Ouvre les yeux
Il aura manqué deux heures. Au départ, peut-être, où nous avons préféré nous reposer jusqu’au bout avant 270 milles de mer. L’équivalent d’une petite traversée du Golfe de Gascogne, mais à l’échelle du Brésil, ça parait tout petit ! A moins que ce ne soit dans les grains et les sautes de vent du départ que nous avons plutôt essayé de négocier à la voile, quand un peu de moteur nous aurait peut-être fait gagner du temps. Sur la seconde moitié du parcours, difficile de faire mieux, Fleur de Sel se délecte du vent de travers enfin trouvé. A partir d’ici, le vent de sud-est laisse la place à un vent d’est qui deviendra progressivement nord-est. De quoi allonger la foulée, d’autant plus que nous profitons du Courant du Brésil, qui ajoute un demi-noeud, parfois un noeud à notre vitesse. Malgré tout cela, au bout de 36 heures, la nuit nous surprendra encore à une dizaine de milles des Abrolhos. Après moult hésitations, nous avons décidé d’atterrir malgré tout de nuit, sans attendre douze heure au large à capeyer.
La région est réputée pour ses récifs coralliens. Nous optons pour une trajectoire “sûre”, qui passe par un chenal recommandé aux navires de moins de 5m de tirant d’eau. Ca devrait aller. Quant à l’arrivée dans l’archipel lui-même, il nous semble que si une patate de corail existait dans les chenaux d’approche, elle serait mentionnée, sur les cartes ou les guides. Espérons-le ! Finalement, à la lueur du clair de lune, et grâce aux jumelles, nous finissons par trouver la bouée de corps-mort, mise à disposition des bateaux de passage afin de ne pas abîmer les fonds avec notre ancre. Malgré le roulis, nous nous endormons bien vite, en repensant à cette superbe journée. Et quelle journée ! Nous en avons pris plein les yeux. Durant l’hiver austral, les baleines à bosse remontent de l’Antarctique jusqu’aux Abrolhos, qui sont leur palais d’hiver, ou plutôt leur cocon douillet, puisque c’est ici qu’elles viennent se reproduire et mettre bas leurs petits !
Durant la nuit dernière, au moment de réveiller Heidi pour son quart, un bruit m’interpelle. Dans les mouvements de la houle pourtant modeste, je crois entendre un souffle. Etonnant que le puits de dérive fasse autant de bruit. Habituellement, ce n’est pas aussi prononcé. Mais voici qu’après avoir réveillé Heidi, une deuxième fois, puis une troisième fois, nous entendons le même bruit. Saisissant les jumelles, j’aperçois de temps à autre dans le sillage une masse sombre. Nous ouvrons bien les yeux. Pas de doute, c’est notre première rencontre avec une baleine. Mais de nuit, c’est nettement plus angoissant encore, car on ne sait pas quelles sont les intentions du cétacé. Nous a-t-il bien aperçu, ou risque-t-il de nous foncer dessus ? Nous nous tenons prêts à démarrer le moteur, bruit qu’il ne manquera pas d’entendre. A moins que cela ne l’énerve, ce qui serait fâcheux…
Durant cette dernière journée de navigation, en revanche, le spectacle fut moins confidentiel et par la même occasion moins inquiétant. Pas moins d’une douzaine de baleines se sont manifestées aux alentours, l’une puis l’autre, parfois deux ou trois ensemble. Lorsqu’elles sont sages (ou fatiguées ?), elles se contentent de faire surface tranquillement, trahissant leur présence par l’énorme panache qui s’échappe de leurs évents. Tels des geysers imprévisibles, on les aperçoit ici ou là, montrant à peine leur dos. Mais lorsqu’elles sont d’humeur rebelle, les voici surgissant de l’eau, presque à la verticale, propulsant leurs 40 tonnes par dessus la surface, avant de retomber lourdement de côté, en une gerbe d’écume grandeur vraiment nature ! Le spectacle nous ravira de temps à autre, en cette après-midi d’approche des Abrolhos, et nous ne manquons pas d’ouvrir grand les yeux. Evidemment, nous sommes rassurés qu’elles choisissent de faire leurs acrobaties à une certaine distance de notre Fleur de Sel qui parait bien chétive face à ces colosses. Pour les photos, c’est plus difficile, mais on met le zoom au maximum, c’est ça de moins à régler. Et puis il y a cette dernière baleine, qui, une fois le soleil couché, avait l’air relativement irritée. Tête en bas, sous l’eau, nous l’avons vu battre l’eau de sa queue durant de longues minutes, à 700m de nous. En effet, 2 secondes après chaque coup, nous entendions le bruit de la sourde détonation de colère de notre rorqual. C’est dire la puissance de ces chocs, et une fois encore nous étions contents d’être à bonne distance.
Au matin, lorsque nous ouvrons les yeux, le paysage a changé. Les masses sombres sont devenues de charmantes petites îles pelées, plus arides que le continent distant de 30 milles. La mer argentée, baignée de la lumière de la pleine lune, est devenue turquoise sous les puissants rayons du soleil. Les baleines n’ont pas totalement disparu, puisque de temps à autre, on en aperçoit une au large, qui continue la compétition de gymnastique. On les entend d’ailleurs même, lorsque nous nous baignons. Et puis il y a les oiseaux, les paille-en-queue et autre fous, qui trouvent dans cette réserve naturelle un havre de paix. Ils sont nettement plus nombreux que sur le continent, et nous amusent à tournoyer non loin.
Sans plus tarder, nous recevons la visite en annexe de Felipe, “ranger” du parc national, qui vient nous informer de ce qu’il vaut mieux éviter de faire (rejet d’ordures organiques par exemple). Malheureusement, nous ne l’apprendrons que plus tard, nous venons de voir l’ensemble des moyens mis en oeuvre pour préserver cet environnement exceptionnel. Felipe est seul pour veiller sur un parc de plusieurs dizaines de km², avec une petite annexe pneumatique. C’est tout ce que l’IBAMA, l’institut de conservation maritime peut faire, et c’est maigre, surtout lorsque les pêcheurs violent allègrement les zones de restriction de pêche…
A côté de cela, la Marinha do Brasil, la marine nationale brésilienne, entretient un personnel de 14 personnes dans l’île principale, Santa Bárbara, pour veiller sur le phare et faire la veille VHF. L’idée que ces deux services puissent avoir une mission commune n’a semble-t-il pas encore effleuré l’esprit de certains ministres, même si humainement, évidemment, la cohabitation se passe très bien. C’est de stupéfaction devant l’absurdité de la chose que nous écarquillons maintenant les yeux.
Quelques heures après avoir discuté avec Felipe, celui-ci revient nous inviter à aller visiter le phare de l’île normalement interdite de Santa Bárbara, en nous joignant à un groupe de touristes fraîchement arrivés à bord d’une grosse vedette, Titan. De tout coeur, nous acceptons, conscients de la chance que nous avons ! Normalement, aux Abrolhos, on peut tout juste débarquer sur une petite île, guidé par le “ranger”, mais sinon on ne peut que nager. La vue du crépuscule du haut du phare est superbe, et nous faisons connaissance avec la petite dizaine de brésiliens venus admirer ce cadre exceptionnel. Une petite femme déjà dans sa soixantaine, et toute essoufflée après avoir gravi les marches de la tour rayée de noir et de blanc bascule l’interrupteur commandant la rotation de la lentille sur son bain de mercure, puis un deuxième allumant l’ampoule. Sans doute n’a-t-elle cependant pas conscience de l’importance de son geste pour nous autres marins, qui dépendons parfois d’un phare comme celui-ci pour arriver à bon port. Le commandant du détachement de marins, qui nous fait la visite, est peu loquace et mâche ses mots, si bien que nous ne comprenons pas bien. C’est lorsqu’elle nous traduit certains aspects importants en anglais que nous faisons la connaissance de Luciana. Quelques minutes plus tard, c’est tout arrangé, Heidi en a convenu avec Luciana, nous ferons demain de la plongée sous-marine, mon baptême en ce qui me concerne. Car Luciana est monitrice de plongée et accompagne les touristes, dont certains découvrent également la plongée.
C’est sur le petit récif de Siriba que je découvre ainsi la beauté de la vie sous-marine, les poissons multicolores, et les coraux en forme de cerveau, qui n’existent qu’aux Abrolhos. Tandis qu’Heidi suit Luciana, c’est entre les mains expertes de Rodrigo, instructeur certifié, que j’ouvre les yeux sur cette vie bien plus facile à observer posément avec des bouteilles qu’avec un tuba… De fil en aiguille, nous décidons de prolonger notre séjour (au demeurant pas désagréable !) afin que je puisse passer mon premier niveau de certification PADI. Heidi est déjà une plongeuse avertie, mais je n’ai jamais pu plonger avec elle, n’ayant pas les compétences nécessaires. L’occasion est trop belle d’y remédier, et je décide de me lancer, malgré mon appréhension face à ce milieu malgré tout hostile. Il y eut des moments désagréables, comme les exercices de vidage du masque, qui demandent un sang-froid certain pour contrôler sa respiration sans paniquer. Car la remontée en surface est proscrite, sous peine d’accident de décompression. Mais après deux jours de tests théoriques et pratiques, Rodrigo m’octroie le sésame, que j’inaugure immédiatement en plongeant sur l’épave du Guadiana. C’est un volet inédit de l’histoire du Brésil qui s’offre à mes yeux grands ouverts derrière le masque et les bulles. Car le Guadiana a sombré en 1885, alors que ses cales étaient pleines de café. L’addiction du monde entier au breuvage noir a assuré pendant de longues années la prospérité du Brésil, et de São Paulo avant tout. Mais le transport de ces petites graines n’était pas sans risque, car les récifs coralliens de la région sont impitoyables. Les patates remontent en pleine mer de 30m de profondeur à moins de 10m, ce qui était d’autant plus dangereux à l’époque qu’on ne connaissait sa position qu’avec une précision toute relative. Le Guadiana a visiblement heurté deux de ces colonnes coralliennes. Une première a éventré l’étrave. Afin de se dégager, le commandant aurait ordonné de mettre les machines en arrière toute. C’est ainsi que l’hélice s’est encastrée dans une seconde colonne, provoquant une deuxième voie d’eau à la poupe. C’est à ce prix qu’à l’époque on buvait sa petite tasse après le repas… Sous l’eau, nous entendons les baleines, et nous apprendrons de retour en surface qu’elles n’étaient qu’à quelques centaines de mètres.
Après plusieurs jours passés dans ce petit archipel béni des dieux, et (presque) oublié des hommes, il a bien fallu se remettre en route vers Vitória, afin de profiter du vent favorable qui continuait de souffler sur la zone. Avant de s’élancer sur ce qui allait être notre étape la plus rapide depuis le début du voyage – 6,3 noeuds de moyenne, et 7 noeuds de moyenne sur les 18 premières heures – nous jetons tout de même un dernier regard, au soleil couchant, sur les Abrolhos. Dans cet archipel, dangereux et beau à la fois, il faut bien ouvrir les yeux, tant pour éviter les erreurs de navigation qui se paient cher, que pour admirer les baleines, les oiseaux, les poissons, les tortues, les coraux et les paysages.
D’ailleurs, avais-je oublié de vous dire qu’Abrolhos dérive justement d’une sage recommandation brésilienne, abra os olhos, qui signifie “Ouvre les yeux”… ?