Mythique Hauraki Gulf
Il a crachiné une bonne partie de l’après-midi, le vent a été bien plus mou que prévu, et c’est donc après la tombée du jour que nous atteignons notre mouillage. Dans le crépuscule finissant, nous avons à peine deviné la silhouette volcanique de Rangitoto, devant laquelle nous venons mouiller. Il s’agit du volcan le plus récent de la région d’Auckland, qui en compte bien une soixantaine. C’est il y a 600 ans seulement qu’a émergé de l’eau ce cône aplati, jouxtant l’île voisine de Motutapu, si bien que nous sommes maintenant particulièrement protégés du vent de nord qui se lève enfin. Le lendemain matin, par un temps bien bouché, ça souffle même fraîchement, mais nous nous élançons tout de même pour une courte navigation au portant. Ferrys rapides, cargos, même un voilier ou deux, il y a de la circulation dans le Waitemata Harbour – le grand bras de mer protégé qui baigne Auckland au nord-est. Il faut dire que la plus grande ville de Nouvelle-Zélande est aussi baignée au sud-ouest, du côté Mer de Tasman, par un autre grand havre, le Manukau Harbour, mais nettement moins accessible que le fond du Hauraki Gulf où nous nous trouvons actuellement. Fleur de Sel atteint un véritable paradis pour la navigation, constellé d’îles, aux brises tantôt capricieuses, tantôt musclées, et qui évoque chez chaque voileux des souvenirs de Coupe de l’America…
Pour l’instant, nous nous rendons dans la Tamaki River, qui abrite Half Moon Bay Marina et le Bucklands Beach Yacht Club, où vivent maintenant à demeure Tomtom et Clairette du voilier Schnaps. Mais c’est à l’ancre que nous avons encore une fois choisi de demeurer, étant donné le prix d’une place, le fait que sans « Warrant of Fitness » nous n’aurons pas le droit de nous brancher à l’électricité, et que nous venons de faire le plein d’eau à Great Barrier Island. Evidemment, il faudra débarquer en annexe, ce qui avec le courant et le vent est régulièrement une affaire humide. Mais grâce aux conseils de Tomtom, nous trouvons une place non loin en face de la marina, dans 0,4m de fonds de vase, ce qui avec les 0,7m d’eau que nous aurons à basse-mer en cette période de morte-eaux convient parfaitement à Fleur de Sel. Evidemment, Half Moon Bay Marina nous appelle à la VHF dans la demi-heure pour nous informer que nous allons nous échouer, et il leur faut un peu de temps pour admettre que non nous ne toucherons pas. En tout cas, une chose est certaine, nous ne passons pas inaperçus.
Cette escale à Auckland est donc entre autre l’occasion de rencontrer – enfin ! – le célèbre équipage de Schnaps, avec qui nous sommes en contact depuis plus de deux ans. Ils ont quitté la France à peine après nous, ont suivi notre sillage peu de temps jusqu’au Cap-Vert, puis obliqué vers Panama, survécu à une longue traversée du Pacifique riche en émotions, et ils nous ont ensuite ouvert la voie des Gambier à Tahiti, aux Tonga et jusqu’en Nouvelle-Zélande il y a un an de ça. Nous ressentons donc une certaine impatience à faire connaissance « pour de vrai » avec l’équipage de Schnaps, d’autant plus que depuis un mois ils ne sont pas deux mais bien trois, avec la naissance de Paul mi-novembre ! Nous passons donc une soirée en leur compagnie, en essayant toutefois de ne pas trop gêner les jeunes parents qui doivent s’occuper du bébé.
Mais nous en profitons aussi pour vaquer à quelques occupations logistiques, facilitées par Tomtom et Clairette qui nous prêtent leur voiture, ce qui nous permet d’aller faire les lessives qui ressortent propres en moins de deux heures. Nous passons aussi chez Countdown, l’une des grandes chaînes de supermarchés, pour faire un monstre plein. Les mois précédent notre venue en Nouvelle-Zélande nous ont vus éliminer une grande partie de nos réserves du bord, car nous ne savions pas ce qui allait réellement être jeté par le service de quarantaine. Mais maintenant que nous sommes là et vu que nous comptons poursuivre vers le sud, il nous faut faire un avitaillement sérieux. Nous passons donc trois heures à sillonner les rayons et l’addition se monte à 800 dollars. Pour ce prix là, nous espérons sérieusement que cela tiendra un long moment !
C’est une bonne chose d’être à terre ces jours-là, car une dépression un peu nerveuse circule sur le pays. Nous étions arrivés à Auckland en même temps que le front chaud, qui annonçait la couleur à 20-25 nœuds, mais deux fronts froids suivent, et pendant deux jours, le vent monte de temps à autres à plus de trente nœuds de moyenne, avec des rafales à quarante. Pendant que nous faisons les courses, une bonne ligne de grains orageux vient déverser un déluge sur la région, et à notre retour, Tomtom nous apprend qu’une tornade a fait trois morts dans l’ouest d’Auckland. Bref, ça n’aurait pas été confortable à bord, surtout avec le vent contre le courant, mais Fleur de Sel, mouillée sur deux ancres, n’a pas bronché – nous aurons même un mal de chien à remonter les deux mouillages tant ils ont bien accroché !
Enfin, nous passons une journée à faire un peu de tourisme : le ferry part directement du port et nous emmène en centre-ville pour 14 dollars aller-retour par personne. En route, nous admirons la rade entière, avec l’emblématique Sky Tower en toile de fond. Rangitoto et la base navale de Devonport sur tribord, les « suburbs », le port à containers, et enfin le CBD (central business district) sur bâbord. Sur le front de mer sont amarrés un paquebot de croisière et la frégate Vendémiaire en escale, que l’on avait vue basée à Nouméa, et entre les deux se faufilent de nombreux ferrys qui vont et qui viennent de tous les coins de la ville.
Notre visite commence par un passage du côté du célèbre Viaduct Basin, entré dans l’histoire en 2000 et 2003. C’est là qu’étaient situées les bases des divers challengers, ainsi que du defender, lors des deux Coupes de l’America qui ont eu lieu à Auckland. Pour ajouter à la note mythique du lieu, trônant sur le quai se trouve le « Big Boat » kiwi qui a tenté le tout pour le tout face à une défense américaine pour le moins controversée lors de la première coupe à San Diego, puisque les Américains se sont présentés en catamaran… Dans le bassin, on trouve deux Class America de la précédente coupe, et Steinlager, qui a remporté la Whitbread aux commandes de Sir Peter Blake. Enfin, de l’autre côté se trouve encore la base de Team New Zealand, qui s’entraîne pour la prochaine coupe… Nous ne les verrons pas sortir s’exercer, sans doute en raison des 30 nœuds qui balayent le Waitemata Harbour, mais tout cela a malgré tout un parfum mythique. On sent qu’on circule au milieu de quelque chose, un site qui rappelle une tranche d’histoire dont les Kiwis sont fiers sans non plus en être devenus prétentieux.
Si nous nous dirigeons vers l’ouest du port, c’est aussi pour faire le tour… des shipchandlers. C’est que les courses ne sont pas terminées, pour le bateau du moins, et lorsque nous avons réglé quelques affaires (de beaux joints de toilettes tous neufs, entre autres !), il est temps de reprendre notre tour de la ville – non sans avoir d’abord fait aussi l’acquisition d’un appareil photo numérique compact, pour remplacer les deux qui ont rendu l’âme lors des derniers mois. Un petit tour du côté du campus universitaire, puis de la place Aotea, et nous passons ensuite au pied de la Sky Tower. Un petit coup d’œil dans la Cathédrale St-Patrick, et nous regagnons alors le ferry, les pieds usés d’avoir arpenté le macadam toute la journée. La vue du port au retour est encore plus belle, la lumière entre les grains donnant des éclairages superbes sur la ville et ses environs.
C’est un peu court pour une visite à Auckland, mais nous levons l’ancre dès le lendemain. Le temps s’améliore progressivement, et Schnaps part faire une mini-croisière à laquelle nous nous joignons. Comme c’est samedi, nous ne sommes que l’un des très très nombreux bateaux sur le plan d’eau en cette fin de printemps : c’est alors que prend toute sa signification le surnom d’Auckland, « the City of Sails ». Et le soir même, après avoir parcouru au moins 7 milles (wow !), nos deux bateaux sont mouillés côte à côte sous le vent de Motuihe. C’est l’une des nombreuses îles du Hauraki Gulf, une réserve naturelle, paisible et superbe. Pour Schnaps ce sont des vacances, et pour nous c’est aussi du repos après plusieurs jours en ville, à courir et à subir du vent fort dans un mouillage exposé. Nous avons le plaisir d’inviter Tomtom et Clairette pour un bon repas à bord, non seulement pour les remercier de toute leur aide à Auckland, mais aussi pour tout ce qu’ils ont fait pour nous auparavant : nous laisser des francs pacifiques aux Gambier, nous faire parvenir une bouilloire à Tahiti, nous router vers la Nouvelle-Zélande, sans parler de mille et un petits renseignements ou conseils. Et puis nous espérons qu’une soirée à manger autre chose qu’un plat rapidement cuisiné, et sans avoir à faire de vaisselle, les changera un peu du nez dans le guidon qu’impose forcément l’arrivée d’un tout petit.
Le lendemain, ce sont déjà les adieux, car nous voguons à vitesse supersonique vers Tiritiri Matangi – nous devons solliciter le moteur sur la moitié du trajet, c’est dire ! Heureusement, même si nous allons bientôt être persuadés que dans le Hauraki Gulf c’est tout ou rien au niveau du vent, la destination en vaut la peine ! Nous crapahutons en fin d’après-midi sur la moitié sud de cette superbe île entièrement reboisée il y a quelques années par une armée de volontaires. Les « pests » (ces rongeurs intrus, prédateurs d’oiseaux, comme le rat, le possum, la belette, le putois, et d’autres espèces importées) sont absents de l’île et l’avifaune est véritablement merveilleuse. Elle donne une idée de ce qu’était la Nouvelle-Zélande avant l’arrivée des Européens, lorsqu’elle regorgeait d’oiseaux et que le seul mammifère endémique était une petite chauve-souris. Nous admirons des kakariki, perroquets verts que nous avons bien du mal à prendre en photo, des tui par centaines, des tieke un peu craintifs, ainsi que quantité d’autres encore. Les arbres sont superbes, surtout évidemment les pohutukawa qui commencent leur explosion cramoisie. Et puis sur la pointe est, dominant le golfe, trône un joli petit phare (mais puissant).
Le lendemain, nous parcourons encore la partie nord de l’île, car nous redemandons d’une nature aussi belle à observer que celle-ci. De toutes les manières, le vent est toujours aux abonnés absents, donc nous continuons notre chasse aux oiseaux pendant de nombreuses heures. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’une petite brise nous poussera quelques milles vers le nord, pour passer la nuit à l’île de Kawau. Et puis le lendemain, tant attendu, le vent de sud-ouest dans sa version modérée souffle pendant toute la journée, ce qui nous permet de faire route à l’est. Nous engrangeons 54 milles lors d’une belle navigation par un temps radieux. Les îles qui ferment le mythique Hauraki Gulf au nord défilent : Little Barrier et Great Barrier, et en début d’après-midi, nous passons le haut rocher de Channel Island, qui vient déborder le Cap Colville. Nous sortons du golfe à proprement parler, et nous longeons maintenant l’extérieur de la montagneuse (et très pittoresque) péninsule du Coromandel.
Mais le soir même, lorsque nous atteignons Great Mercury Island (nom maori Ahuahu), non seulement nous tombons amoureux de l’endroit, mais en plus sans le savoir nous baignons encore dans les eaux de la Coupe de l’America. L’île appartient à Michael Fay, celui-là même qui a impliqué en premier la Nouvelle-Zélande dans la Coupe de l’America, et qui a fait construire le « Big Boat » que nous avons vu à Auckland. A quelques encablures de Fleur de Sel, les bâtiments au bord de l’eau sont en fait ceux du Mercury Bay Yacht Club, celui du premier défi kiwi, avant que le Royal New Zealand Yacht Squadron ne réussisse à ravir la coupe. Une chose est certaine, heureusement que nous avons rangé nos T-shirts Alinghi !