Au sec sur la côte est (II)
Comme d’habitude, nous vous conseillons de suivre notre progression sur les cartes de notre page parcours (https://belle-isle.eu/parcours/), qui vous permettrons de mieux situer les nombreux endroits que nous évoquons.
Impossible cependant de s’attarder trop, puisque deux jours de vent portant sont annoncés. D’intensité variable il est vrai, mais c’est une belle occasion pour progresser vers le sud, que nous saisissons donc sans hésiter. Au moteur par moment pour compenser les baisses de forme d’Eole (et notre avancée plus lente que prévue en raison d’un courant contraire persistant), sous voiles le reste du temps, nous progressons toujours et encore vers le sud-ouest.
44ºS, 45ºS, Fleur de Sel nous emmène toujours plus au sud, et on ne réaliserait pas bien que l’on est dans les quarantièmes. Rien à voir avec la navigation très au large sous les même latitudes, puisqu’ici l’Ile du Sud nous protège de la grande houle d’ouest. Et comparée à la descente de la côte argentine, avec laquelle nous ne pouvons nous empêcher de faire le parallèle (la latitude, le climat, la vie marine nous y poussent), c’est une expérience nettement moins tendue, puisque les abris sont plus nombreux, les distances moins grandes, les marées moins importantes. Pour autant il ne faut pas s’endormir, car prendre un mauvais coup de chien ici peut arriver à tout moment, et notre écoute des bulletins météo kiwis depuis deux mois maintenant nous l’a enseigné : il arrive régulièrement que toutes les zones météo qui entourent l’Ile du Sud fassent simultanément l’objet d’un avis de coup de vent ou de tempête. La zone Rangitata dans laquelle nous évoluons est d’ailleurs en ce moment la seule qui n’est pas concernée… Profitons-en, et après deux nuits et une journée de mer, par un temps qui devient progressivement plus humide et gris, nous retrouvons la côte au niveau de Taiaroa Head, après un bon bord au large.
Cette pointe marque l’entrée du Otago Harbour, plan d’eau protégé dans lequel nous entrons, mais elle abrite aussi la seule colonie d’albatros au monde qui soit sur la terre ferme. Le vent étant tombé ce matin là, on n’aperçoit que les tâches blanches sur les pentes herbeuses, mais les albatros ne déploient pas leurs ailes par manque de vent et de vagues. La marée étant favorable, nous nous lançons alors sans délai dans la remontée du chenal. Grâce aux informations en temps réel disponibles à la VHF (service NowCasting, qui couvre une bonne partie des côtes de Nouvelle-Zélande), nous épions la bascule du vent à Nugget Point, cinquante milles plus loin au sud-ouest. Cela marque la fin de notre fenêtre météo, et nous savons alors qu’il nous reste deux heures environ pour nous mettre à l’abri. Une heure et demie plus tard, nous sommes amarrés à Dunedin, au Otago Yacht Club. Encore une demi-heure après, et les quinze nœuds de nord-et qui nous ont portés jusqu’ici se sont mués en trente nœuds de sud-ouest…
Kevin, le manager du club que nous avions contacté à l’avance pour obtenir une place, nous accueille très chaleureusement. Il nous fait signer le livre d’or du club, et nous réalisons que nous ne sommes que le deuxième visiteur de la saison ! Et un peu plus haut, nous retrouvons les noms de voiliers jamais rencontrés mais que nous connaissons bien car nous puisons régulièrement dans la mine d’informations qu’ils ont mis à disposition sur leur site web. Kevin, ainsi que Doug, Bob et Alan, des yachtsmen locaux qui nous adoptent rapidement, se souviendront cependant certainement de notre passage à Dunedin.
En effet, la météo ne laissant entrevoir aucune fenêtre dans les huit jours à venir, nous décidons de caréner à Dunedin (autre facteur décisif, le tarif du club est de loin le plus faible de ceux que nous avons pu trouver partout ailleurs en Nouvelle-Zélande, et de plus nous avons plusieurs choses à régler qui demandent plusieurs jours d’attente). Seulement voilà, le seul ber disponible ne fait que 3m74 de large, et sur le papier Fleur de Sel a un maître-bau de 3m72… Ce n’est pas dit que ça passe ! Le jour venu, nous effectuons la manœuvre, ne sachant pas si nous pourrons tirer le bateau au sec ou pas. Finalement, nous devrons wincher Fleur de Sel en place, car avec les moquettes de protection, nous touchions des deux côtés ! De justesse, mais ça a marché, et sur son petit chariot, Fleur de Sel a gravi les rails en pente du slipway.
S’en sont suivi plusieurs jours consacrés au nettoyage sous pression, au ponçage, et à la peinture de la coque, ainsi qu’au changement de la bague hydrolube et à la révision de l’arbre d’hélice. Nous n’avions pas opté pour l’emballage intégral des appendices comme à la Coupe de l’America et Fleur de Sel et ses dessous rouges dévoilés trônaient alors devant la zone technique du club, et faisaient alors l’objet des commentaires quotidiens de Kevin, Doug, Bob, Alan et quelques autres – non seulement en raison de nos travaux, mais également car ils étaient étonnés par les plans assez inhabituels du Trisbal 36, avec son mètre de tirant d’eau et ses deux dérives, complètement inconnu en Nouvelle-Zélande. Lorsque nous avons eu besoin d’aller en ville – à 20 minutes à pied – l’un ou l’autre nous emmenait en voiture au supermarché, chez le shipchandler, chez un soudeur alu pour faire reboucher un trou sur le safran, ou encore faire le plein de gazole avec nos jerrycans. Inutile de dire qu’ils avaient tous le cœur sur la main.
Bob, soudeur inox retraité a même consenti à nous fabriquer une extension de cheminée pour notre poêle, afin qu’il y ait moins de retours de flamme lorsque le vent souffle en rafales violentes. Quant au soudeur alu, lorsqu’on lui a demandé combien on lui devait, il nous a dit « It’s all right ». Et devant mon insistance à vouloir le régler, il a dit « I drink Speights » (la grande bière brassée à Dunedin). Et le vendeur de peintures, nous voyant repartir pour 3km de marche avec deux pots d’antifouling nous a arrêtés en nous disant qu’il les déposerait plus tard dans la journée au yacht-club. Voilà comment ça se passe à Dunedin, la ville la plus écossaise de Nouvelle-Zélande, fondée lors de la ruée vers l’or à la fin du XIXº siècle. Dans l’Otago, on sent qu’on est en pays écossais : les noms, les traditions, les expressions. Quelque chose qui est parfait, nickel, est ici « good as gold », et ces descendants d’Ecossais recherchent toujours la solution à moindre coût, mais pour ce qui est de la générosité, elle est ici gratuite et n’a pas de prix.
Lorsque Fleur de Sel est retournée à l’eau, avec une coque de nouveau belle, lisse et resplendissante, de notre côté nous avions pu régler de nombreuses choses. Réception et réinstallation de nos feux de mât à LED défectueux, remplacés sous garantie et reçus d’Europe en une semaine à peine. Prolongation de notre visa pour pouvoir séjourner en Nouvelle-Zélande pendant six mois au lieu de trois. Commande et réception de nouveaux avirons pour remplacer ceux noyés à Lyttelton. Bref, nous repartons vers le sud sereins, avec une monture d’autant plus fougueuse qu’elle est maintenant débarrassée des multiples salissures tropicales accumulées des Marquises à la Calédonie en passant par les Samoa. A la VHF, le « Harbour Control » nous félicite de notre temps de parcours à la descente. Il faut dire qu’ils sont un peu stressés de s’assurer que les plaisanciers ne gênent pas le trafic commercial, ce qui nous fait doucement sourire lorsqu’on sait comment cela se passe en Europe où c’est à nous de nous assurer que nous ne nous ferons pas écraser par un pétrolier, que ce soit en Manche, sur l’Escaut ou à St-Nazaire.
Comme prévu, et comme nous le souhaitions, le vent de sud-ouest est tombé alors que nous passons Taiaroa Head, et il cèdera bientôt la place à celui de nord-est qui nous permettra de poursuivre le voyage, mais évidemment les albatros sont alors encore au repos. Cela dit, ce ne sont pas les seuls que nous n’aurons pas vu à Dunedin. Pris par le carénage et les travaux, nous n’avons pas pu en profiter pour explorer les environs. A peine avons-nous pu visiter rapidement la ville et quelques monuments. Mais comme nous en avons l’habitude, c’est en laissant de nombreux trésors inexplorés que nous repartons vers d’autres cieux, toujours un peu frustrés de n’avoir pas pu en découvrir davantage, à l’intérieur des terres notamment. C’est à ce prix cependant que nous pourrons, espérons-le, atteindre d’autres merveilleux endroits, si difficilement accessibles par voie de terre, Stewart Island et le Fiordland notamment.