Un petit tour et puis s’en va
Une trentaine d’heures après avoir quitté Mar del Plata, nous franchissons une ligne imaginaire mais combien symbolique : le quarantième parallèle sud. Nous naviguons dans des contrées hostiles, et cette fois c’est pour de vrai. Les albatros commencent d’ailleurs à devenir plus nombreux. Pas les petits que l’on avait vus déjà le long du sud brésilien. Maintenant nous en voyons qui font une taille moyenne, peut-être 1m50 d’envergure, mais c’est difficile à estimer. La navigation est sans histoire, le vent est portant et modéré, le soleil brille, nous sommes heureux. Si seulement il n’y avait pas cette grande houle du sud qui retourne l’estomac d’Heidi, et ce satané courant qui nous fait perdre un nœud, parfois deux. Ces deux invités ne tardent heureusement pas à s’éclipser, et tout va bien à bord.
Il est temps de laisser passer un premier front, qui vient mettre fin à deux jours de portant. Au petit matin, alors que le vent a progressivement refusé au nord, il est là. Un petit passage nuageux avec vaguement quelques averses et où l’on devine déjà l’éclaircie derrière. Tant mieux, il n’a pas l’air méchant. Et pourtant, comme à la sortie du Rio de la Plata, les rafales seront conséquentes une fois sur nous. Le vent est moins fort, certes, mais un seul ris dans la grand-voile était manifestement trop optimiste. Il faut prendre le deuxième ris, rentrer le génois, et Fleur de Sel déboule à plus de 8 nœuds. Un quart d’heure plus tard, le soleil brille, le vent retombe et souffle maintenant un air très sec du nord-ouest. Ca sent la terre et il y a beaucoup plus d’insectes.
Malheureusement, dans la journée, nous sommes un peu déprimés d’apprendre que Maris Stella, avec qui nous discutions de temps à autre à la VHF lorsque la propagation des ondes nous le permettait, a un problème de moteur. Elles doivent se résoudre à faire demi-tour pour retourner à Mar del Plata. Car sous ces latitudes, on n’improvise pas. Et pour pouvoir raisonnablement trouver de quoi réparer, il faut effectivement remonter. Snif, nous espérons vous revoir tout bientôt ! A l’occasion de nos dernières discussions par radio, c’est Uzaklar II que nous entendons, et qui est en train de nous rattraper. Sympa ! Tout ce petit monde est encalminé, mais le vent ne tarde pas à reprendre du sud-est, pour tourner plus tard à l’est et au nord-est.
La troisième nuit en mer va être un peu plus délicate que les précédentes. Nous le savions dès le départ, et c’est confirmé par Jean qui nous relaie la météo, une petite dépression doit passer sur la Péninsule Valdés en ce vendredi 17 décembre, apportant un vent du sud soutenu. C’est pourquoi depuis le départ nous faisons avancer Fleur de Sel au maximum de sa vitesse, prenant et renvoyant les ris en permanence, de manière à toiler le bateau le mieux possible. Nous essayons d’arriver à la Péninsule Valdés le plus tôt possible, mais nous n’y serons pas assez tôt. Dans la nuit, le vent refuse au nord, puis au nord-ouest au fur et à mesure que la dépression passe à notre sud immédiat. Et puis, alors que nous sommes à une quinzaine de milles de la Caleta Valdés, une franche rotation amène le vent au sud-sud-ouest, et le spectacle commence.
Il est 7h du matin, et nous réussissons à faire route directement sur la Caleta, avec l’aide du moteur pour passer dans le clapot que ne manque pas de créer les 25 puis 30 nœuds de vent s’opposant à 2 bons nœuds de courant. Car maintenant que nous descendons dans le sud, la marée a fait son retour, et elle s’exprime particulièrement dans le coin de la Péninsule Valdés, où de profonds golfes alternent avec des promontoires importants. Il s’en sera fallu de peu, et c’est ce maudit courant que nous avons eu dans les 24 premières heures qui nous a retardés, si bien que nous voici maintenant dans le shaker ! Heureusement, notre moteur a démarré, et nous pouvons tenter une approche un peu osée.
Toute la Péninsule Valdés est un sanctuaire de vie maritime et terrestre autochtone, et la Caleta Valdés est une échancrure étroite et longue sur sa façade est. Cette caleta est, parait-il, de toute beauté. Mais l’entrée en est délicate, car changeante, peu profonde et sujette à un courant très prononcé. Par force 7, elle l’est d’autant plus, mais nous repérons le passage entre les bancs de galets, et ça ne semble pas briser, donc on se lance. Nous approchons lentement, sous moteur, grand-voile à 2 ris et trinquette (que nous ne tardons pas à rouler). C’est étroit, beaucoup plus que ce qui est indiqué sur les cartes ou sur la photo satellite que j’avais visionnée sur Google Earth : environ deux longueurs de bateau, soit 20m environ, mais ça passe, et nous voici soudain dans un petit lagon d’eau plate. C’est ce moment un peu délicat que choisit le gardien du parc pour nous contacter à la VHF en nous signifiant que c’est une réserve naturelle, qu’il est interdit de débarquer, que nous devrons partir dès le coup de vent passé, et en nous demandant les informations concernant notre bateau. Nous lui confirmons que c’est ce que nous comptons faire et proposons de mouiller d’abord et de le recontacter après, ce avec quoi il est d’accord et nous recommande même de mouiller plus au nord.
Nous sommes contents d’être maintenant à l’abri de la mer, et nous avons alors tout loisir de profiter de notre visite. N admirons les otaries et les lions de mer avachis sur les rives de la Caleta, et les nombreux manchots de Magellan – on a bien envie de dire pingouins, puisqu’en anglais ça se dit penguin et en espagnol pingüino. Il n’y a que la langue française qui fasse une distinction entre le pingouin boréal et volatile et le manchot austral et incapable de voler. Il parait que c’est dû à un vote de je ne sais quelle académie de scientifiques français, vote qui serait passé à une voix près. On doute donc de la pertinence absolue de cette distinction, aussi vous nous excuserez d’avance si d’aventure on intervertit les deux mots !
En chemin, nous apercevons un peu plus loin une ouverture bien plus grande, et il semble que ce soit ici la véritable passe. Nous sommes entrés par la petite porte ! Allez, pour ressortir, nous ferons les choses comme il se doit ! Toujours est-il, donc, que le spectacle est superbe. Alors que Fleur de Sel remonte le chenal, que le vent blanchit parfois l’eau de ses rafales, le tout sous un soleil éclatant, nous sommes émerveillés par toute cette vie sauvage. L’allure bonhomme des manchots qui se dandinent sur les bords nous amuse. Et nous avons la chance d’apercevoir quelques guanacos sur les hauteurs, ces cousins patagons du lama andin. Cette fois-ci, ça y est, nous sommes en Patagonie, et nous sommes heureux d’être là. Evidemment, la Patagonie, c’est grand, il nous reste beaucoup de chemin, et pas des moindres, mais c’est déjà une petite victoire pour nous. Surtout lorsque l’on apprend que Yoon et son Intrepid ont aussi du faire demi-tour pour avarie. Nous sommes heureux d’être parmi ceux que la mer a laissé arriver en Patagonie.
En Patagonie argentine, même, car rien ici ne ressemble à sa voisine chilienne douchée de 4m d’eau par an. Ici, ce serait plutôt en 10 ans que tomberait la même quantité d’eau, et la végétation est toute rabougrie, maigre et clairsemée. Tout semble desséché par le vent et grillé par le soleil. Et le spectacle en est peut-être encore plus exotique. Nous en profitons autant que nous pouvons pour graver ces images dans nos yeux, car nous repartons dès le lendemain à l’aube. Le vent se sera calmé, et repartira au nord. Il sera donc l’heure pour nous de continuer la route vers le sud. Ca ne manquera pas de faire plaisir au gardien qui semble nous faire comprendre que notre séjour ne doit pas dépasser le strict nécessaire. Evidemment, nous faisons bien attention à gêner le moins possible : pas de rejets de déchets (même organiques), pas de débarquement, pas de chauffage. Nous ne faisons que prendre des photos. L’attitude intransigeante nous étonne, car les informations que nous avions indiquent qu’il est effectivement interdit de débarquer. Rentrer en bateau semblait autorisé, en revanche, raison pour laquelle nous nous sommes dirigés ici. Mais ce ne sera pas la première fois qu’il y a incohérence entre tout cela, et de toutes les manières nous levons l’ancre après une bonne nuit de repos.