on y passe de bons moments, d’autant que les déchets sont nettement moins nombreux qu’en Indonésie (même si certains déchets plastiques venus d’Asie viennent s’échouer sur la côte au vent). Grâce à Laurent et Marie, j’en profite même pour faire mon baptême de kitesurf – enfin, de kite, car il s’agit d’apprendre à contrôler l’aile, et chausser la planche sera pour une autre fois.
Nous nous promenons aussi sur Direction Island, parcourant le sentier qui en fait le tour, ainsi que certains pans du littoral. Des panneaux figurent régulièrement le long du chemin, et nous rappellent et nous apprennent l’histoire originale de l’atoll – la découverte par William Keeling, de la East India Company, au début du XVII° siècle ; la plantation instaurée sous l’égide de la “dynastie” autoritaire des Clunies-Ross ; l’immigration plus ou moins volontaire des travailleurs malais ; l’établissement et le fonctionnement de la station télégraphique et radio au point névralgique entre les câbles sous-marins reliant Perth, Singapour et l’Angleterre ; son attaque et sa destruction au début de la Première Guerre Mondiale par l’incroyablement audacieux croiseur allemand Emden, détruit dans l’engagement naval qui s’ensuivit ; la fuite toute aussi sidérante (à la voile) de la compagnie de débarquement allemande ; et enfin les bombardements de la station par les Japonais pendant la Seconde Guerre Mondiale. Bref, il y avait de quoi lire, mais on n’a fait que prendre des photos, car les moustiques, voraces sur Direction Island, nous attendaient à chaque arrêt.
L’eau, malheureusement, s’est aussi rappelée à notre bon souvenir par d’autres biais. Tout d’abord, notre annexe est de plus en plus mal en point. Malgré une tentative de recollage lorsque nous étions à Lombok, elle continue à prendre l’eau au point de devenir un pédiluve mobile. Le problème c’est qu’il devient difficile de transporter quoi que ce soit en le conservant au sec. Nous effectuons cependant deux expéditions à Home Island, l’île habitée la plus proche, à un mille environ, et dont la population est d’origine malayo-indonésienne. L’endroit est intéressant, quoique y flotte une ambiance un petit peu inhabituelle. Une île basse elle aussi, avec un village, Bantam, peuplé de manière assez dense, avec un quadrillage de rues où toutes les maisons se ressemblent, et dominé par une grande mosquée. Les habitants se déplacent en majorité en quad électrique (normal, ils ne payent ni l’eau ni l’électricité), et où mis à part quelques jobs de fonctionnaires, aucune autre activité économique ne semble exister ou presque. Il y a cependant un magasin, où l’on trouve, certains jours, de quoi avitailler un peu. Les prix sont inégaux, certains étant abordables, d’autres hors de prix, mais on retrouve les marques australiennes connues et lorsque ce n’est pas trop cher, on en profite ! C’est qu’au moment d’attaquer l’Océan Indien, cela fera presque quatre semaines que nous aurons quitté Bali, et il nous faut tout de même de quoi alimenter la cambuse pour encore quinze jours de traversée… Les provisions sont donc rapportées dans un sac étanche, et tiennent le coup.
A l’inverse, la VHF portable, elle, ne résiste pas à nos multiples trajets en annexe, et au bout d’une dizaine de jours elle rend l’âme. On l’ouvre pour enlever la batterie et de l’eau de mer s’en échappe, aïe ! On tente un gros rinçage à l’eau douce, puis un long séchage, mais ça sent le roussi. En repartant des Cocos, elle est toujours inopérante, et pourtant, quelques semaines plus tard, un nouvel essai sera plus fructueux, si bien qu’elle peut reprendre du service. Pourtant, connaissant les dégâts que peut occasionner le sel, on sait qu’il faut désormais la considérer comme en sursis.
Plus embêtant encore, une averse imprévue nous surprend en pleine nuit, alors que les panneaux de pont sont grand ouverts. Malgré ma précipitation à sauter du lit, je ne peux que constater avec dépit que notre petit ordinateur a déjà pris un début de douche. Il semble peu touché, l’écran et le disque dur fonctionnant encore, mais le clavier, lui, est déréglé, ce qui ne permet plus de taper le mot de passe pour le déverrouiller. Le voilà donc hors-service, ce qui nous condamne à naviguer et à tout faire avec le gros, plus gourmand en énergie. C’est aussi une belle somme jetée par la fenêtre, car on n’est pas du tout sûrs de parvenir à le réparer ! Bref, ce matin-là, ce jour-là, et même les jours qui suivent, nous avons un peu le moral dans les chaussettes. L’eau des Cocos nous séduisait tant, mais la voici qui commence à nous jouer des tours.
Et puis, alors que nous étions affairés à profiter du lagon (on y fait aussi un peu de pêche sous-marine avec Laurent) et des cocotiers (on prélève des noix de coco, étonnamment petites ici, ainsi que des cœurs de palmier délicieux), la météo, elle, nous préparait une spécialité. Alors qu’approchait le moment où l’on souhaitait se remettre en route, une nouvelle dépression tropicale semblait vouloir se former dans notre nord. Les prévisions étant incertaines, et ne voulant pas risquer de nous retrouver en plein Océan Indien avec un tel système à proximité, nous avons donc pris le parti de reporter notre départ. Il se trouve qu’en fait, si nous étions parti vite, ça serait sans doute passé. Mais il nous était impossible de le savoir à ce moment-là, et nous avons donc séjourné une semaine supplémentaire dans le lagon des Cocos. Courses à Home Island, soirées musique, feu de joie, cuisine et pâtisserie, soirées jeux de société, chasse sous-marine, nettoyage de la coque, balade sur le platier, couture, vérification du gréement, nettoyage des winches, vérification du régulateur d’allure, les activités de divertissement et d’entretien ont continué. On n’est pas si mal aux Cocos, entre le bleu du ciel et le turquoise de la mer.
Jusqu’à ce que ça se gâte, et que la dépression, finalement plus proche de nous qu’initialement prévu, commence à nous déverser son eau du ciel. Trois ou quatre jours durant, sans discontinuer sauf à de rares occasions, nous avons subi les pluies souvent drues, et accompagnées de bonnes rafales, de ce système à isobares fermés un peu inhabituel pour la saison (je sais, je dis ça pour chaque perturbation, mais “dans le bon vieux temps”, avant que le climat ne se dérègle, ça n’aurait pas du arriver !) Notre réservoir d’eau a reçu de quoi être rempli plusieurs fois, si bien qu’on a pu se doucher à volonté et faire pléthore de lessives – la difficulté étant ensuite de réussir à la faire sécher, et d’ailleurs elle était encore humide lorsque nous avons enfin levé l’ancre. A ce moment-là aussi, Laurent et Marie ayant déchiré leur aile de kite, ils passent un bon moment à bord pour la réparer avec notre machine à coudre.
Alors que le déluge avait tout juste commencé, nous avons enfin assisté à un spectacle intéressant : l’arrivée d’un coup d’une demi-douzaine de bateaux, tous entrés dans le lagon dans le coup de vent et sous la pluie. Quel sens du timing ! La police des Cocos, sollicitée pour faire les clearances d’entrée, semblait débordée par un tel afflux. Heureusement, nous avons pu profiter de leur venue à Direction Island pour réaliser à notre tour notre clearance de sortie, car nous avions déjà payé les droits de mouillage sur Home Island comme il se doit. Les officiels sont plutôt cools, et ils nous octroient le papier, même si nous ne prévoyons en fait de partir que trois jours plus tard. Dans le lagon sont ainsi apparus, entre autres, trois Amel Super Maramu : Rêve de Lune IV, Belissima, et Rhumb Runner, ainsi qu’un navigateur solitaire, Michel, sur Gaston. Il y a aussi eu The Beguine (chez qui nous avons passé une bonne soirée, et auprès de qui nous avons récupéré des pièces destinées à Privateer, déjà reparti).
Enfin, la dépression s’éloignant un peu, et les prévisions étant bonnes (à défaut d’être confortables), nous avons décidé de nous élancer. Quittant notre petit lagon intérieur à la faveur d’une courte éclaircie, nous étions de nouveau sous la pluie avant d’avoir franchi la passe de sortie. Nous savions alors qu’il nous faudrait une journée de navigation, environ, pour atteindre le soleil, et c’est donc comme en arrivant que nous sommes repartis des Cocos : sous l’eau. Etonnante parenthèse, quand on y pense, que celle du turquoise resplendissant et paradisiaque qui nous a accueillis, Fleur de Sel et nous, entre deux perturbations en teintes de gris, et entre deux traversées sur l’immensité océanique de l’Indien.