La plus inhospitalière des côtes [1] : Abrolhos et Shark Bay
Il faut environ 48 heures de mer pour rallier les Iles Abrolhos au départ de Rottnest, mais pour nous cela s’est fait en deux temps. Nous avons en effet fait une halte un peu avant la mi-parcours parce qu’un front assez musclé a décidé de venir perturber notre remontée de la côte ouest. Parmi les rares abris possibles sur cette côte, nous avons opté pour les Green Islands, et nous sommes donc entrés dans le récif frangeant qui déborde la côte au nord de Perth, récif que nous longions quelques milles au large, passant d’ailleurs dans la nuit le site du naufrage du Vergulde Draeck. On peut alors mouiller derrière deux jolies îles (verdoyantes, comme le nom l’indique, et c’est suffisamment rare pour être relevé), que relie un banc de sable à marée basse. L’endroit est rouleur, mais c’est tout ce qu’il existe dans le coin. Nous laissons donc là le vent tourner au nord-ouest, puis à l’ouest, puis au sud-ouest, tandis que nous dansons à chaque marée haute. Enfin, après deux jours, nous nous extrayons de là, non sans subir une nouvelle session de shaker le temps de nous frayer un passage entre les récifs et de sortir du lagon, car la grande houle de sud-ouest est maintenant bien prononcée. Le lendemain, nous approchons enfin des Abrolhos, mais ce n’est qu’à quelques milles à peine que l’on aperçoit enfin ces îlots à fleur d’eau, et découverts par Houtman en 1619.
Ils sont répartis en quatre groupes, et notre visite commence par Pelsaert Island et le groupe du même nom. Cette longue île qui serpente sur plusieurs milles protège un grand lagon qui est pour nous une bénédiction. Par le vent de sud-est enfin revenu, l’eau y est plate et c’est un bonheur de pouvoir se reposer, mouillés par 2m de fond, dans une eau turquoise, et devant un joli cordon de sable blanc. Nous y sommes là avec deux autres voiliers, dont Blue Yonder rencontré à Fremantle. Un autre navire dort non loin depuis des siècles, et rappelle à quel point cette côte, et particulièrement ces îles, sont dangereuses : le Zeewijk, qui vint se briser sur le récif en 1727, les survivants construisant un bateau de fortune pour rejoindre Batavia, l’actuelle Jakarta.
Le surlendemain de notre arrivée, nous remettons en route vers le groupe suivant, le Easter Group, que nous atteignons alors que le vent s’essouffle. Nous venons amarrer Fleur de Sel sur l’un des corps-morts derrière Leo Island, dans un dédale de corail absolument superbe vu des barres de flèche. Et comme le vent décide de jouer les grands absents, nous en profitons le lendemain pour faire un snorkelling sur le Rootail Reef, un joli coin mais à la visibilité médiocre. Il faut remarquer cependant qu’il y a du corail par 28-29°S aux Abrolhos, et que ce sont les récifs coralliens les plus au sud de l’Océan Indien. C’est le Courant de Leeuwin qu’il faut remercier, lui qui propulse de l’eau chaude tropicale vers le sud le long du talus continental. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on serre la côte en remontant vers le nord, en restant au-dessus du plateau continental, afin d’éviter le plus fort du courant contraire.
Nous passons encore deux nuits au nord de Rat Island, la plus grande du groupe, par un temps absolument calme. De là on devine l’activité des pêcheurs qui vont et viennent depuis une multitude de cabanes avec quai entassées sur l’île. La plupart des îles de l’archipel sont d’ailleurs prises d’assaut comme cela par les pêcheurs, et cela donne une résultat assez drôle, avec des cahutes colorées sur ces bancs de sables perdus en mer. En route ensuite pour le Wallabi Group, le plus important et le plus célèbre, car c’est là que le Batavia fit naufrage en juin 1629, en suivant la route rapide découverte par Brouwer – naviguer plein ouest dans les quarantièmes sud pour remonter ensuite plein nord vers Java, avec le risque cependant de se fracasser sur l’Australie.
L’histoire de ce naufrage s’impose, tout au moins en la survolant, car elle est trop atroce pour être passée sous silence, et on aurait même de la peine à inventer un scénario aussi sordide. Les centaines de survivants se sont regroupés à terre et le capitaine Pelsaert est parti avec la chaloupe à la recherche d’eau. N’en trouvant pas sur les îles, ni sur le continent à une quarantaine de milles, celui-ci partit chercher de l’aide à Batavia, sa destination première. Or, pendant ce temps, il avait laissé les survivants sous le commandement du marchand Cornelisz, qui avait été sur le point de déclencher une mutinerie à bord avant le naufrage. Une fois le capitaine parti, ce dernier instaura un règne de la terreur, massacrant plus de 100 des survivants, y compris femmes et enfants, et réduisant d’autres femmes en esclaves sexuelles. Seul un groupe sur West Wallabi Island échappa au carnage, Cornelisz l’ayant éloigné avant de passer à l’acte sous le prétexte de devoir chercher de l’eau. Or ceux-ci, menés par Wiebbe Hayes, avaient non seulement trouvé de l’eau mais aussi de la nourriture : les wallabies peuplant l’île. Quand la troupe de Cornelisz donna l’assaut plusieurs fois, elle était affaiblie, tandis que les défenseurs avaient de quoi subsister et avaient construit de petits “fortins” en roche calcaire. L’un de ces assauts était en cours lorsque Pelsaert réapparut, de retour de Batavia avec le navire Sardam. Hayes parvint à expliquer son point de vue avant Cornelisz, il y eut un procès expéditif, et sept des plus grands responsables furent pendus sur place, tandis que deux autres furent abandonnés sur le continent – on n’entendit plus jamais parler de ces premiers Australiens d’origine européenne. Sur 316 personnes à bord, seules 116 survécurent à cette terrible histoire, et l’épave fut redécouverte sur le récif en 1963.
A notre arrivée dans le Wallabi Group, nous laissons Beacon Island sur tribord – c’est là que sont enterrés des dizaines de victimes du massacre. Sur babord, nous longeons Long Island, et après une jolie petite pause snorkeling à sa pointe nord, nous tentons de venir mouiller sous son vent, mais la baie nous parait trop profonde et irrégulière pour s’y sentir en sécurité. Nous ne débarquerons donc pas, mais à ce qu’on a compris, c’est là que furent exécutés les criminels et une fausse potence à terre évoque sans aucun doute cet épisode. Nous venons donc mouiller du côté du repaire de pêcheurs de Pigeon Island, dans quelques mètres d’eau et sur fond de sable, ce qui est plus tranquillisant. Nous en profitons pour nous rendre sur West Wallabi Island en annexe. C’est la plus grande des îles, et à terre nous parvenons à observer des dizaines de wallabies ! On y voit aussi deux foyers en pierre calcaire dans lesquels les “gentils” de l’histoire avaient fait du feu, ainsi que deux fortins de défense de l’île. Après deux nuits dans ce mouillage, il nous faut encore attendre car la houle à l’extérieur est déchaînée. Nous tentons de mouiller dans Turtle Bay, mais les vagues contournent l’île et rendent cette jolie plage infernale, mais nous trouvons notre bonheur en poursuivant un peu plus loin. Nous passerons deux nuits de plus là, faisant quelques travaux d’amélioration et d’entretien à bord.
Enfin, la houle semble s’être calmée et le vent est favorable pour la suite de notre trajet, et nous nous élançons donc pour une étape qui s’annonce bien. La journée se passe merveilleusement, Fleur de Sel avançant vite et bien. Mais une fois la nuit tombée, le vent forcit un peu comme prévu et la mer grossit bien plus encore tout en devenant franchement chaotique, pas comme prévu ! Plusieurs fois dans la nuit, alors que le vent souffle du sud, le pont se fait balayer par de grosses vagues venant du nord-est, direction dans laquelle se trouve seulement la côte à une trentaine de milles. Mais il s’agit de falaises, et la seule hypothèse que j’envisage, c’est que la forte houle se réfléchit sur les falaises et crée un mauvais ressac. Ce serait étonnant qu’il aille aussi loin au large, mais comment expliquer cela autrement ? En tous les cas, inutile de dire que nous gardons nos distances avec la côte jusqu’au dernier moment, et s’ils avaient eu le GPS, les navigateurs du Zuytdorp auraient certainement fait de même. Mais tout comme les autres hollandais fracassés sur cette côte, ils n’avaient alors pas de moyen de mesurer leur longitude et ils poursuivirent trop loin, venant simplement se fracasser sur les falaises. On n’entendit plus jamais parler d’eux jusqu’à ce que l’épave soit découverte il y a quelques décennies. Décidément cette côte est la plus sauvage des côtes sauvages…
Pendant cette nuit d’enfer, au moins avons-nous marché comme prévu, et nous nous présentons à l’aube à l’entrée de South Passage, ce qui permet d’avoir la fin du flot, et donc d’éviter le courant contre la houle sur la barre. Au nord de ce détroit, la longue Dirk Hartog Island porte le nom de premier Hollandais à naviguer dans les parages, en 1616. Sur notre tribord, au sud, nous doublons les superbes falaises de Steep Point, la pointe la plus occidentale du continent australien ! Quelques pêcheurs sont là, sur la pointe, au petit matin, et nous regardent passer. Ils campent là, ayant atteint ce site reculé avec leur 4×4, à 150km de piste de la route côtière ! Nous mouillons dans Shelter Bay, où d’autres voiliers attendent la bonne fenêtre pour partir vers le sud, et nous sombrons bientôt dans un bon sommeil réparateur.
Une fois franchi le reste du South Passage, ce qui se fera sans histoire tôt le lendemain, avec la marée, nous avons atteint Shark Bay. Ce très vaste plan d’eau aux multiples ramifications est un trésor naturel, car les eaux sont en majorité très peu profondes, ce qui en fait la plus grande prairie marine du monde, avec 10% de la surface mondiale – c’est-à-dire qu’on y trouve de gigantesques herbiers (à ne pas confondre avec les algues). En conséquence, la faune marine est elle aussi très riche. Nous y verrons des dauphins, des dugongs et même des raies manta, mais à la bonne saison on peut aussi y voir des baleines, et évidemment des requins comme le nom l’indique, même si nous n’en verrons pas. Un autre organisme habite l’un des recoins de la baie : les stromatolites de Hamelin Pool. Il s’agit d’une des plus anciennes espèces de la planète, et ce sont des bactéries qui réalisent des concrétions rocheuses un peu à la manières des coraux. Mais le plus fabuleux, c’est que parmi leurs déchets figure le dioxygène, le gaz qui nous est si vital. Or, ce sont précisément ces organismes qui, au terme de centaines de millions d’années d’existence, ont fini par rendre notre planète habitable. Bien évidemment, ceux qu’on voit dans Hamelin Pool n’ont que quelques dizaines de milliers d’années, mais ce sont les descendants de nos bienfaiteurs, et quasiment les seuls survivants au monde. Malheureusement pour nous, la visite à Hamelin Pool est compliquée en bateau, d’autant plus qu’il s’agit d’une réserve naturelle classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Mais surtout, la météo n’a pas coopéré pour nous permettre d’aller voir ces “rochers” qui ne payent pas de mine et qui sont pourtant si extraordinaires. Je profite cependant de cette occasion pour vous inciter à regarder l’excellente série documentaire “Australia’s First 4 Billion Years”, dans laquelle vous aussi pourrez voir les stromatolites, ainsi que des dizaines d’autres merveilles uniques au continent australien, le tout raconté avec brio.
La météo, je l’ai dit, nous a rendu la vie difficile dans Shark Bay. C’est que, je l’ai dit aussi, les fonds sont très peu profonds. Que les distances y sont très grandes. Que les marnages commencent de nouveau à être conséquents, et les courants avec. Et surtout qu’il n’y a que peu d’abris et quasiment aucun de secteur nord à nord-ouest. Ajoutez enfin à cela que notre dernier passage en magasin remonte à trois semaines, et que nous souhaitons saisir ici l’opportunité de ravitailler un peu. Pendant quelques jours, nous allons donc jongler avec le vent qui va faire deux fois le tour du quadrant. Nous passons la première nuit derrière Ant Island, dans le sud de la baie, après avoir doublé le Cape Heirison (sic !), et le grand port de Useless Loop, qui dessert les immenses marais salants de Useless Inlet, et que l’on voit de loin avec son imposant tas blanc. La journée du lendemain est longue, car elle nous voit partir bien avant l’aube pour atteindre en début de matinée le village de Denham (600 habitants, seule localité à 120km à la ronde). Nous y passons deux heures chrono, le temps de faire quelques courses, de vider nos poubelles et de prendre une douche. Eh oui, nous profitons des douches publiques, car nous avons constaté la veille la rupture d’un boulon sur notre nouveau désalinisateur, ce qui nous embête bien vu l’aridité de la région. Mais nous repartons bien vite de ce petit port absolument pas protégé de l’ouest ou du sud. Notre idée est de tenter d’entrer dans Big Lagoon, une entaille bien abritée et qui semble magnifique. Seul problème : l’entrée est très très peu profonde à marée haute. Nous nous y reprenons à quatre fois sans succès, nous plantant à chaque fois dans 1m d’eau, toutes dérives relevées. Il faut alors nous rendre à l’évidence : nous ne parviendrons pas à rentrer et ses beaux paysages nous resteront étrangers.
Il nous faut nous rabattre sur Quoin Bluff, sur Dirk Hartog Island, à 20 milles de là, et nous n’y arrivons que peu de temps avant la tombée de la nuit, alors que le vent d’ouest commence déjà à se lever. Nous allons passer trois jours dans les parages, changeant de mouillage au gré du vent. La deuxième nuit, après le passage du front, nous dormirons derrière Notch Point, protégés du vent du sud, et la troisième dans Tetrodon Loop, protégés de l’est. Ce dernier mouillage est particulièrement magnifique, puisque nous nous trouvons alors en face d’immenses dunes de sable et qui viennent se jeter dans la baie peu profonde où Fleur de Sel se repose. Il a d’ailleurs fallu ici encore entrer à marée haute, avec tout juste quelques décimètres sous la coque. Même notre promenade en annexe se verra limitée par le peu d’eau dans le bassin ! Mais déjà, à la marée haute du lendemain, il nous faut partir. En effet, le vent doit repasser à l’ouest pour un deuxième passage frontal, et nous pouvons profiter de cette occasion pour avancer tout en visitant la chaîne d’îles fermant Shark Bay. Nous longeons Dirk Hartog Island pendant tout un après-midi pour passer la nuit à son extrémité nord, sous le vent du Cape Levillain. Et le lendemain, nous naviguons au “travers serré” (euphémisme moqueur à bord quand le petit largue promis se transforme en près), franchissant le Naturaliste Channel, longeant Dorre Island pour venir mouiller à Red Cliff Point sur Bernier Island. C’est dans cette baie peu profonde (il y a un leitmotiv) mais bien protégée que nous étalons le deuxième front. A terre, nous découvrons encore un beau paysage de dunes, de roches sablonneuses rouges et de broussailles basses à perte de vue. Malheureusement il fait gris et nous n’avons pas le temps pour une véritable randonnée, mais nous parvenons néanmoins à entre-apercevoir un rare Banded Hare Wallaby, l’espèce de wallaby miniature qui n’existe plus que sur ces îles.
Partant encore tôt le lendemain (il faut profiter de la marée et surtout devancer la rotation du vent), nous faisons alors route plein est vers Carnarvon, petite ville de 5’000 habitants installée à l’embouchure de la Gascoyne River, sèche la plupart du temps. Le yacht club local, en la personne de la manager Jan, a bien voulu recevoir le module haute pression de rechange pour notre désalinisateur, et nous nous y rendons donc. L’entrée est simplement très peu profonde, mais avec Fleur de Sel ça devrait passer. Du moins quand Murphy ne fait pas sa loi, car quelques mètres avant de franchir la barre, le moteur cale. Nous mouillons en catastrophe, et le dépannage se fait en étant balloté par les vagues juste en dehors du plan d’eau abrité de la Fascine. Finalement, une prise d’air sur une durit ayant fini par percer en est la cause, et c’est vite réparé. Nous pouvons alors rejoindre le yacht club. Nous sommes un peu loin des magasins à pied, et nous ferons donc deux longs trajets en plein soleil pour faire des provisions. Mais nous réceptionnons avec plaisir notre colis, et nous renvoyons dans la foulée la pièce défectueuse. Tout a été organisé de main de maître par le fabricant, et nous remercions beaucoup Jan de l’aide qu’elle nous a apporté. En 48 heures, nous sommes prêts à repartir avec un désal qui fonctionne et avec le plein de produits frais – Carnarvon est un important centre maraîcher en Australie Occidentale, ce qui nous a permis de dénicher des avocats, des pamplemousses, des citons et des oranges en quantité et à bon prix, miam !
Déjà nous prévoyons de reprendre la mer le lendemain, mais afin de laisser à la grosse houle le temps de se tasser, nous allons passer une nuit dans un endroit rigolo, au fond du Teggs Channel qui permet d’accéder à Carnarvon. Nous sommes alors mouillés entre des bancs de sable qui couvrent à marée haute, si bien qu’on a l’impression d’avoir mouillé en pleine mer. La nuit tombée, les bancs découvrent, nous passons une très bonne nuit tranquille, et le lendemain on ne devine les hauts-fonds que grâce aux oiseaux qui ont pied ! Et de nouveau, nous voilà en route vers le nord.