Le nombril du monde
Nui signifie “grand” dans les langues polynésiennes, et donc celle que nous connaissons comme l’Ile de Pâques s’appelle en fait la grande Rapa. Ce nom lui aurait été attribué au XIX° siècle seulement par les marins tahitiens qui trouvaient qu’elle ressemblait à l’île de Rapa, située au sud des Iles de la Société. A ce titre, ce serait donc un nom plus récent que celui de Paasch-Eyland, qui a été attribué par Jacob Roggeveen, l’explorateur néerlandais qui fut le premier européen à reconnaitre l’île, lors du dimanche pascal de 1722. Pourtant, et malgré ses dimensions relativement modestes (une vingtaine de kilomètres de long environ), grand est un épithète qui convient bien à ce bout de terre émergée. En effet, grande est la renommée de cette île, grand est son isolement géographique, grands sont les mystères quant à son histoire, et grands sont les moais – les statues qui la symbolisent plus que tout. Le débat reste ouvert quant au nom originel de l’île, mais l’appellation la plus probable serait Te pito o te henua, c’est-à-dire “le nombril du monde”. Il se pourrait que ce nom signifie que l’île aurait été le cordon ombilical entre le monde des vivants et des esprits. Cela dit, pour nous qui arrivions de trois semaines en mer, la sensation d’arriver dans une toute petite cicatrice volcanique perdue au milieu d’un grand ventre océanique nous semblait appropriée !
Bien qu’effectuée par un vent frais de NW, l’entrée au minuscule port de Hanga Piko s’était bien déroulée, un pêcheur nous pilotant dans la passe entourée de récifs et de brisants. Compte-tenu des prévisions météo de vent d’ouest et forte houle de SW pour la semaine à venir, trois options s’offraient à nous. Soit tenter de mouiller dans les rares baies, dans lesquelles nous aurions probablement pu trouver un abri du vent, mais où nous aurions été les jouets de la houle – de plus, l’armada chilienne nous aurait imposé qu’un membre d’équipage reste à bord en permanence, ce qui n’est pas idéal pour visiter l’île à deux ! Soit poursuivre notre chemin, en faisant l’impasse sur la visite de cette île presqu’inaccessible, et où en tout cas nous n’aurions qu’une faible de chance de revenir un jour. Soit encore tenter d’entrer à Hanga Piko, malgré le coût élevé du pilotage (150 USD) et malgré la mauvaise réputation du port par temps de SW. Cette solution nous permettait de tenter de visiter l’île bien plus qu’en mouillant dans des conditions critiques, nous permettait aussi au passage de refaire de l’eau, ce qui n’était pas pour nous déplaire après cinq semaines en ne consommant que 400 litres. Et puis nos copains du Magalyanne étaient encore là, et pouvaient donc coordonner la manœuvre avec la coopérative des pêcheurs qui servent de pilotes avec leurs barques bien motorisées. A nous Rapa Nui, donc, mais avec quelques émotions, tout de même…
Le lendemain de notre arrivée, après avoir passé une excellente nuit puisque l’eau était très calme, nous avons fait un premier tour de repérage à Hanga Roa, l’unique petite ville de l’île. Ce fut l’occasion de se faire une idée des possibilités en approvisionnement, d’aller à la bibliothèque pour accéder à nos emails, lâchement abandonnés depuis près de 4 semaines, et de faire une première courte visite. Quelques tâches d’intendance ont également demandé notre attention, dont le remplissage des réservoirs d’eau de Magalyanne et Fleur de Sel (en mettant bout à bout nos tuyaux, ce qui nous donnait la longueur suffisante depuis le quai). Les prévisions météo obtenues sur Internet semblaient nous annoncer une dégradation des conditions au fur et à mesure des jours. Aussi avons-nous pris le parti de louer une voiture une journée pour pouvoir visiter l’île dès le lendemain. En attendant, les pêcheurs nous recommandent de changer de place pour nous amarrer un peu plus sérieusement, et nous passons donc l’après-midi, moi dans l’eau à plonger pour passer des amarres sur la chaîne-mère qui court au fond du port, Heidi à reprendre et tourner la dizaine d’aussières que nous mettons en place. Ce soir-là, nous avons encore profité d’avoir une voiture sous la main pour emmener nos bidons de gazole à la station service et les y remplir. Ce sera bien meilleur marché qu’en Polynésie Française !
Le lendemain, réveil à l’aube, afin de profiter au maximum de cette journée sur quatre roues. C’est la première fois qu’on se retrouve au volant depuis Tenerife, il y a plus d’un an. Il faut donc reprendre l’habitude, mais ça se fait sans souci, à croire que comme le vélo, on n’oublie pas ! En route d’abord pour le nord-est de l’île, ce qui nous fait traverser la petite forêt intérieure, l’œuvre sans doute d’un reboisement récent. La déforestation a été l’un des équilibres rompus par les Pascuans, ce qui a contribué au drame de son histoire, du moins selon certaines hypothèses. Toujours est-il que le reste de l’île est bien pelé. Notre première halte, et l’une des plus belles, sera Anakena, la seule plage de l’île. Le site est enchanteur, surtout au petit matin. Les cocotiers (replantés eux aussi) créent un espace verdoyant et reposant, tandis que le sable blanc contraste avec la noirceur de la roche volcanique. Se trouvent sur le site deux ahu, deux plateformes cérémonielles. Généralement longues et étroites, elles sont orientées le plus souvent parallèlement à la mer, et c’est sur celles-ci qu’étaient érigés les moais. Les deux ahus d’Anakena ont été restaurés, ce qui embellit notablement le site. D’un côté se trouve un moai unique légèrement en surplomb, tandis qu’une belle rangée de sept statues veille en arrière-plan sur la plage. C’est dans ce cadre enchanteur que nous aurions pu mouiller en étant protégés de la houle de SW, mais le vent du NW nous interdit malheureusement d’y séjourner tranquillement. De plus, notre visite de l’île aurait été confinée aux alentours proches, car nous sommes loin d’Hanga Roa. Pour profiter de ce joli mouillage, il aurait fallu venir en été. Or l’hiver bat son plein…
En poursuivant vers l’est, notre route nous mène ensuite à la baie d’Ovahe, puis à l’ahu Te Pito Kura. C’est là que gît le plus grand moai jamais transporté. Gisant, car comme la plupart des moais de l’île, il a été renversé lors de terribles guerres tribales. En effet, l’ère des bâtisseurs de moais semble avoir duré du XIII° au XVI° siècle. A cette époque là, les croyances du peuple Rapanui passaient par la vénération des ancêtres – voire leur déification, on ne sait pas très bien. Ce culte était accompagné culturellement et artistiquement par l’érection des moais, qui servaient ensuite manifestement à des rites ancestraux. Mais aux XVIII° et XIX° siècles, explosèrent des conflits internes, peut-être liés à la surpopulation et à une raréfaction des ressources. Tandis que les premiers européens avaient connu l’île avec ses moais debout, Cook en 1774 raconta que certains étaient couchés, et les visiteurs du XIX° rapportèrent que plus aucun d’entre eux ne tenait debout. Si certains ahus ont été restaurés, la plupart sont encore en l’état et nous observons les moais couchés face contre terre, des témoins de l’histoire particulièrement torturée de l’île. Je n’en rapporte ici que l’essentiel nécessaire à la compréhension de ce que nous avons vu, mais grâce à Internet vous en trouverez certainement plus que ce à quoi nous avons accès à bord.
Juste à côté de Te Pito Kura, taillés dans des blocs de lave se trouvent les pétroglyphes de Papa Vaka. Pirogues, thons, hameçons, tortues et requins son représentés, même s’il est parfois difficile de décrypter les dessins vieillis par le temps. Nous continuons ensuite notre route, en passant près de la Península Poike, qui semble majestueuse. Mais l’accès n’étant possible qu’à pied ou à cheval, nous poursuivons directement vers le prochain site majeur, l’ahu Tongariki en face de la baie de Hotuiti. Pas moins de 15 moais ont été replacés debout sur l’ahu, dos à la mer comme toujours, puisqu’ils regardaient vers les lieux de vie de leurs descendants. La rangée de statues est superbe, dans son écrin bleu et vert, entre mer et terre. En raison de la basse-saison et de l’heure encore matinale, nous avons le site pour nous ou presque, ce qui n’est pas pour nous déplaire.
Presqu’à côté de Tongariki se dessine en arrière-plan un petit volcan, non pas l’un des trois grands qui occupent les angles de l’île, mais l’un des 70 cônes qui parsèment l’intérieur de l’île. Il s’agit de Rano Raraku, qui a joué un rôle essentiel, puisque c’est là qu’ont été taillés plus de la moitié des moais. On le surnomme donc à juste titre “la nurserie” ou “la carrière”. Après avoir acquitté notre droit d’entrée, qui vaut pour l’entièreté de l’île, mais qui a été récemment réévalué à 60 USD par personne (aïe le budget !), nous voici à déambuler tout d’abord dans le cratère. Outre un superbe lac marécageux, on y trouve un nombre invraisemblable de moais taillés, prêts à être transportés vers leur ahu. Ils sont installés sur les pentes, certains plus enfouis que d’autres, et le spectacle est merveilleux. Rebelote à l’extérieur du cône volcanique, où les moais sont encore plus nombreux. De l’un à l’autre, on peut remarquer des différences de style. Expression de l’artiste, ou mode de l’époque ? Sur la pente, le plus grand moai taillé, près de 12m, est encore allongé et n’a jamais été sorti de son roc.
C’est maintenant la côte sud que nous parcourons, et les ahus y sont très nombreux, mais peut-être un peu moins pittoresques. Il faut dire qu’ils n’ont pas été restaurés et que lorsque l’on a de la chance, comme a Akahanga, les moais sont encore à peu près entiers, le visage dans le sol. Mais lorsque le saccage a été particulièrement poussé, il ne s’agit que d’un amas de pierres. La côte, elle, est spectaculaire, battue par la houle australe. On note avec amusement qu’en ce samedi de nombreux Rapanui viennent y faire leur four polynésien, la fumée trahissant ici ou là un bon repas en perspective. Malgré le temps qui se gâte, nous poursuivons jusqu’au-delà de la piste de l’aéroport – qui avait été aménagée par les USA pour servir de site d’atterrissage d’urgence aux navettes spatiales. A Vinapú se trouvent encore deux ahus, les moais étant éparpillés ici ou là. Mais l’ajustement des pierres est étonnement précis, ce qui fait penser à un mur inca.
Après avoir terminé ce tour de l’île, du moins ce qu’on peut en parcourir en voiture, nous profitons de la fin d’après-midi pour explorer l’intérieur de l’île, à commencer par Puna Pau. Ce tout petit volcan était également une carrière, mais servant aux coiffes des moais, les pukaos. La roche ici est du tuf rouge foncé, et on y trouve encore une vingtaine de gros blocs prêts à être livrés. La taille se terminait sur place, une fois sur la tête du moai. Le pukao semble représenter une sorte de “chignon”, que les Pascuans portaient. Après une demi-heure de piste cahoteuse entre les volcans, nous arrivons ensuite à l’Ahu Akivi. Ils sont sept moais à se tenir debout sur cette plateforme restaurée. Il s’agit de la seule qui ne soit pas en bord de mer, et ses occupants représentent les sept explorateurs qui auraient été envoyés pour découvrir l’île, et précédant l’arrivée du légendaire roi fondateur Hotu Matu’a. Selon la tradition orale, son arrivée aurait eu lieu sur la plage d’Anakena, mais aujourd’hui encore on ne sait pas bien si le premier peuplement de l’île s’est fait au V° ou au XIII° siècle, ou quelque part entre les deux.
Nos dernières visites de la journée seront tout d’abord le tube de lave d’Ana Te Pahu, qui débouche sur une petite grotte remplie de bananiers, puis pour l’Ahu Tepeu, envahi par les chevaux sauvages, et enfin pour un autre tube de lave, Ana Kakenga. Cette grotte toute en longueur, creusée lors d’une éruption par les gaz emprisonnés sous la lave, débouche en deux endroits directement dans la falaise, au-dessus de l’eau. C’est en descendant voir la houle, en faisant attention à bien poser mes pieds sur le sol glissant, que je m’ouvre la tête sur le plafond qui s’abaissait subitement à cet endroit. Heureusement que c’est la fin de la journée, mais le site est magique et j’en profite malgré tout jusqu’au bout.
Le lendemain, malgré notre fatigue, nous sommes de nouveau à pied d’œuvre. La houle est en train de monter, ce qui provoque des remous dans le port. Nous avons d’ailleurs cassé une aussière dans la nuit, et le bruit m’a fait jaillir du lit. Nous décidons donc d’effectuer notre dernière visite majeure dans la matinée, avant que les conditions ne nous imposent de rester plus proches de Fleur de Sel. Il s’agit de visiter le volcan qui constitue l’angle sud-ouest de l’île. En une bonne heure de marche, nous atteignons le bord du cratère du Rano Kau. C’est de nouveau un cercle quasi-parfait occupé par des marécages et une végétation dense et riche. Nous poursuivons le long du sommet pour faire presqu’un demi-tour. C’est là que se situe le site d’Orongo, un village établi sur les falaises qui surplombent la mer de 300m. Les maisons sont en pierres sèches, ce qui nous fait un peu penser aux Orkney et aux Shetland. Mais ce qui est plus remarquable à propos d’Orongo, ce sont les îlots justes en face. Sur le Motu Iti venaient nicher des sternes, dont l’œuf était l’un des aliments des Rapanui. Après la période des moais, les nouvelles croyances indigènes se sont orientées vers cet animal, cet œuf et donc ce site. Pour résumer, une compétition était organisée chaque année, dont le but était de rapporter le premier œuf à terre. Des hommes spécialement entraînés se terraient sur l’îlot pendant des semaines, guettant l’arrivée des premiers oiseaux. Pour atteindre l’îlot et revenir à Orongo, il fallait nager au travers du détroit et escalader l’immense falaise, le tout en transportant au retour un œuf sur la tête ! Des pétroglyphes célèbrent à Orongo le tangata manu, cet homme-oiseau.
La dernière compétition eut lieu en 1867, à peu près au moment où l’île subit son traumatisme le plus total : des esclavagistes péruviens firent une razzia sur l’île, emmenant captifs tous les chefs, les lettrés, et les savants de l’île. Après ce massacre, plus personne ne savait déchiffrer l’orongo-orongo, une écriture qui servait de support aux légendes transmises oralement. Les Rapanui ont subi une grave crise identitaire, ce qui a ouvert la voie à l’annexion et la colonisation par le Chili.
Cette après-midi là, au retour d’Orongo, et après avoir encore visité la grotte Ana Kai Tangata, où l’on voit des peintures rupestres, nous avons encore passé des heures à améliorer l’amarrage de Fleur de Sel, avec maintenant 13 aussières afin de tenter de la stabiliser face aux remous qui entraient de plus en plus dans Hanga Piko. C’est le lendemain, lundi 8 août, qu’est annoncé le maximum de houle de SW, et que le vent doit souffler également de cette direction. Comme pour confirmer les dires des pêcheurs, et des guides nautiques, l’enfer se déchaîne, un ressac venant animer la crique d’une manière évidemment très désagréable, à la limite du dangereux. Mais la houle brise allègrement dans la passe et il n’est plus question maintenant de sortir, quand bien même nous en aurions encore envie. Il est trop tard, nous sommes pris au piège, et il va falloir tenir. Lors d’une série de vagues particulièrement puissantes, un torrent vient envahir le port, pour ressortir quelques instants plus tard. Comme sous l’effet d’un mini-tsunami, le niveau de l’eau monte presque d’un mètre à chaque fois, débordant presque par-dessus le quai, et Fleur de Sel découvre une nouvelle activité sur l’Ile de Pâques : le rafting !
Ce coup de houle va durer près de trois jours, mais lundi aura été la pire journée. Les bateaux effectuent des va-et-vient sous l’effet du courant, faisant craquer les amarres, ce qui n’était pas pour nous tranquilliser. Bien-sûr nous en avons profité pour nous reposer. Après 3 semaines de mer, nous étions plutôt pas mal en forme, mais la fatigue s’est tout de même rappelée à notre bon souvenir, surtout après nos premiers jours hyperactifs sur l’île ! Mais les nuits furent parfois longues, et nous n’osions plus nous éloigner trop du bateau. Ce fut l’occasion de compléter l’avitaillement en produits frais, d’aller accéder à Internet pour mettre en ligne quelques photos datant de notre voyage dans les Andes, et de préparer Fleur de Sel pour les 1’400 milles d’eaux pacifiques (du moins on l’espère !) qui nous séparent encore des Gambier.
A Hanga Roa, nous avons rencontré Jim, qui vit à bord de This Boat, au sec. Arrivé à Rapa Nui en raison d’une avarie de gouvernail, il a dérapé et répare maintenant les dégâts, ce qui amène maintenant son séjour à cinq mois sur place ! Patrice, lui, habite dans l’île depuis 20 ans. Marié à une autochtone mais originaire de Gâvres, il a tiqué en voyant deux bateaux bretons dans le port. Nous le remercions infiniment pour les légumes frais du jardin qu’il nous a apportés au moment d’appareiller. Pendant notre séjour d’une semaine à Rapa Nui, nous avons donc enchaîné apéros et repas ensemble, avec les Magalyanne, Jim et Patrice.
Et puis, comme prévu et heureusement pour les nerfs, le vent a tourné et la houle a commencé à baisser. Il a encore fallu attendre une journée, occupée en rangements, pleins d’eau, et formalités de départ, avant que la passe ne redevienne franchissable. Jeudi 11 août, tout était prêt pour le départ, et si ce n’est une tentative de racket de la part des pêcheurs qui demandaient une rallonge avant de bien vouloir nous piloter hors du port, tout s’est bien passé. Finalement, nous ne sommes pas entrés dans leur jeu, et les vagues ont bien voulu se calmer le temps que l’un et l’autre passe. Moteur à fond pour rester le moins de temps possible dans la zone vulnérable, nous nous retrouvions de nouveau en mer, dans le Pacifique, laissant derrière cette petite île perdue dans l’immensité bleue tel le nombril au milieu du ventre d’un schtroumpf.
Ecrit en mer par 26°50’S 113°30’W