Go West !
L’alizé soufflait fraîchement au moment où l’on a quitté Maupiti. Aussi, pendant les deux premiers jours, la paisible navigation tropicale sous les latitudes clémentes ressemble plutôt à une partie de flipper. Même au portant, vu comme la mer est courte et parfois désordonnée, il est téméraire de vouloir garder les panneaux ouverts. Aux mouvements quelque peu chaotiques, il faut donc ajouter la chaleur que le soleil ne manque pas d’entretenir dès son lever et jusque bien après son coucher. Faire la cuisine relève de l’exploit acrobatique, mais on parvient tout de même à s’alimenter. De toutes les manières, dans ces conditions, Heidi ne peut avaler que quelque chose de simple. On nous croirait masochistes à nous voir nous précipiter hors d’un lagon parfaitement protégé pour aller nous jeter dans 20 à 25 nœuds de vent. Mais voilà, nous finirons par toucher les dividendes de ce moment un peu inconfortable.
Le troisième jour de mer, le vent se modère un peu et dans la nuit, tandis que nous continuons à avancer dans un vent gentillet, on voit à l’horizon que ça crépite au loin. Très au loin en fait, puisque la photo satellite nous indiquera que les orages se trouvaient à 150 milles au nord. Au sud se trouve une petite dépression en formation, et qui viendra dès le lendemain apporter une semaine de vents contraires aux Iles de la Société. Dans les prévisions, nous avions repéré cette fenêtre de la dernière chance, ce petit trou de souris entre deux perturbations, et la dernière occasion d’avancer avant une semaine au moins. En visant bien, nous nous y faufilons, et certes le vent nous abandonnera quelques heures, mais pour reprendre peu après au sud. Et voilà, nous avons franchi un front, avec vaguement trois gouttes de crachin. On les aime bien comme ça !
L’autre bonne surprise de ces premiers jours de mer, ce fut la prise d’un bon gros thazard, qui a décidé de mordre à notre ligne. Enfin ! Depuis qu’on attendait ce moment, c’est la jubilation ! Evidemment, lorsqu’on réalise qu’il nous faut remonter à bord, tuer, vider et fileter un bon gros poisson d’1m30, c’est une autre histoire… Car le bestiau nous remplira un tupperware de chair fraîche, trois autres tupperwares de poisson salé, et encore un dernier de poisson séché ! Comment faire pour consommer tout cela sans être écœuré par cette chair pourtant si tendre, si fine et si délicate ? Autant dire qu’il nous faut faire preuve d’inventivité tout d’abord de manières de le conserver, mais aussi pour le cuisiner.
La route vers l’ouest est si rapide que nous commençons à entrevoir une arrivée aux Samoa plus vite que prévu, sans doute un vendredi soir ou un samedi matin. Mais l’observance du week-end y est telle qu’il nous serait impossible de faire les formalités avant le lundi matin, ce qui signifierait deux jours passés à attendre à bord sans pouvoir mettre le pied à terre. Nous décidons donc d’obliquer vers Suwarrow en attendant. Nous avions initialement prévu de passer par cet atoll, mais la fenêtre météo semblait bonne pour viser directement les Samoa. Trop bonne, en fait, puisque nous sommes allés si vite. Décidément, entre ça et trop de poisson, nous avons des problèmes décidément très pénibles à gérer 🙂 Il nous faut mettre un peu de nord dans notre ouest pour aller vers Suwarrow. Une fois passés en bordure de l’anticyclone suivant – deux anticyclones étaient séparés par le front qui a été quasi-invisible pour nous – le vent souffle du secteur sud puis sud-est, ce n’est donc pas un souci. En revanche, son flux a une fâcheuse tendance à l’irrégularité, si bien que les rafales dans lesquelles nous sommes surtoilés succèdent aux molles dans lesquelles Fleur de Sel bouchonne avec trop peu de surface de voile. Quelques grains viennent nous faire prendre des ris qu’on doit renvoyer par la suite, parfois même une demi-heure après.
Aux trois-quarts de la route, nous croisons le Polynesia, porte-container qui se rend à Apia (Samoa) puis Pago Pago (Samoa Américaines). Il se déroute pour venir nous voir et le commandant lui-même se préoccupe à la VHF de savoir si tout va bien à notre bord. Oui, oui, répond-on, tout va à merveille. Evidemment, ça bouge pas mal, nous accumulons l’inévitable fatigue, mais cela est notre lot normal et au bout de quelques jours on commence à s’habituer. Evidemment, quand les rafales se font plus fortes et que nous accusons des coups de roulis de plus en plus importants, le délai d’accoutumance en est augmenté. Car avec un passage pluvio-nuageux cette nuit-là, c’est ce qui nous attendait. Courage, moussaillons, nous ne somme plus qu’à 150 milles du but. Et dans la nuit suivante, alors que le vent passe de plus en plus à l’est, nous empannons et notre route au nord devient subitement plus stable que sur l’amure précédente. C’est l’occasion pour l’un comme pour l’autre de prendre un peu de repos avant l’atterrissage.
Après presque six jours en mer, nous nous présentons devant la passe de l’atoll. Un peu déconcertant, cet atoll, car il n’y a que très peu d’îlot émergés. Il parait que les trois-quarts ont disparu dans un cyclone en 1942. Comme personne n’y habite, il n’y a pas de balisage. Mais même s’il fait évidemment couvert, on discerne suffisamment les récifs à éviter, et quelques minutes plus tard nous découvrons le côté sous le vent d’Anchorage Island, derrière laquelle se dandinent déjà deux voiliers. Après un bon petit-déjeuner et après avoir installé les tauds de soleil, c’est l’heure du repos. Un bruit de moteur hors-bord vient nous tirer de notre sieste : ce sont les deux « rangers » de l’île, qui nous ont courtoisement laissé quelques heures de récupération. Ils viennent pour faire toute la paperasse, qui se compose d’une succession impressionnante de documents. Immigration, biosécurité, douane, autorités maritimes, santé et j’en passe. Evidemment, lorsqu’on ne souhaite que passer quelques jours à Suwarrow, ça semble un peu lourd, mais il est vrai que nous arrivons dans un nouveau pays, les Iles Cook, et le tout est néanmoins expédié sans trop de délai.
Le lendemain nous faisons le tour du motu, qui n’est pas grand, mais il fait chaud. Aussi les cocos vertes que nous proposent Harry et Antoni, les deux gardiens, pour nous désaltérer sont-elles les bienvenues ! Heureusement, il n’y a pas vraiment de superbes coquillages sur les plages. Heureusement, car on serait tentés de les ramasser alors que c’est interdit. En fait, presque tout est interdit. Nous ne sommes autorisés à mouiller qu’à l’endroit où nous sommes, ce qui convient bien par vent d’est, mais nos voisins nous confirment que par temps du sud la protection est quasi-nulle. La baignade est fortement découragée autour du bateau en raison des requins qui sont nombreux et parfois agressifs. La pêche sous-marine est interdite, la plongée en bouteilles aussi. Nous n’avons de toutes les manières pas le matériel, mais nous avons un peu l’impression que ce très bel atoll, déclaré Parc National, est un peu trop sévèrement gardé. Au point qu’on tourne assez vite en rond faute de vraiment pouvoir en profiter. Nous ne réussissons pas à voir les raies manta qui viennent pourtant souvent dans le coin. Et nous nous décidons malgré tout à faire un snorkeling, au cours duquel nous ne verrons heureusement que quelques petits requins de récif, tandis que les poissons et le corail sont jolis sans être exceptionnels.
Nous essayons d’engager un peu la discussion avec Harry et Antoni. Ils nous expliquent qu’ils sont postés à Suwarrow pour six mois, de fin mai à fin novembre, c’est-à-dire en dehors de la saison cyclonique. Parmi neuf candidats, ils ont été les deux à être retenus et c’est leur première saison sur place. On ne sait pas si les gardiens précédents n’ont pas été reconduits ou si l’un des deux est décédé, ce qu’on nous a dit par la suite. Mais on remarque surtout que Harry et Antoni semblent encore chercher leurs marques. Ils ne connaissent pas encore bien l’atoll, et surtout on doit l’avouer, nous sommes un peu déçus de ne pas avoir affaire aux rangers précédents, dont les voiliers racontent tant de bien. Si ici nous sommes accueillis cordialement, d’autres racontent qu’ils ont fait l’expérience d’une hospitalité débordante. Mais nous ne connaîtrons pas ça, c’est dommage. En revanche, il est intéressant d’apprendre en discutant avec eux, que les Iles Cook subissent les mêmes problèmes que la Polynésie Française : alcoolisme, cannabis, chômage, émigration, balance commerciale extrêmement déficitaire, disparition du mode de vie traditionnel, mélange de l’anglais et du maori par les enfants. En revanche, il est à nos yeux une différence fondamentale : ils semblent parfaitement au courant de l’étendue insoutenable des déséquilibres économiques qu’entraîne l’importation d’aliments occidentaux. Ils nous racontent même que certains achètent du poisson surgelé ou en boite, au lieu d’aller simplement pêcher le poisson qui nage devant chez eux. En Polynésie Française, pas une fois quelqu’un n’avait semblé réaliser à quel point leur mode de vie n’est pas en adéquation avec leurs ressources. Eh oui, nous voici maintenant en Polynésie anglophone, et la différence de langue traduit surtout une approche occidentale très différente !
Malgré l’impossibilité d’aller explorer d’autres coins du lagon, nous passons néanmoins de bons moments en rencontrant d’autres équipages, et c’est surtout en leur compagnie que nous allons passer du temps – si l’on excepte un peu de bricolage comme le remplacement de la courroie de transmission ou l’installation de nouvelles prises 220V. A bord de Saravah tout d’abord, se trouvent trois jeunes, et le skipper embarque de temps à autre des équipiers plutôt baroudeurs, si bien qu’en plus de Laurent, jeune capitaine, se trouvent à présent à bord Ben et Elsa. Ils sont marrants et font route assez rapidement vers la Nouvelle-Calédonie. Le lendemain de notre arrivée, nous nous retrouvons seuls pour une nuit dans le mouillage, et puis les deux jours suivants arrivent un puis deux bateaux américains.
Nous faisons d’abord connaissance avec Dana et Chris, à bord de Kind of Blue, et qui suivent à peu près la même route que nous depuis les Marquises. Ils sont jeunes aussi et nous passons une bonne soirée à bord de Fleur de Sel, invitation qu’ils nous rendent le lendemain. On y mange des crabes de cocotiers qu’ils ont attrapés à terre, tandis que nous avons concocté une salade de cœur de palmier – malgré les restrictions importantes, nous avons eu l’autorisation des gardiens d’en prélever, ce qui ne devrait pas porter à conséquence vu le nombre phénoménal de cocotiers ! Pour notre dernier soir, c’est chez Nila et Ed, à bord de Quixotic que nous nous retrouvons tous ensemble pour un festin. Poisson et crabe sont de la partie, sans oublier la délicieuse panna cotta à la vanille et allégée au yaourt nappée de framboises chiliennes qu’Heidi a préparé. Miam la soirée est sympa et en plus nous jouons les stars en leur projetant les cartes et les photos de notre parcours un peu atypique par les latitudes plus fraîches. C’est fou ce que ça fait du bien de voir des photos de glaciers lorsqu’il fait 30° ! C’est vrai que Nila et Ed nous servent aussi des glaçons avec l’apéro et c’est le grand luxe…
Pourtant, il est déjà temps de repartir. En fait, notre escale à Suwarrow a duré 5 jours, et elle s’est prolongée un peu au-delà de nos premières intentions en raison de la météo capricieuse. Nous avons eu la visite d’une ligne de convergence accompagnée de grains jamais très violents, mais qui auraient rendu la navigation un peu pénible. Et sur le strict plan nautique, il aurait même été préférable de rester encore un jour. Oui, mais voilà, en restant un jour supplémentaire, il serait quasiment impossible d’arriver aux Samoa avant le week-end. Rebelote avec cette contrainte, c’est ce qui explique que nous avons malgré tout pris la mer par un temps très calme, et commencé cette nouvelle traversée par presqu’une journée de moteur. Pas très passionnant, mais au moins ça permet de recharger les batteries !
Et puis, sur la surface lisse de l’océan sont apparues de petites rides, qui ont bientôt permis à Fleur de Sel de prendre une légère gite. Quelques quarts d’heure plus tard, il était enfin possible d’accorder un repos mérité au cher moteur diesel qui répond toujours présent lorsqu’on le sollicite. La journée a été merveilleuse, passée dans une douzaine de nœuds de vent par le travers, à glisser vers l’ouest, tous capots ouverts, et par un temps superbe sans être trop chaud – le vent du sud a du bon ! Mais le lendemain, nous avions gagné vers le couchant, l’anticyclone avait un peu enflé et s’était surtout rapproché de nous. Nous voilà donc entrés dans le vif du sujet : l’alizé forcit pour atteindre force 5. Rien d’insurmontable pour la vaillante Fleur de Sel, qui continue de tracer sa route en maintenant 6 nœuds de moyenne. Mais la mer du vent se forme progressivement, tout en venant se mêler à la fois à une belle longue houle du sud, ainsi qu’à une autre houle bien courte du nord-est. Ca devient un vrai mic-mac ! Et voilà que dans la nuit on entend par moments quelques grondements de vagues un peu hautes quand tout se petit monde se rencontre. Ca forme des pyramides qui n’ont certes rien de dangereux, mais dont on se dit malgré tout que « Tiens, le vent ne me paraissait pas aussi fort que ça, mais les vagues sont tout de même hautes ! » Le régulateur d’allure nous remet cependant sur la route à chaque fois (à quelques degrés près en fonction des molles et des rafales), mais surtout Heidi est bien vite KO avec ce régime-là. A la longue, on finit par acquérir de l’expérience et c’est un peu le leitmotiv dans ce Pacifique Sud : on y trouve toujours des houles venus d’on ne sait où qui viennent se croiser avec d’autres vagues générées parfois encore plus loin et au milieu de tout ça on se dit qu’un bateau un peu plus gros, un peu plus stable, arriverait certainement à mieux passer dans cette mer, en se faisant moins balloter dans tous les sens.
Mais tout a une fin, les traversées idylliques comme les traversées plus éprouvantes. Et dans la deuxième nuit passée à pleine vitesse, à subir sous grand-voile réduite au deuxième ris une bonne rafale venue de temps à autre d’un vague nuage à peine visible même sous la pleine lune, nous apercevons loin dans le sud les lumières de Tutuila, l’île principale des Samoa Américaines. Nous sommes un peu déçus : nous sommes le 4 juillet au soir mais on ne voit pas de feu d’artifice en ce jour de fête nationale américaine ! Nous avions pourtant fait l’effort (de manière fortuite, il est vrai), de nous en approcher le bon jour. Pas d’arrêt pour nous à Pago Pago, la capitale. L’île ne semble pas si dénuée d’intérêt que ça, mais la plupart des bateaux s’arrêtent surtout dans ce mauvais mouillage pour pouvoir y recevoir des pièces expédiées des Etats-Unis. Mais pour notre part, nous n’avons heureusement pas de problème technique majeur, et nous souhaitons découvrir la culture samoane dans les îles indépendantes de Savai’i et d’Upolu. Elles sont bien plus vastes, moins touchées par l’occidentalisation, et cette dernière n’est qu’à une quarantaine de milles de Tutuila. Nous ne tardons pas à apercevoir le phare de Fanuatapu dans l’ouest, et c’est à l’aube qu’on approche d’Apia, la capitale qui se situe sur la côte nord de l’île d’Upolu.
Puisque nous sommes encore en train de nous nourrir avec le thazard attrapé peu après Maupiti, nous n’avions pas encore osé repêcher, mais la veille au soir, j’ai remis la ligne à l’eau. Au petit matin, Heidi à qui j’avais oublié de le dire me fait la remarque : « Ah, tu as remis la ligne à l’eau ? » A peine a-t-elle terminé sa phrase que tchack ! la ligne se tend et ça tire très très fort. Fleur de Sel va toujours vite, et on la fait ralentir comme on peu. Commence alors la remontée de la ligne, longue et sportive. Au bout, nous faisons connaissance avec thazard n°2, le cousin du premier, qui fait au moins la même dimension si ce n’est plus ! Je dois m’y reprendre à trois fois avant de réussir à le hisser sur le passavant – et cela me vaudra un bon muscle froissé dans le dos. Evidemment il va falloir s’en occuper à l’arrivée, et ça fait toujours beaucoup, mais c’est tellement bon !