Les douches tahitiennes
Derrière Moorea, Tahiti pointe le bout de son nez. Mais ce n’est vraiment que le bout du nez, parce qu’une première constatation s’impose d’emblée : Tahiti c’est grand ! De toutes les îles du Pacifique, c’est la première que nous abordons qu’il nous est impossible d’embrasser en entier du regard. Avec ses 32 milles de long sur 16 de large, et surtout ses 2’241 mètres d’altitude, Tahiti se coiffe de manière quasi-permanente d’une perruque de nuages. Evidemment, comparée à Chiloé, longue de 90 milles, ou à la Terre de Feu, qui dépasse les 200 milles de long, les dimensions n’ont rien de comparable. Mais nous sommes ici au milieu du Pacifique, et par rapport aux confettis volcaniques qui émergent ici ou là – parfois seulement à quelques mètres au-dessus de l’eau dans le cas des atolls – on comprend d’entrée de jeu l’importance de Tahiti en Polynésie. Cette importance, nous ne tardons pas à la voir en approchant, car elle se traduit par la taille démesurée de Papeete, la plus grande ville à presque 2’000 milles à la ronde.
L’agglomération s’accroche sur tout le flanc nord-ouest de Tahiti, et alors que nous serrons le vent pour traverser le canal qui sépare Moorea de sa grande sœur, les maisons, immeubles, installations portuaires apparaissent chaque fois plus nombreuses. Pas d’exagération non plus, Papeete parait grande, mais elle reste toutefois à taille humaine (pour rappel, on dit bien « Pa-pé-é-té » et non pas « Pa-pè-te »). 135’000 habitants environ, mais c’est la moitié de la population du territoire… D’où cette impression de grandeur, après 5’000 milles de Pacifique. Nous tirons quelques bords, car le vent nous mènerait sur le récif, et nous longeons donc à distance le front de mer, pour embouquer la passe de Taunoa. Après un sinueux parcours, celle-ci nous permet de mouiller à Arue, devant le Yacht Club de Tahiti. Nous préférons mouiller ici, au nord-est de la ville, plutôt qu’au mouillage « habituel » de Taina, peut-être plus agréable mais nettement plus fréquenté.
C’est que nous ne comptons pas rester longtemps, que les courses que nous avons à faire se situent plutôt dans le nord de la ville, et que même à Arue la place manque cruellement pour les bateaux de passage, alors à Taina… Nous remercions donc le Tahiti Yacht Club de nous avoir permis de débarquer, alors que Fleur de Sel était mouillée quelque peu dans le chenal, gênant sans doute un peu l’école de voile. Le lendemain de notre arrivée, nous voici donc à pied d’œuvre pour une virée citadine. Evidemment, le temps est au grand beau, ce qui ne gâche rien car on aperçoit certains sommets qui dominent la ville, mais on aurait préféré pouvoir profiter de ce temps pour continuer la navigation ou pour faire une balade. Mais voilà, nous sommes toujours un peu pressés, et il nous faut régler au plus vite nos affaires : formalités, réparations, achats divers.
Nous déposons donc la VHF à réparer, elle qui nous lâche par intermittence depuis le Chili, et puis au port il est l’heure de renouer avec l’administration française sous toutes ses formes… Autant le préposé du Port Autonome de Papeete est charmant, et il enregistre bien notre passage, autant celui de l’immigration est… absent ! Trois agents successifs dégagent en touche en indiquant qu’il faut attendre le chef, lequel semble n’être jamais à son poste alors que nous sommes dans les horaires d’ouverture. Nous finirons par l’attraper dans l’après-midi avant de repartir. Quant aux douanes, c’est comme d’habitude avec elles, c’est à la tête du client (pardon, de l’usager). Pour preuve, normalement les formalités faites dans les îles auprès de la gendarmerie (à chaque fois charmante) suffisent, mais en cas de doute, il faut appeler au téléphone. Or, on a toujours des questions, particulièrement lorsqu’on doit faire des réparations, acheter des pièces de rechange, faire le plein de gazole, etc. Mais point de règle écrite, simple, connue à l’avance de tous. Au contraire, c’est l’interprétation personnelle du douanier sur lequel on tombe qui prévaut, et encore faut-il tomber sur le bon… De plus, aucun document écrit ne permet de s’assurer qu’on procède comme il faut, ni que notre démarche est enregistrée. Aucun moyen, donc, de prouver sa bonne foi ultérieurement. De toutes les manières notre téléphone ne semble pas fonctionner, donc les formalités ne sont pas un grand succès pour nous.
En attendant, donc, nous faisons un petit tour du centre-ville de Papeete, de quoi fouiner dans une librairie pour y trouver quelques livres sur la Polynésie, mais aussi pour y acheter un peu de tissu polynésien (mais ils sont chers !), ou encore pour trouver un en-cas au beau marché couvert. Après un bon poisson cru à la tahitienne et un bon sashimi, nous voici en route pour la zone industrielle située au nord du port, où se trouvent les shipchandlers. Voici les premiers magasins dédiés au nautisme depuis bien longtemps en ce qui nous concerne. La dernière fois que nous avons pu trouver quelques articles, c’était au Chili, mais le dernier véritable accastilleur que nous avons vu était à Buenos Aires, il y a presqu’un an ! Notre liste de pièces à trouver, vitales pour certaines, et moins indispensable pour d’autres, est donc longue. Alourdis après quelques achats et surtout assommés par le soleil qui tape sans relâche, nous voici de retour en ville, et un bus nous permet de rejoindre le yacht-club où Fleur de Sel nous attend sagement.
Les prévisions météo sont moyennes pour la semaine à venir, où l’on attend beaucoup de pluie. Après leur interruption des jours précédents, les alizés semblent être véritablement de retour, mais la version saison humide. Comme nous voulons faire le tour de Tahiti par le nord et l’est, c’est-à-dire la côte sauvage, nous pensons profiter du temps encore correct du lendemain. Après une seule journée dans la capitale, nous levons donc l’ancre à l’aube, ce qui nous permet de gagner quelques milles vers l’est avant que les alizés ne s’établissent avec le lever du soleil. Nous quittons le récif au niveau de la célèbre Baie de Matavai, où Wallis (le découvreur de Tahiti), Cook (que l’on ne présente plus) et Bligh (qui commandait la célèbre Bounty) avaient mouillé. La pointe Vénus, extrémité nord de l’île, arbore son célèbre phare. Puis notre premier bord au NNE nous emmène plus loin des côtes. Le vent tarde à tourner, quelques grains viennent ponctuer ce louvoyage, et à mesure que nous avançons nous découvrons de belles et profondes vallées qui viennent entailler l’île montagneuse. Les crêtes, elles, restent embrumées.
Le bord opposé nous mène au SSE, le gain au vent n’est pas fameux, et nous sommes obligés d’appuyer au moteur par moments, surtout histoire de passer la pointe et d’arriver avant la nuit. Les vallées se succèdent, les paysages semblent grandioses, pour qui peut les voir par beau temps… Nous continuons à avancer et c’est maintenant la presqu’île qui s’approche, cette petite excroissance qui donne à Tahiti sa caractéristique forme de huit. C’est presqu’une autre île, surnommée parfois Tahiti Iti (la petite Tahiti), avec son propre massif montagneux, et reliée à Tahiti Nui (la grande) par l’isthme de Taravao. Les montagnes y semblent tout aussi spectaculaires, sinon plus, avec quelques arrêtes acérées et quelques aiguilles bien piquantes. Mais la plus grande partie des montagnes semblent n’être qu’une succession de triangles, verdoyants au possible.
Dès la passe Vaionifa franchie, nous entrons dans un monde nouveau. Des vagues qui agitent le large, il ne subsiste plus rien que le grondement sur le récif. Bien que nous soyons sur la côte au vent, le lagon est plat, et nous glissons tranquillement par un temps devenu maussade, accompagnés par un va’a. La côte est verte, et les triangles verts tombent dans l’eau sans discontinuer. Nous élisons domicile quelques milles plus loin, en face du petit hameau de Paofai, qui nous semble un mouillage bien abrité pour le temps humide et venté de nord-est qui doit sévir prochainement. Les grains, jusque là bien espacés vont maintenant se téléscoper, et la pluie devient plus fréquente et plus drue. Par moments, un grondement se fait entendre, couvrant celui du récif. En l’espace d’une minute ou deux, l’eau blanchit sous les trombes d’eau.
Seulement voilà, le soleil ne revient pas, pas même le lendemain où la pluie tombe presque sans discontinuer. C’est dommage car nous ne pouvons pas profiter de notre passage dans la presqu’île pour débarquer et visiter ce coin, le plus traditionnel de Tahiti. Autant la grande île est intégralement ceinturée par une route (qui encercle l’ancien volcan), autant dans la péninsule, il n’y a pas de bitume entre les villages de Tautira et Teahupoo. Le relief escarpé sur cette Côte du Pari en rend la construction impossible, et seules quelques maisons s’égrènent le long du littoral, lorsqu’une très fine bande côtière le permet. Nous observons ainsi, de notre bord, le va-et-vient régulier du bateau-bus, qui constitue le seul moyen de communication vers Tautira. Les enfants l’empruntent le matin pour se rendre à l’école et reviennent avec dans l’après-midi. C’est une vie finalement relativement semblable à celle des habitants des autres îles plus isolées de Polynésie, sauf que nous sommes ici à Tahiti. Laquelle ne se résume pas à Papeete, force est de le constater.
Après une petite pause de deux nuits, nous remettons en route vers le sud. Il ne nous reste maintenant que peu de milles à parcourir lors de cette dernière navigation. Le franchissement de la passe d’Aiurua est un peu sportif car la mer est bien agitée et le vent souffle encore relativement fort dans ce temps où les grains se succèdent sans vraiment discontinuer. Malgré les nuages, nous pouvons néanmoins voir à quel point l’intérieur de l’île devient difficilement accessible à mesure qu’on s’éloigne du littoral. Car comme toujours, la passe est située en face d’une grande vallée, qui nous donne une vue en profondeur vers les hauteurs de l’île. En effet, les grandes vallées et les rivières somme toutes importantes qui les empruntent rendent l’eau de mer trop douce pour que le corail puisse pousser en face. C’est très pratique pour pouvoir entrer et sortir du lagon en des dizaines d’endroits !
Très vite, nous pouvons abattre, et Fleur de Sel fonce tout d’abord au largue, avant de se retrouver encalminée dès que nous avons passé la pointe extrême sud de l’île. Nos terminons donc au moteur, rentrant dans le lagon une fois la côte sauvage terminée, et navigant alors dans un enchevêtrement de corail, heureusement très bien balisé. C’est que malheureusement, il fait toujours mauvais, et nous regrettons de ne pas pouvoir admirer ce paysage sous le soleil, ce qui donnerait un éclat certainement étincelant aux couleurs du lagon. Au lieu de cela, la visibilité n’étant pas bonne, nous ralentissons sous les averses pour aborder les passages étroits lorsque la pluie s’atténue. Et c’est sous un grain plus gros que les autres, sous une pluie battante, que nous faisons notre entrée dans la baie de Port Phaéton. Et Heidi se dévoue pour une séance rinçage intégral.
Ca y est, l’ancre tombe et vient crocher dans le fond de vase très bien protégé de ce « trou à cyclone ». C’est là, non loin, que nous laisserons Fleur de Sel quelques semaines. Etant donné que la saison cyclonique débute, il nous faut la désarmer et nous commençons le lendemain plusieurs jours de rangement et nettoyage, entrecoupés bien entendu des inévitables averses qui se feront il est vrai un peu moins nombreuses, un peu moins violentes et un peu moins longues alors que le temps s’améliore. Enlever les voiles et les ranger, mettre la bôme à plat pont, démonter les panneaux solaires, les pales de l’éolienne, le taud de pluie et la capote, tout y passe afin que Fleur de Sel offre le moins de prise au vent possible.
Au début de cette semaine-là, nous sortons le bateau de l’eau à la marina de Port Phaéton. Fleur de Sel est posée et calée sur son ber, puis tractée jusqu’à sa place, où elle pourra se requinquer. Il y a 6 mois seulement, nous l’avions déjà sortie de l’eau à Valdivia, mais elle a depuis parcouru pas moins de 6’340 milles (11’740 km) ! Le repos bien mérité ne sera pas, on l’espère, troublé par la visite d’un cyclone. En revanche, comme nous l’avions constaté à la précédente sortie de l’eau, la tâche ardue de refaire la peinture de coque va s’imposer à nous, et nous passons donc toute une journée à jouer l’un et l’autre de la meuleuse pour enlever les restes d’antifouling et d’epoxy. Ereintés, alors même qu’il reste une autre moitié de la coque à faire, nous devons malheureusement arrêter là, car nous avons loué une voiture pour notre dernier jour à Tahiti. Il nous aurait manqué un jour ou deux, mais avec nos quatre roues, nous pouvons ainsi nous rendre à Papeete, tenter de faire certaines paperasses auprès des douanes, réussir à remplir nos bouteilles de gaz, avant de rendre visite à Denise des Gambier qui expose son artisanat à côté de l’assemblée, et rentrer en admirant les superbes paysages tahitiens. Au passage, nous allons rechercher notre VHF : le réparateur n’a rien trouvé d’anormal et elle semble fonctionner à merveille. Il nous dit simplement espérer qu’il a peut-être réussi à en enlever le mauvais mana, c’est-à-dire dans ce cas le mauvais esprit ou la force négative. Tôt le lendemain matin, nous retournons à Papeete, ou plus exactement à l’aéroport de Faa’a, où nous attend notre vol pour Los Angeles et l’Europe. Nous serons loin pendant 7 semaines, ce qui nous permet de revoir familles et amis, notamment au moment des fêtes de fin d’année.
2 Replies to “Les douches tahitiennes”
C’est toujours avec autant de plaisir que nous lisons votre journal et bravo pour les récits tellement passionnants. Durant votre séjour de Noël si vous organisez une petite réunion familiale chez vos parents nous serions très heureux de vous revoir, d’autant que nous sommes tout proche à Louveciennes.
Bon retour en France et joyeuses fêtes de Noël.
Bien affectueusement.
EJP JULIENNE
Mais je ne savais pas que vous aviez revu Denise des Gambier…
Ni que la moitié du travail de ponçage était “déjà” effectué.
Comme quoi, il ne suffit pas de vous écouter comme nous le faisons souvent depuis votre arrivée en France samedi. Nous avons encore besoin de vos missives.
Merci à Skype et aux moyens de communications actuels qui nous permettent de vous situer, de vous imaginer,de vous parler tout en vous voyant, ce qui ne remplace pas la présence physique mais compense déjà une bonne part de l’absence et de l’éloignement.
Bon tour de France et de Suisse!