Au bout du monde, au bout du rêve
Par temps clair, on voyait régulièrement au large des Vava’u un beau cône volcanique. C’est l’île de Late, sur laquelle deux navigateurs ont très récemment fracassé leur bateau, de nuit, ayant sans doute oublié qu’elle était là. Nous y passons peu avant le coucher du soleil, c’est notre première marque de parcours, la première d’une bonne série. Car entre Tonga et Fidji, les hauts fonds, volcans sous-marins ou non, et autres récifs sont nombreux. Alors notre navigation vers Nouméa sera tout sauf la route directe. En milieu de nuit, nous avons déjà dégagé un premier champ de mines, tandis que le vent nous propulse vers l’ouest. Nous vivons comme toujours en mer au rythme de la météo. Comme prévu, le vent s’est établi au sud peu avant que nous ne quittions le mouillage, nous assurant de belles moyennes au largue, et il tourne progressivement au sud-est. L’anticyclone qui nous assure un bon alizé devrait persister quelques jours, ce qui nous arrange, si bien que Fleur de Sel nous alignera plus de 300 milles en 48 heures, une belle performance ! De bon augure pour ce début de traversée, qui sera marquante à plus d’un titre.
Le lendemain du départ, nous laissons 15 milles dans le nord une nouvelle série de hauts fonds, tandis que d’autres se situent 20 milles dans notre sud, et le même soir, c’est encore une autre série de récifs que nous passons à bonne distance dans notre sud. Nous passons l’heure du bord en UTC+12, exactement l’opposé de l’heure à Greenwich, c’est un premier signe que nous sommes proches de la moitié de la boucle. Mais tandis que Fleur de Sel dévale les vagues d’une mer pas encore trop formée, un obstacle un peu plus sérieux se dresse sur notre route : nous atteignons déjà les eaux Fidjiennes et en l’occurrence l’arc des Iles Lau, les plus orientales du pays. Nous passerons dans le sud de la chaîne, vers 19°20’S, là où un large espace sépare les îles Ogea et Vatoa. Comme c’est la nouvelle-lune, et que la nuit est donc très très noire, nous ne verrons vraiment rien de ces îles, où nous avions déjà choisi de ne pas faire halte.
Au bout de deux jours, l’anticyclone commence à s’être bien déplacé vers l’est, si bien que d’une part le vent nous vient maintenant quasiment de l’est et nous oblige à mettre pas mal de sud dans notre route, mais également il nous faut nous attendre au passage prochain d’une queue frontale – rien de très sauvage, au contraire il nous faudra plutôt négocier une zone de calmes. Cette route nous fait passer très près d’un nouvel amas de récifs, très près même, à quelques milles à peine, mais au moins il fait jour. Difficile, cependant, de voir quelque chose sous le vent, avec la houle maintenant bien formée, et dans le soleil qui plus est. Finalement, nous ne verrons rien (ni brisants, ni récifs, tant mieux !) et pour fêter ce dernier obstacle mal cartographié (ils ne sont pas ou mal portés sur les cartes), nous passons le 19 août à 5h30 UTC la longitude 180°. Pas d’est, pas d’ouest, nous sommes là où le couchant rejoint le levant. Séquence photo pour immortaliser le moment face au GPS qui voit depuis deux ans augmenter inexorablement les degrés et les minutes. Dorénavant, la longitude diminuera, et il va falloir s’habituer à porter les mesures dans l’autre sens sur une carte.
Au fil de ses oscillations, le vent en vient parfois à s’établir au nord de l’est en même temps qu’il mollit, si bien qu’on empanne une première fois en faisant cap sur l’île de Kandavu (toujours au Fidji, mais au sud-ouest cette fois-ci). Et puis alors que nous sommes encore à une quarantaine de milles de cette dernière, le vent ayant repris un peu de vigueur et surtout de sud, on revient bâbord-amures. Quelques heures après, on devine tant bien que mal, là-bas, par le travers tribord, une île avec ses collines. Mais là non plus, nous ne nous arrêterons pas. La nuit suivante, pendant quelques heures, nous réitérons la manœuvre pour profiter d’une nouvelle bascule du vent. Allez savoir pourquoi, c’est toujours de nuit qu’il faut empanner ! Du coup, nous gardons le génois non tangonné, quitte à devoir lofer un peu plus, mais au moins la manœuvre en devient plus simple et faisable tout seul.
Mais ici encore, nous sommes récompensés de nos efforts : à 3h45 du matin, le GPS affiche la longitude de 176°58.5’E. Je vous sens perplexe… Allez, je vous aide : ajoutez 180° et vous obtenez… 3°01.5’W ! [Zzzz… Les mouches volent, un ange passe…] Allez, encore un coup de pousse : par 47°35.3’N. Eh oui, ça y est, vous avez compris ! C’est la position de La Trinité-sur-Mer ! 898 jours après avoir largué les amarres, soit presque deux ans et demi, nous venons de franchir non pas le méridien opposé à celui d’un obscur observatoire londonien, mais de notre port de départ. Décidément, cette traversée était promise à être marquante. En revanche, la célébration est de courte durée cette fois-ci, puisque comme prévu le vent nous abandonne. Moteur, on tourne autour de la planète ! Dans notre sud, un front froid fait son chemin vers l’est, et nous admirons un beau ciel étagé, avec des nuages comme nous n’en avons pas vus depuis longtemps. Un ciel des latitudes un peu plus hautes que celles où nous évoluons depuis un an, où les cumulus d’alizés cèdent parfois la place à de gros cumulonimbus, mais rien qui ne ressemble à ce qu’on voit maintenant.
Nous sommes alors à mi-parcours : déjà 550 milles dans le sillage, et la même distance qui reste avant la Nouvelle-Calédonie. Heureusement, une fois que l’on touchera le vent du second anticyclone, c’est-à-dire quelques heures après que le premier se soit essoufflé, la navigation devrait être plus simple qu’entre Tonga et Fidji. Peu d’obstacles sur la route si ce n’est le sud de l’arc des Vanuatu et les Iles Loyauté. De toutes les manières, on sera alors proches de l’arrivée. Oui, mais voilà, la mer trouvait que tout allait un peu trop bien jusque là. Aussi, dès les premières bouffées de vent de sud avons nous compris que tout n’allait pas se passer comme sur un tapis roulant. Ce serait plutôt la version tapis volant qui nous était proposée – avec loopings, accélérations et arrêts buffets en prime.
Notre trajectoire n’a rien d’exotique sur la carte : c’est un grand arc de cercle, incurvé d’abord plein ouest lorsque le vent souffle d’abord bien au sud, et obliquant ensuite vers le sud-ouest lorsque le vent adonne en passant à l’est. Mais il faudrait visualiser la chose en trois dimensions, avec un saut 2 mètres plus haut, un plongeon dans le creux suivant, puis une bousculade sur le côté, accompagnée d’un gros coup de roulis. Après, on enchaîne avec les mêmes éléments, mais dans un ordre aléatoire. Et puis c’est encore un peu plus rigolo quand on fait la bousculade et le saut en même temps. Pourtant, Fleur de Sel fait son bonhomme de chemin, faisant ses 5 nœuds sur l’eau, puis 6 et même 7 ! Mais voilà, on ne tarde pas à se rendre compte que la vitesse sur le GPS ne suit pas celle annoncée par le speedo. Tandis que les cartes indiquent toutes guillerettes, et exactement là où ou nous nous trouvons “South Sub-tropical Current (0.5-1.5 kts)”, le tout accompagné d’une jolie flèche portant vers l’ouest, nous constatons exactement le contraire ! Par moments, on subit un nœud, voire plus, de courant nous ralentissant. Et comme il va à l’encontre du vent de sud-est, il ne fait que hérisser la mer, qui dresse ses vagues encore plus serrées qu’auparavant. Ajoutez à cela une houle de sud-ouest et une seconde houle d’est, et vous obtenez le parfait cocktail explosif. Heidi qui avait bien réussi à s’amariner après les premiers jours de la traversée se trouve de nouveau KO. Quant à moi, je me lève à chaque fois prendre mon quart avec un dos bien en vrac, je me fait éjecter contre toutes les parois du bateau, et j’ai bien du mal à produire une cuisine décente.
Pourtant, il faut bien s’atteler à la question gastronomique, car au lendemain du passage frontal, un invité de marque s’accroche au bout de la ligne : nous remontons à bord un beau mahi-mahi, peu combatif heureusement, mais il faut bien une bonne heure sur la plage avant pour le vider et le fileter, tellement la table de poissonnier bouge. L’avantage lorsque ça secoue, c’est que ça aide à se remuer les méninges ! Heureusement, nous n’en sommes pas au stade du brain-storming, il n’y a qu’un force 6 et ça nous suffit amplement. Pour les recettes employées, il y aura le filet poêlé au beurre (toujours un vainqueur), le poisson cuit au vin blanc et aux petits légumes, suivi du couscous au mahi-mahi, des spaghetti sauce tomate à l’émincé de poisson, et du curry thaï. Eh oui, il y avait de la matière et on s’est bien régalés.
Bon, mais surveillons notre navigation. Au bout de quelques jours dont un bien ponctué de grains, nous approchons des Vanuatu. Encore une belle destination, qui a tenté jusqu’au bout de nous séduire. Mais à contrecœur nous lui avons tourné le dos pour filer directement sur Nouméa. C’est donc de très loin, à une quarantaine de milles environ, qu’on devinera quelques reliefs couronnés de nuages. C’est l’île d’Anatom, la plus méridionale du pays. Mais attention, la chaîne se poursuit de manière sous-marine, et les Monts Gemini, qui remontent des abysses jusqu’à 40m de profondeur à peine, se situent quasiment sur notre route. Ce sont des volcans potentiellement actifs et outre la mer chaotique qui se lève proche de ces hauts fonds, on cherche aussi à éviter d’éventuels champs de lave pétrifiée en pierre-ponce (si si, ça s’est vu !). Et puis, passée cette dernière petite subtilité, à nous la Nouvelle-Calédonie, d’autant que le courant contraire se tasse et les vagues avec.
En fait, au cours de notre septième nuit de mer, on passe à côté de Maré, l’une des trois Iles Loyauté, qui font partie de la Nouvelle-Calédonie. Mais voilà, on ne peut pas s’y rendre directement. La douane nous permettrait de faire l’entrée dans le territoire sur l’île de Lifou (la plus grande des trois), mais il faut faire les formalités d’immigration à Nouméa. Cherchez la logique dans tout cela ! C’est pourtant surprenant, car nous trouverons que les formalités une fois à Nouméa sont à la fois très faciles et pragmatiques. Mais voilà, on ne s’arrête pas et Fleur de Sel poursuit encore 70 milles au sud-ouest. On aperçoit la Grande-Terre dans la matinée – c’est grand, très grand ! Et puis nous embouquons le Canal de la Havannah à la mi-journée. Par VHF, nous obtenons de la part des douanes l’autorisation de mouiller pour la nuit et de ne poursuivre vers Nouméa que le lendemain. Nous avons donc encore le temps de longer le sud de la Grande-Terre, non sans admirer le paysage sans pareille, de passer le Canal Woodin qui la sépare de l’Ile Ouen, et enfin d’aller mouiller dans la jolie baie très sauvage de Ouié. Comble du bonheur, nous sommes accueillis dans le Canal Woodin, où le courant accélère bien avec la fin du flot, par un groupe d’une demi-douzaine de baleines à bosse. Il y a probablement des petits dans le groupe, car elles sont plutôt sages et évoluent lentement, mais on en voit à plusieurs reprises qui nous montrent leur queue. Quel spectacle !
Après une bonne nuit de sommeil, sur eau plate, nous relevons l’ancre et nous faisons un dernier effort : une vingtaine de milles nous sépare de Nouméa. Cinq heures de navigation sur l’un des plus grands lagons du monde. Nous saisissons tout de suite la différence avec ce que nous avons rencontré jusqu’ici : l’île de Grande-Terre est très longue, et le récif est vraiment très loin du rivage : à notre niveau il est entre 10 et 15 milles au large et on devine à peine la grande silhouette blanche et élancée du Phare Amédée (53m de haut !). Comme l’île principale de Nouvelle-Calédonie est assez massive pour donner lieu à de brises thermiques prononcées, le clapot se lève vite et la navigation devient sportive dans l’après-midi. Comme c’est dimanche, en plus, l’Ilot Maître situé juste en face de Nouméa est un véritable festival de kitesurf et les voiles deviennent vite très nombreuses sur le lagon – tout le monde est sur l’eau ou presque, et les autres sont à la plage dans l’Anse Vata ou dans la Baie des Citrons. C’est au milieu de toute cette activité que Fleur de Sel se fraye un chemin vers le port. Un appel à Port Moselle pour avertir de notre arrivée, on prépare les pare-battages et les aussières, et peu de temps après nous sommes à quai.
L’inspecteur du service phytosanitaire ne tarde pas. Il vérifie très aimablement que nous n’importons pas de produits frais (fruits, légumes, miel, œufs, viande, etc.). Pour la douane, nous remplissons un formulaire et ils ont deux heures pour venir nous contrôler à bord s’ils le souhaitent – dans le cas contraire, c’est tout bon pour nous, le contrôle est “réputé avoir été effectué”. Nous ne verrons pas de douanier, pratique ! Quant à l’immigration, il faudra simplement nous y rendre le lendemain matin – une formalité on ne peut plus simple, et dire que c’est ce passage expéditif dans le bureau de la Police aux Frontières (3 minutes maximum) qui nous empêche de nous arrêter d’abord aux Iles Loyauté… C’est un peu dommage, mais c’est comme ça.
Finalement, une fois en ville, avec toutes les activités qui nous attendent, nous ne réalisons pas bien où nous en sommes – pris que nous sommes par les courses, quelques visites, les lessives, et nos premières rencontres. C’est plutôt la veille que nous avons véritablement atteint “le Caillou”, alors que notre ancre est venue se loger dans la vase rouge au pied de grandes collines tapissées de maquis “minier” et de pins colonnaires. Partis d’abord pour l’Ecosse, nous voici maintenant en Calédonie, joli clin d’œil de l’autre côté du globe. Ce parcours, symbolisé par tous les méridiens franchis depuis le départ, nous fait un peu tourner la boule. Et puis il y a le rêve. Une promesse que je m’étais faite, il y a quinze ans, celle que j’irai en Nouvelle-Calédonie à la voile. Alors en ce 25 août 2012, nous débouchons le champagne ! La dernière bouteille qu’il nous reste, qu’on gardait précieusement pour cette occasion, et qui a survécu au passage de l’équateur, à la Patagonie et à la Polynésie. Qu’elles sont délicieuses ces gorgées de Veuve-Clicquot, douces comme le bonheur d’être parvenu ici, et pétillantes comme tous les efforts qu’il a fallu faire pour en arriver là.
One Reply to “Au bout du monde, au bout du rêve”
BRAVO les fleurs de sel !!!
on vous embrasse pour l’occasion