Pomme de terre en robe des champs et pré-carré kiwi
Le cône de déventement de Savai’i nous aura retenus plusieurs heures dans une petite brise légère d’ouest. Puis en une minute ou deux, quelques bouffées d’alizé ont d’abord soufflé avant que le vent d’est bien soutenu ne s’établisse, le tout en l’espace de 200 ou 300m. Impressionnant, les moutons parsemaient maintenant la mer tandis que quelques minutes plus tôt nous étions dans la pétole. Mais c’était parti, et il ne nous restait que 24 heures environ à faire pour atteindre notre objectif tongien, à commencer par l’île de Niuatoputapu. Depuis longtemps, les Américains (intimidés par les noms peu habituels) l’ont rebaptisée “New Potato”. Pourquoi pas “en robe des champs”, tant qu’on parle de pomme de terre nouvelle ?
En tout cas, la première silhouette qu’on a aperçue n’est pas la montagne peut-être un peu patatoïde de Niuatoptapu, mais bien le beau cône de Tafahi, l’île voisine, un volcan quasi-parfait surgi de l’eau et qui culmine à 600m. C’est sous son regard que nous nous engageons dans la passe, étroite mais bien balisée. La mer, encore bien agitée par l’alizé qui souffle bien, se calme très vite au fur et à mesure qu’on rentre à l’abri. Mais nous remarquons vite d’énormes branches ou troncs d’arbres blanchis et déposés sur le corail affleurant. Nous découvrirons sans tarder que l’île a souffert bien plus du tsunami samoan que les Samoa elles-mêmes. Pour l’heure nous plantons l’ancre dans le lagon tranquille, non loin du môle. Trois autres bateaux sont là et nous faisons connaissance sans tarder avec les néo-zélandais de Wind Star, Rob et Maggie. Mais il est 15h et il faudra certainement attendre le lendemain pour faire les formalités, donc nous attendrons pour débarquer. De toutes les manières, se reposer un peu ne fera pas de mal car la traversée a été rapide mais bien agitée.
Le lendemain, nous sommes prêts dès 9h à recevoir les officiels. Il parait qu’ils sont quatre, et volumineux, et qu’il faut leur offrir à boire, etc. A 10h, toujours personne, et à 11h non plus. C’est finalement à 14h passées, c’est-à-dire presqu’après 24h qu’ils se profilent enfin sur le quai. Je vais les chercher en annexe et ça tombe bien, il n’y en a que deux, car l’annexe aurait peut-être été un peu petite. Ce sont deux dames (habillées de jupes longues comme toute les femmes ici), l’une qui s’occupe visiblement de douane et d’immigration, l’autre de santé et de quarantaine. Les papiers sont expédiés rapidement, ce à quoi nous ne nous attendions pas. Il nous faut encore payer les diverses taxes, mais en paanga, la devise des Tonga. Nous nous joignons aux officiels à leur retour pour nous rendre à la banque, qui se trouve dans le troisième village de l’île – à quelques kilomètres de là et c’est bien de profiter d’une voiture. Dans un container préfabriqué, nous pouvons changer des euros contre des paanga – à un taux inutile de le dire tout à fait déplorable puisque nous perdons 15% environ par rapport au taux interbancaire, mais il n’y a pas d’autre banque et pas de distributeur. Dans le préfabriqué voisin, nous pouvons alors payer nos droits et taxes, pas grand chose si ce n’est pour la santé, qui coûte l’équivalent de 50 euros – apparemment pour aider à financer le système de santé tongien, soit.
Nous avons regardé la météo le matin même – pendant notre attente – et le vent de sud semble s’installer d’ici peu et pour un moment, ce qui ne nous arrange pas pour nous rendre aux Vava’u. Aussi avons-nous décidé de repartir dès le lendemain matin. Niuatoputapu mériterait bien un séjour de quelques jours, mais nous ne lui consacrerons que quelques heures. Après nos formalités, nous nous promenons un peu, histoire de nous faire une idée. Le paysage est celui d’une île tropicale assez plate, avec des cocotiers qui surplombent le littoral, et une colline à l’intérieur. Mais le tsunami semble avoir fait beaucoup de dégâts et de manière générale il y a beaucoup de déchets. Les gens habitent en revanche dans des maisons tout à fait correctes et qui se ressemblent un peu sans avoir particulièrement de caractère – elles ont été offertes par l’aide néo-zélandaise semble-t-il, et Rob nous dit que c’est ce qu’on appelle “pretty ordinary” en Nouvelle-Zélande. Nous rencontrons surtout des gens qui sont souriants et aimables, bien qu’ils soient un peu timides, nous semble-t-il. Tout le monde parle bien anglais, bien que ce ne soit pas la langue du pays.
L’une des femmes que nous rencontrons, assise devant sa maison, nous explique le tressage de pandanus qui est l’une des activités principale de l’île. Elle nous fait asseoir sur un grand tapis tressé de 2 mètres sur 3 environ, l’œuvre d’une journée de travail. Mais auparavant, les feuilles de pandanus sont bouillies pendant 24h, puis mises à baigner pendant 48h dans l’eau de mer, avant d’être séchées au soleil. Elles sont ensuite tressées, aussi bien en tapis qu’en paniers ou qu’en bijoux et autres bibelots. Elle nous offre des bananes et nous lui achetons quelques souvenirs. Nous reprenons alors, à pied cette fois-ci, le chemin du bateau. Au soleil déclinant, nous comprenons alors que ceux que nous avions pris jusque là pour des pêcheurs à pied sont en fait les dames qui vont chercher leurs rouleaux de pandanus laissés à tremper sur le platier et tenus sous l’eau grâce à des cailloux…
Après un bon apéro ce soir là en compagnie de Rob et Maggie qui nous parlent de leur Ile du Sud en Nouvelle-Zélande, il est donc temps le lendemain matin de prendre la mer. Nous ne pensons pas réussir à atteindre les Vava’u en moins de 36 heures, donc nous ne nous précipitons pas ce matin là pour partir avant le lever du jour – c’est par contre ce que fait l’équipage français d’Evan. Avec l’aide du moteur, et dans l’alizé qui revient déjà à l’ESE, nous gagnons au vent de l’île, et nous serrons ensuite le vent autant que nous pouvons. Non seulement on se donne de la marge pour la suite, mais en plus on évite ainsi de naviguer au-dessus de hauts-fonds qui s’étendent en ligne droite ou presque sur 500 milles, et dont Niuatoputapu et les Vava’u ne sont que des points émergés. Dans la nuit, le vent refuse et nous amorçons une belle courbe. Dans la nuit suivante, nous approchons déjà du but, et le vent est bien tombé si bien que les conditions sont bien plus agréables. A l’exception d’un pêcheur, nous ne rencontrons personne en route.
En revanche, la surprise est de taille au point du jour. Nous nous trouvons alors devant les falaises du nord-ouest de la grande île qui a donné son nom au groupe, Vava’u. Ce sont des à-pics de calcaire – un ancien récif de corail surélevé – et au soleil levant le panorama est sublime. Mais sans tarder, nous comptons déjà une, deux, trois, cinq, huit voiles ! Notre VHF est allumée sur le canal 26, celui où a lieu l’essentiel du trafic radio dans l’archipel, et nous découvrons alors un petit monde bien rigolo. A 8h30 débute le “Cruiser’s Net”, un rendez-vous quotidien animé par des “Net Controllers” volontaires. On y retrouve les prévisions météo, des annonces pour les objets perdus, pour ceux qui sont à vendre ou à échanger, une bourse aux équipiers. Mais interviennent non seulement les navigateurs mais aussi les différents restaurants, hôtels et prestataires touristiques du coin, qui proposent parfois des activités particulières, ou qui font en fin de “Net” une publicité pour leur commerce. Les différents bateaux – et nous découvrons qu’ils sont nombreux, tant il y a de “cruisers”, c’est-à-dire nous, les navigateurs au long cours, mais aussi des “charter boats”, les bateaux de location – se contactent aussi par ce biais et on ne tarde pas à faire connaissance, passivement, avec des voix qui deviendront familières au fil des jours.
Il y a Baker (callsign “Lighten Up”), un ancien navigateur qui a semble-t-il posé son sac à terre aux Vava’u, et qui semble collé à la radio, toujours prêt à apporter son aide aux voileux. Il est particulièrement féru de météo et son topo du matin est souvent bien complet. Il y a Trish, qui fait toujours une publicité très animée pour The Balcony, son restaurant asiatique, et Primrose, un local que l’on a toujours du mal à comprendre mais qui nous donne chaque jour le “Market Report”, parlant du prix des pastèques et des salades comme des cours de la bourse. Il y a Gunther, apparemment un suisse qui s’est aussi naufragé volontairement sur cette île, et qui fait maintenant flotter le pavillon rouge à croix blanche sur le port de Neiafu. Clio, qui habite Lape Island, et qui organise régulièrement des fours polynésiens façon tongienne (“Tongan feast”) pour financer la construction d’un quai pour les habitants de l’île. Ou encore le fondateur du jardin botanique des Vava’u, qui nous invite quotidiennement à nous y rendre. Nous oublions au passage Aquarium Café et Café Tropicana, deux restaurants qui procurent en plus accès à Internet, et bien d’autres commodités aux visiteurs de passage, comme de quoi faire leur lessive, remplir les réservoirs d’eau, et laisser leur déchets, etc.
Bref, alors que nous arrivons des Samoa peu courues, nous découvrons ici un monde tout à fait différent et bien organisé. Non seulement par la topographie qui fait qu’au milieu des 39 îles de l’archipel regroupées dans un rayon de 10 milles on peut parfois se croire sur un lac au milieu du Pacifique, mais également par la faune qui s’y promène. Nous voici en fait dans le “backyard” des Néo-Zélandais, leur pré-carré. Attention, en disant cela, j’insulterais presque les Tongiens, peuple très pauvre mais fier. Car nous voici arrivés dans le seul royaume subsistant dans le Pacifique, et le seul pays à n’avoir pas subi la colonisation européenne. Les britanniques ont semble-t-il établi ici une forme de protectorat, mais sans jamais suspendre la souveraineté du monarque tongien. Toutefois, force est de constater – aux Vava’u en tout cas – que les Kiwis sont ici en force. Nous sommes à 1’200 milles dans le NNE d’Auckland, et ils sont nombreux à prendre le chemin du nord pour échapper à l’hiver austral qui rend le climat kiwi trop froid et pluvieux. A cette saison la météo tongienne est plutôt agréable : les cyclones disparaissent du radar et il y fait une température idéale – même parfois fraîche la nuit ! En plus il pleut bien moins qu’aux Samoa – trop peu, en fait, pour ceux comme nous qui récupèrent l’eau du ciel pour leurs réservoirs ! Comme les Anglais qui préfèrent la Méditerranée, nous voici sur la Riviera des Kiwis. Mais il y a une différence fondamentale, c’est que sur la route de ces derniers, il y a bien plus redoutable que la horde de Gaulois querelleurs, râleurs et chaotiques rencontrés lorsqu’on passe par le Canal du Midi. Il y a 1’000 milles d’Océan Pacifique entre 20°S et 35°S. Un poème auquel nous aurons le plaisir de nous attaquer d’ici quelques semaines, nous y reviendrons en temps voulu. Pour l’ambiance méditerranéenne, les paysages nous font d’ailleurs parfois un peu penser à la côte croate, mais avec des cocotiers !
Pour l’instant, nous sommes samedi matin, et il faudra attendre le lundi pour signaler notre arrivée aux douanes de Neiafu, le village principal de l’archipel. Nous nous mettons donc à la recherche de nos amis de Taurus, un nom que nous avons déjà mentionné dans ces pages aussi bien à Rio qu’à Buenos Aires, qu’à Valdivia et que dans les Tuamotu !!! Encore une fois, nous recroisons la route de Babsi et Christoph, qui se sont pourtant soustrait à notre regard en allant se mouiller derrière le petit îlot de Kulo. Ils se trouvent en compagnie de deux autres bateaux, dont les Néo-Zélandais de Waiora, à bord duquel nous passons la soirée de retrouvailles ! Pas la peine d’espérer nous reposer, nous convenons d’un programme soutenu : le lendemain matin crapahutage sur l’île de Vaka’eitu à la recherche de fruits. Nous revenons avec des bananes pas assez mûres, mais avec de nombreux citrons et oranges, ainsi qu’un cœur de cocotier. Miam ! L’après-midi, Babsi et Christoph nous prêtent leur équipement de plongée, si bien que nous passons tous les deux une heure sous l’eau, à évoluer le long du récif qui sépare Vaka’eitu de Nuapapu. Les poissons sont beaux, même s’il n’y a que des petits et des moyens, pas de gros, mais surtout le corail est très beau et bien préservé, ce qui n’est pas le cas ailleurs dans l’archipel. En revanche, les baleines qui faisaient des apparitions semble-t-il quotidiennes dans le coin sont plutôt timides en notre présence.
Le lendemain, en route vers Neiafu, nous nous arrêtons d’abord devant la Mariner’s Cave. Il y a 80 mètres de fond, impossible de mouiller par ici. Mais le vent est aux abonnés absents, alors Taurus et Fleur de Sel se mettent à couple. Nous nous mettons d’abord à l’eau avec Christoph et Babsi pendant que Heidi garde les deux bateaux siamois. Puis nous retournons à bord et Heidi et moi pouvons refaire la même chose : nager jusqu’à la côte. Là, il faut descendre d’un mètre environ et nager 2 ou 3m sous une paroi rocheuse pour retrouver l’air libre de l’autre côté. L’air libre, ou plutôt l’air. Car nous sommes dans une grotte sans autre communication avec l’extérieur que par la mer. Avec les ondulations de la houle, nos oreilles nous indiquent que la pression monte et descend. Mais encore plus drôle, la vapeur d’eau condense par moments si bien qu’on se trouve dans un hammam, et deux secondes après le brouillard s’est dissipé. Le spectacle en vaut le coup, même si Heidi ne se sent pas très confortable. L’ouverture sous-marine a beau être énorme, on peut effectivement s’y sentir un peu claustrophobe. En tout cas, l’eau est superbe et déjà à 50m de profondeur on devine le fond !
Escale suivante un mille et demi plus loin. Ré-accouplement des bateaux, et tour en annexe cette fois-ci. On entre dans la Swallow’s Cave, une grotte à l’air libre et dans laquelle des festins avaient lieu, avec descente des plats par des anfractuosités dans la voûte. Nous nous mettons à l’eau et nous nageons au milieu de nombreux poissons dans la pénombre. Un peu frais mais superbe. En sortant à la nage, on trouve de beaux poissons sur le tombant. Et une grotte très similaire et encore plus agréable se trouve juste à l’est. On y croise de beaux bancs de poisson et la limpidité de l’eau nous émerveille. Ces trois premiers jours – de beau temps, ce qui ne gâche rien – sont une belle introduction aux Vava’u. Cette mise en appétit nous donne envie de poursuivre l’exploration de l’archipel après notre passage à Neiafu.