Fleur de Sel croque la Big Apple
Il faisait encore nuit, ce 4 juin au matin, lorsque Fleur de Sel est entrée dans la baie de New York. Du phare de West Bank, nous entendrons bien mieux l’entêtante corne de brume que nous n’en devinerons la silhouette et c’est sur quelques rares nuages rougeâtres, puis rosissant et enfin dorés, que le jour s’est levé sur Long Island, avec la skyline de Manhattan en arrière-plan. Le pont des Verrazano Narrows, lui, se dessinait auparavant en lumière depuis plusieurs heures, mais c’est maintenant sur un grand ciel bleu qu’il nous accueillait au petit matin dans la partie intérieure de ce port mythique.
Car New York, cette ville qu’on ne présente plus, est avant tout un port. C’est ce qui explique toute la première partie de son histoire, ce qui a fait sa richesse, et ce qui a permis le développement de ces “skyscrapers” extravagants devenus aujourd’hui indissociables de son image. New York, c’est pour l’équipage de Fleur de Sel une escale dans une ville qu’on connait mal (pour Heidi), ou du moins il y a longtemps (pour Nicolas), et outre l’occasion d’en refaire un tour et d’y revoir du monde, nous allons aussi (re)découvrir sa façade maritime.
Après avoir franchi le pont, il y a heureusement peu de circulation en ce dimanche matin : quelques barges, peu de ferries et aucun bateau de touristes, si bien que la Statue de la Liberté s’offre à nous seuls sur babord, de même que les bâtiments de Ellis Island, aussi élégants que chargés d’histoire. Sur tribord, on devine les ponts emblématiques qui relient Brooklyn et Manhattan, tandis qu’entre les deux se dresse un panorama vertical presque intemporel – si ce n’était le fait que la dernière fois que je l’avais contemplé, il n’y avait pas un One World Trade Center aux élégantes diagonales vitrées, mais bien deux tours jumelles plus métalliques, tragiquement disparues sept ans après mon départ de New York. C’est donc encore la même ville, mais différente, qui se dévoile à nous.
Profitant des derniers moments du flot, nous prenons à gauche à l’embranchement de Battery Park, pour remonter la Hudson sur 6 milles jusqu’à la 79ème rue, un peu en aval du George Washington Bridge. Nous nous y amarrons sur un corps-mort alors que le jusant commence à couler sérieusement. C’est là que nous élirons domicile pendant notre séjour, car – et c’est là le comble dans cette ville portuaire – il s’agit du seul endroit où les yachties de visite peuvent décemment faire escale. Il y a bien des marinas ici ou là, mais leur tarif est véritablement prohibitif (bien plus cher que Sydney et ce n’est pas peu dire !) Parmi les autres endroits autorisés, seul le West 79th Street Boat Basin est situé de manière pratique, même si l’on y est amarrés dans le courant, parfois à un demi-mille du quai, et avec un fetch bien plus important encore par vent de SW. Mais on peut y laisser son annexe en sécurité, y prendre des douches chaudes et y faire des lessives à volonté, et pour 30$ la nuit, ce qui parait cher aux standards tourdumondistes peut aussi être vu comme dérisoire aux normes new-yorkaises.
Nous sommes lessivés et nous n’avons alors qu’une envie : nous effondrer pour récupérer de notre traversée éprouvante du Gulf Stream. Malheureusement, ce serait oublier un peu vite que nous venons d’atterrir dans un nouveau pays et qu’il nous faut donc effectuer les sempiternelles formalités. Nous savons depuis la veille (2 appels de 10 minutes par satellite = 40$ : aux US rien ne se fait par mail !), qu’après une entrée fabuleuse dans la ville qui ne dort jamais, le restant de notre journée risque de frôler le cauchemar. Précision importante à ce stade pour ceux qui envisagent un petit détour américain comme nous : on rappelle qu’il est impératif d’avoir un visa américain en bonne et due forme, car un simple ESTA comme celui qui convient à n’importe quel voyageur qui arrive par avion, par bus ou par paquebot ne convient pas : Fleur de Sel n’est en effet pas un opérateur commercial reconnu, et nous allons donc faire usage du visa que nous avions obtenu 9 ans auparavant avant de quitter l’Europe.
Malheureusement, donc, ce n’est pas comme s’il suffisait de se mettre dans la file d’immigration à l’aéroport JFK. Et à notre grand étonnement, aucun officiel ne viendra nous accueillir ou inspecter Fleur de Sel ! Non, il va falloir nous rendre dans deux bureaux situés dans deux obscures zones industrielles du New Jersey. A la question “Et comment puis-je m’y rendre ?”, dans les deux cas on me répond que seul le taxi ou la voiture de location est envisageable. Le second rendez-vous, pour obtenir le “Cruising Permit”, n’est pas urgent, mais le premier (contrôle d’immigration avec scan des passports, contrôle des empreintes digitales et reconnaissance faciale) doit être bouclé dans la journée. Heureusement, ce sont les Etats-Unis et c’est New York, et donc même un dimanche matin, nous n’avons aucun mal une fois à terre à trouver illico une carte SIM data pour pouvoir d’une part nous orienter même une fois au New Jersey, et d’autre part pouvoir faire appel à Uber si nécessaire.
Partis à midi, nous serons de retour vers 20h, après avoir pris un métro, pris le train PATH pour traverser vers le New Jersey, puis un tramway, puis 1h de marche le long d’un immense quai. Contrôle d’immigration réglé rapidement, tout est en ordre, puis Uber pour nous rendre de Bayonne, NJ à Port Elizabeth, NJ, obtention du “Cruising Permit” avec un officiel adorable et qui nous prie d’excuser ce système bancal qui nous laisserait plutôt croire que nous sommes au Malawi qu’aux USA (ses paroles), puis nouvel Uber jusqu’à la gare de Newark. Reste un train jusqu’à Penn Station, et un dernier métro et nous avons alors enfin gagné le droit de retourner à bord (en ne saluant que rapidement les bateaux voisins, qui nous trouveront “peu bavards”, tiens donc !), pour nous effondrer dans un sommeil profond. Bienvenue aux Etats-Unis !
Etonnamment, il fait très frais et pluvieux pour la début juin, mais cela ne va nous empêcher ni d’arpenter la ville, ni de faire quelques opérations logistiques. A commencer par la lessive qui, faute de sèche-linge pris d’assaut, va devoir sécher à bord. C’est l’occasion de remettre en route le poêle, qui n’a pas fonctionné depuis plusieurs années, et le test est concluant, et avec des températures de 13° à l’extérieur l’ambiance à bord est un peu plus agréable. On profite aussi pour aller déposer l’appareil photo et un objectif à réparer, ce qui sera fait dans la semaine, super ! Nous découvrons au passage l’incroyable magasin B&H, où la plupart des vendeurs portent la kippa. Dans l’Upper West Side, le quartier proche de la “marina”, nous profitons de quelques petits restos sympas, où nous dînons notamment un soir avec Sothy et Christophe, du bateau Regulus. Un autre soir, nous prendrons un verre avec eux et avec l’équipage de Manara dans un restaurant tournant en haut d’un immeuble de Times Square.
Nous passons d’ailleurs beaucoup de temps Midtown, ce qui nous permet de resituer, de découvrir ou d’admirer en passant aussi bien le Rockefeller Center, Times Square, l’Empire State Building, le Chrysler Building, Grand Central Terminal, le Lincoln Center, ou la cathédrale St-Patrick. Nous passons évidemment une première soirée avec Louisiane, que nous retrouvons au pied de son bureau sur Madison avant d’aller dîner d’un bon burger, et nous passons le lendemain soir et la nuit chez elle à Brooklyn. C’est l’occasion de découvrir le quartier de Williamsburg dans ce borough devenu branché et clairement plus aéré et vivable que dans la forêt urbaine de Manhattan. Au retour, nous traversons le Williamsburg Bridge à pied, avec une belle vue sur l’East Side, sur le Brooklyn Bridge en pierre et sur le métallique Manhattan Bridge.
C’est l’occasion d’aller faire un tour Downtown, de se rendre à Wall Street, et d’y découvrir quelques vestiges (ne serait-ce-que toponymiques) de la première occupation européenne du site, celle des Hollandais. Attirés par les belle lignes du One World Trade Center, nous errons un peu plus loin, et nous tombons ainsi sur le mémorial sobre et émouvant érigé suite aux attentats (des deux bassins qui sont en fait creusés pour mieux souligner le vide laissé là). Nous ne nous y attendions pas, mais l’endroit nous prend à la gorge et aux tripes. Même sans avoir eu le malheur de perdre là ni proche ni connaissance, nous fondons en larmes sans rien pouvoir y faire, et nous décidons donc de ne pas nous éterniser là. Pour autant, nous apprécions que les New-Yorkais ont su éviter de bourrer le site de drapeaux américains, ce qui ne fait que souligner le côté universellement humain de la tragédie qui s’y est déroulée. Tout en comprenant le symbole de la toute-puissance financière qui a voulu être mis à terre – nous ne sommes qu’à quelques rues de Wall Street – nous mesurons toutefois combien est injuste le choix de New York comme cible. Car s’il est bien une ville-monde aux Etats-Unis, un endroit dans ce pays où vivent en relative bonne intelligence des gens venus de partout, c’est bien ici, où chacun fait les choses tellement différemment de son voisin qu’on ne peut qu’y être plus tolérant qu’ailleurs. L’attaque du 11 septembre était donc à ce titre une attaque contre la civilisation humaine toute entière.
Nous passons enfin toute une après-midi au Met, y faisant un tour évidemment trop rapide des collections si riches, des impressionnistes aux statues antiques, évidemment, mais en y découvrant également des galleries insolites comme celles sur la décoration intérieure américaine ou celles des armures et sabres japonais. C’est d’ailleurs dans l’Upper East Side qui nous commençons notre tournée des souvenirs. Sur la 93ème rue, entre Madison et Park, nous retrouvons l’ancien bâtiment du Lycée Français où j’ai passé un an, avant de pousser jusqu’à Central Park et au grand réservoir, qui a occupé nombre de mes pauses déjeuner. Un autre jour, nous retrouvons pour déjeuner M. Guyot, qui m’a enseigné les maths pendant trois ans. 24 ans après, je me retrouvai plongé dans les souvenirs d’enfance…
Notre séjour new-yorkais touchant à sa fin, il était temps de partir sur les pas de la famille de Heidi, qui avait immigré au New Jersey dans les années 50. Pour ce faire, le plus simple est de s’y rendre avec le bateau, et nous effectuons donc une sorte de marche arrière pour rallier Atlantic Highlands, derrière la péninsule sablonneuse de Sandy Hook. L’horaire matinal est imposé par la marée, mais il nous permet de longer les gratte-ciel illuminés dans la nuit, alors que le courant nous expulse à grande vitesse de la Hudson River. A l’arrivée, nous découvrons un port à l’ambiance nettement plus provinciale et tranquille, et où nous parvenons à faire le premier plein de gazole depuis le Brésil, à un tarif nettement plus intéressant que dans l’état de New-York.
Faisant ici encore appel à Uber, nous nous rendons à Wanamassa, où je découvre l’ancienne maison familiale du côté maternel de Heidi. C’est là que Heidi était venu retrouver sa mère suite au décès inattendu de son oncle alors que nous étions en Uruguay. Et comme la maison va être prochainement vendue, c’était la dernière occasion d’y faire une rapide visite.
Nous allons poursuivre notre virée souvenirs, mais pour ce faire, il nous faut atteindre l’autre côté de New York. Et le lendemain, encore une fois à l’aube, nous levons l’ancre pour passer une troisième fois sous le Verrazano Bridge. Cette fois-ci l’activité portuaire est plus intense (nous y passons en milieu de matinée en semaine), et nous passons à l’est, entre Governors Island et Long Island, avant d’embouquer l’East River à la faveur du courant favorable. A mesure que nous avançons le trajet accélère. Nous passons sous les ponts BMW (Brooklyn, Manhattan et Williamsburg), puis devant le siège de l’ONU avant d’enchaîner avec le Queensboro Bridge, le passage de Hells Gates (où le courant donne une peur bleue aux Américains qui n’ont jamais navigué dans le Golfe du Morbihan !), et le Triboro Bridge.
On atteint alors une partie un peu moins glamour de la Big Apple et on se fait survoler sans arrêt par les avions atterrissant à l’aéroport de La Guardia. De là on aperçoit bien cette grande tour blanche et fine, qui nous avait déjà interpelés lors de notre visite Upper East Side. Il s’agit en fait du nouvel immeuble 432 Park Ave, qui n’est pas à nos yeux une réussite, et qui dénote bien dans le skyline – pour autant on ne doute pas que la vue doit y être sympa ! Ne nous restent alors que deux ponts à franchir pour déboucher tout au fond du Long Island Sound, les Whitestone et Throgs Neck Bridges, mais notre attention devient rapidement accaparée par bien autre chose : nous sommes contrôlés par les Coast Guards, qui montent à bord et vérifient nos papiers durant un bon moment (mais très cordialement). Pas d’inspection de la cuve à eaux noires, ce qui nous arrange, encore que nous étions prêts à montrer notre vanne fermée pour polluer le moins possible dans les eaux côtières.
Après avoir passé la nuit dans Manhasset Bay, sur Long Island, nous repartons le lendemain pour une nouvelle journée souvenirs. Après avoir rallié le continent, quelques milles en face, nous commençons par passer devant le parc de Larchmont, avant de venir nous amarrer dans le port de Mamaroneck, où nous obtenons l’autorisation de rester gratuitement quelques heures sur le quai. Nous faisons le trajet à pied entre Mamaroneck et Larchmont, reconnaissant ici la patinoire de hockey, là le parc, ici encore l’école primaire, avant d’atteindre notre ancienne maison que je montre à Heidi. Au retour, nous retrouvons M. Guyot, qui vient visiter le bateau, nous fait passer voir l’ancienne école secondaire, ainsi que la nouvelle, pour terminer enfin par un bon déjeuner ensemble. Et après cette nouvelle petite excursion sur “Memory Lane”, nous réappareillons pour passer une nuit tranquille non loin sur Long Island, à Lloyd Neck, en route pour découvrir cette fois-ci de nouveaux horizons en Nouvelle-Angleterre.
Ecrit en mer entre Terre-Neuve et les Açores