Douceurs mauriciennes
Notre expérience mauricienne avait commencé à Rodrigues, déjà, car rappelons-le, Rodrigues est administrée par Maurice malgré son autonomie obtenue il y a une quinzaine d’années. Alors que nous approchons par le nord de l’île Maurice elle-même, après trois jours et trois nuits dans un vent très mou, nous ne nous réalisons pas encore à quel point les deux îles seront différentes. On s’en doute évidemment un peu, puisque nous nous rendons dans un paradis du tourisme hôtelier après Rodrigues la reculée et l’authentique, mais on ne le réalise pas encore. Et du reste, ce n’est pas de là que proviendra le contraste majeur. Mais il faut auparavant arriver et accoster, tandis que nous venons seulement de virer l’Ile Ronde dans la nuit, puis l’Ile Plate et le Coin de Mire à l’aube, et que Maurice se découvre au lever du soleil. Les courants de marée, assez fort par ici, sont la plupart du temps avec nous. Il nous faut encore descendre la côte ouest sur une quinzaine de milles avant de pouvoir embouquer, entre les chalutiers taïwanais, le chenal de Port-Louis, la capitale et unique port d’entrée.
Eh oui, comme d’habitude, c’est par les formalités que commencent notre séjour, et force est de constater que ce n’est pas prometteur. Il nous faut nous amarrer au “quai” des douanes, très haut et complètement privé de taquets, de bittes d’amarrage, etc. On fait ce qu’on peut en s’amarrant aux barrières et aux lampadaires, et heureusement nos amis Pete et Kelsey de Privateer qui sont là pour faire leur départ nous accueillent en prenant nos aussières. Ensuite visite aux garde-côtes, très aimables et serviables, et qui alertent la quarantaine, vite réglée, elle aussi. La douane est juste là, mais tout comme à Rodrigues, il faut lui confier le fusil-harpon de chasse sous-marine, interdite à Maurice – aucun problème à ce qu’ils nous le gardent jusqu’au départ. En revanche, tout comme à Rodrigues aussi, il faut remplir une quinzaine de formulaires (ceux de l’IMO pour les cargos !), qui sont ridiculement inadaptés aux voiliers. Soit. Mais par la suite, allez savoir pourquoi, le bureau de l’immigration est à bonne distance dans la zone portuaire, et la matinée est maintenant bien avancée donc le skipper doit faire l’aller retour en plein cagnard pour faire tamponner les passeports (oui, encore une fois, entrée et sortie à Rodrigues et idem à Maurice, même si c’est le même pays – ces gens là ne réalisent pas que la place dans un passeport est limitée et que c’est cher et surtout compliqué à renouveler en voyage !) Heureusement, au retour, un postier me voyant marcher au soleil me propose spontanément de m’avancer, ce qui ne va pas beaucoup plus vite étant donné les embouteillages de la capitale, mais ce qui me procure de l’ombre et un brin de causette agréable. Bref, après une demi-journée de paperasses, nous sommes enfin libres de nos manœuvres, et pour nous dégourdir les jambes nous faisons un rapide tour dans Caudan (le joli complexe immobilier et commercial du front de mer), avant de nous offrir un déjeuner, rapide lui aussi, dans l’un des restaurants du coin. Mais pas question de traîner, car nous ne restons pas à Port-Louis : la minuscule “marina” de Caudan étant intégralement réservée pour la World ARC (le rallye de gros bateaux qui fait un tour du monde express en 15 mois et qui embête tous les autres yachties quand ils sont de passage quelque part), il n’y aurait de toutes les façons pas de place d’amarrage pour nous. Nous repartons en sens inverse pour Grand-Baie, devant laquelle nous étions passée tôt le matin, et c’est Heidi qui prend le quart, puisque je n’ai pas dormi depuis de nombreuses heures. En fin d’après-midi, nous approchons enfin de notre mouillage, une baie assez basse, remplie de bateaux sur corps-morts, mais bien protégée.
Une fois l’ancre de Fleur de Sel bien installée dans le turquoise de Grand-Baie, le repos peut enfin commencer, ouf ! Après une bonne nuit récupératrice, nous allons découvrir le lendemain le Grand-Baie Yacht Club, qui est non seulement très bien situé, mais qui donne chaleureusement l’hospitalité aux voiliers de passage, avec douches et internet gratuits ! Débarquement aussi sur la plage au fond de la baie, qui nous donne directement accès au centre-ville, avec un Super U très bien achalandé à 200m à peine. Cela peut vous paraître dérisoire, mais pour nous c’est un grand moment. Il y avait certes les petites supérettes de Rodrigues, qui nous avaient permis de retrouver un avitaillement raisonnable, et comportant même, à notre surprise, bon nombre de produits européens et français en particulier. Mais avant cela, nous avions passé des semaines dans l’Océan Indien, le seul magasin que nous avions vu aux Cocos n’ayant même pas d’œufs ! Les derniers supermarchés de grande taille remontent à Bali et à Lombok, deux mois auparavant, et le choix en produits occidentaux restait toutefois limité… L’Australie, elle, remonte à deux mois de plus. Il ne faut donc pas être surpris lorsqu’on entend des Australiens qualifier ledit Super U de “best supermarket in the southern hemisphere”, et même si le superlatif en question nous parait exagéré, nous sommes bien contents de pouvoir refaire nos stocks !
Enfin, nous nous organisons une location de voiture pour pouvoir être autonomes, et dès le lendemain nous voici partis en vadrouille. Avant le tourisme, il nous faut d’abord nous occuper de la logistique, et nous visitons Port-Louis tout d’abord par ses zones industrielles : faire réparer l’ordinateur portable qui a pris une averse (il va falloir 10 jours avant d’avoir un diagnostic), trouver une VHF portable de rechange (le vendeur n’était pas là), et faire remplir nos bouteilles de gaz (3 bouteilles remplies avec succès en une demi-heure, parfait !). Nous vagabondons ensuite dans l’intérieur de l’île, faisant nos premières découvertes. Au Trou-aux-Cerfs, d’abord, sur le pourtour d’un paisible petit volcan endormi, nous dominons le plateau central, que l’on constate très peuplé, et entouré de différents massifs montagneux, aux aiguilles souvent spectaculaires. A Grand-Bassin ensuite, nous continuons à en apprendre sur la population mauricienne. Ce petit plan d’eau bucolique est surtout le site hindou le plus sacré de l’île, plusieurs temples y ayant été construits, ainsi qu’une monumentale statue de Shiva, et une seconde étant en construction. L’endroit est reposant, et offre de belles vues, mais au vu de la taille des infrastructures, on ne peut que réaliser l’ampleur de la foi hindoue à Maurice. A l’occasion de la fête de Maha Shivaratree, des centaines de milliers de pèlerins convergent vers le petit lac, souvent à pied.
Oui, vous avez bien lu, des centaines de milliers. On avait beau avoir été prévenus, nous réalisons désormais à quel point Maurice est indienne ou hindoue, ce qui ici a peu ou prou la même signification. Autant en abordant à Rodrigues on se sentait déjà en Afrique, autant à Maurice on réalise combien nous sommes encore dans l’Océan Indien le bien nommé, et c’est là l’histoire complexe de Maurice qui va nous éclairer. Après une éphémère présence néerlandaise et une première véritable colonisation française, l’Isle de France tombe ensuite sous la domination anglaise (et reprend son nom hollandais) pendant la période napoléonienne. A partir de là, l’île s’engage sur une voie bilingue et multiculturelle. En effet, l’esclavage étant aboli par les Anglais dès les années 1830, la main d’œuvre dans les plantations est remplacée par le système de l’engagisme, qui fait venir d’Inde des travailleurs sous contrats toujours plus nombreux et plus exploités. Ils sont plus de 450’000 à être passé par l’Aapravasi Ghat, le dépôt d’immigration à Port-Louis, et la plupart sont restés si bien qu’aujourd’hui la communauté indienne compte pour les deux tiers de la population, bien plus que les créoles qui comptent pour un quart, et que les Mauriciens d’origine française ou anglaise. Pour autant, le plus surprenant, c’est que tout ce petit monde parle indifféremment français, anglais et le créole mauricien. Et de plus, ce brassage humain unique réussit, semble-t-il, à vivre ensemble en relative bonne intelligence – chose qu’il faut particulièrement souligner de nos jours.
Le cœur de l’histoire, de l’économie et de la culture mauricienne, c’est la cane à sucre. Et nous passons donc la journée du lendemain à L’Aventure du Sucre, le musée qui est dédié à ce produit quotidien et pourtant méconnu. A l’origine nous ne voulions y passer que quelques heures, mais ce fut si passionnant que nous y sommes restés du matin au soir, apprenant tout sur la cane, sur le processus d’extraction du sirop, sur le raffinage des différents sucres, sur l’histoire de cette industrie à Maurice, et sur les aspects sociaux et culturels associés. Nous y apprenons notamment que 85% de la surface cultivable de l’île est plantée de cane, qu’il existe encore aujourd’hui une dizaine de sucreries sur l’île et que la bagasse (les restes fibreux inutilisables pour fabriquer du sucre) permet de produire près de 50% de la production électrique du pays ! Néanmoins, la topographie de l’île rendant la concurrence difficile avec les gros producteurs qui peuvent produire sur des terrains plats et sans roches, Maurice doit se spécialiser en produits dérivés et en fabrication de sucre de haute qualité. Comme si nous ne goûtions pas assez de douceurs à Maurice, nous finissons donc par une dégustation de sucre et une dégustation de rhum. Miam !
Mais Maurice étant située dans les alizés, les périodes de beau temps alternent avec les périodes plus mitigées, la seule constante étant le vent soufflant invariablement à cette saison. Les jours suivant de notre séjour à Grand-Baie sont humides et nous en profitons pour nous occuper du bateau, réalisant quelques petits travaux d’entretien, et des tâches ménagères. Nous réitérons l’opération avitaillement au Super U et là quelle n’est pas notre surprise d’y croiser Séverin, ami de Genève, qui travaille et habite là depuis deux ans avec sa famille sans que nous ne le sachions. Nous nous retrouvons donc chez eux autour d’un barbecue du dimanche pour des retrouvailles improbables mais sympas. Séverin vient visiter Fleur de Sel avec deux de ses garçons, et nous nous retrouvons encore le lendemain autour d’une dernière bière après la journée de travail et avant que nous ne levions l’ancre.
Fleur de Sel parcourt alors pour la troisième fois la côte ouest, mais cette fois-ci nous ne nous arrêtons pas à Port-Louis. Nous poursuivons vers le sud et la baie de la Grande Rivière Noire. Là nous avons loué une autre voiture, qui nous permet d’explorer ce coin de l’île plus facilement qu’au départ de Grand-Baie. Nous voici donc de nouveau en route, sillonnant les massifs montagneux du sud-ouest, et enchaînant les points de vue spectaculaires. Dans la région de Chamarel tout d’abord, où de beaux dégagements nous permettent d’admirer successivement le lagon sud-ouest, puis la rhumerie de Chamarel, la vallée du même nom, avant d’atteindre le magnifique point de vue sur les Gorges de Rivière-Noire. Poursuivant au-delà d’un col nous admirons maintenant les Alexandra Falls et la vallée qui descend vers Savane, sur la côte sud. Nous ne tardons pas, nous aussi, à descendre vers le littoral pour gagner ensuite la Plantation St-Aubin. Après la visite de quelques cultures, et notamment de vanille, on y déguste un délicieux déjeuner créole avant de poursuivre avec une visite de la rhumerie artisanale et la dégustation associée.
Notre route retour passe par la magnifique côte sud, au bout de laquelle trône le Morne Brabant, un sommet emblématique de Maurice, aussi bien par sa forme que par les évènements qui s’y sont déroulés le 1er février 1835. Le rocher aux parois verticales était un refuge pour les esclaves marrons, c’est-à-dire les fugitifs contraints de vivre en exilés perpétuels dans les recoins inaccessibles de l’île. Ce jour là, la police se rend sur les lieux pour annoncer aux évadés l’abolition de l’esclavage. Ceux-ci mésinterprètent la venue de la maréchaussée et préfèrent se précipiter dans le vide plutôt que de se rendre. Cette triste histoire, dont on ne parvient pas à savoir à quel point elle relève de la légende, rappelle néanmoins les cicatrices que la société mauricienne devra guérir pendant longtemps encore.
Profitant de la voiture une journée encore, nous nous rendons d’abord dans les faubourgs de Port-Louis pour y récupérer notre ordinateur qui est diagnostiqué mais qui ne pourra pas être réparé à temps avant notre départ. Et pour notre dernière journée dans les terres, nous nous rendons dans les gorges de la rivière Tamarin, qui sont comprises dans le Parc National des Gorges de Rivière-Noire. Le fleuve y enchaîne sept cascades et la randonnée que nous faisons permet de visiter les quatre premières, mais au prix d’un crapahutage parfois acrobatique dans le lit de la rivière et d’une remontée finale si raide qu’on en vient à se cramponner aux arbres pour ne pas glisser en arrière. Aussi bien vu d’en haut que de près, c’est un paysage de toute beauté qui s’offre à nous. Il y aurait encore bien d’autres randonnées à faire dans la forêt primaire qu’abrite le parc, et nous nous rendons d’ailleurs au départ des sentiers pour nous faire une idée, mais il faut bien faire un choix et nous n’avons pas le temps.
Nous profitons en effet de la journée qu’il nous reste à Rivière-Noire pour aller mouiller aussi près que possible de l’Ile aux Bénitiers, profitant de cette dernière occasion avant longtemps pour nettoyer la coque, ce qui sera l’œuvre d’une après-midi exténuante. Et le lendemain, nous voici à nouveau en route vers Port-Louis, nous battant cette fois-ci contre le vent qui vient étonnamment du nord-est, pas de chance ! Après un long bord de près appuyé au moteur, nous venons nous amarrer dans le Bassin Caudan désormais libéré de son troupeau en pleine transhumance. Il nous reste un week-end pour nous préparer à partir, et nous profitons notamment d’avoir, pour la première fois depuis très longtemps, de l’eau et de l’électricité sur le quai pour faire nettoyages, lessives et autres réjouissances du même acabit. Pour nous récompenser, et pour goûter aussi à l’ambiance locale le jour de Divali (la fête hindoue de la lumière), on s’offre quelques repas dans les bouis-bouis indiens du coin. A recommander tout particulièrement, de délicieux masala dosa (crêpe de farine de lentille ou de pois chiche, originaire du sud de l’Inde, fourrée d’un curry de pommes de terre et d’oignons, et accompagnée d’un chutney de coco). Ces petites douceurs culinaires viennent couronner un séjour mauricien passionnant. Appréhendant à l’arrivée le tourisme de masse, que nous n’avons que peu rencontré, nous sommes au contraire ravis d’avoir pu découvrir cette île magnifique, terriblement intéressante et encore finalement bien authentique.
Il est vrai, cependant, qu’il nous reste à effectuer les formalités de départ. Eh oui, je vous le rappelle, avant chaque départ nous y avons droit, tout comme à l’arrivée. Souhaitant pour des raisons météo partir le plus tôt possible, nous venons donc nous amarrer au fameux quai pas du tout fait pour des bateaux, et ce vers 7h du matin pour être sûrs d’attraper l’officier d’immigration qui passe là le matin avant de se rendre à son bureau excentré. Vers 8h le voilà et il nous tamponne nos passeports. Entre temps nous avons appris qu’il nous faut faire faire un “certificat de ver blanc”. Ebahis, nous apprenons que le ver blanc peut être dévastateur pour la cane à sucre, et qu’il se reproduit et peut voler à de considérables distances de la côte en été. A partir du 1er novembre, les bateaux voyageant entre Maurice et la Réunion doivent être “inspectés” pour éviter de transporter ces passagers clandestins. Va, tant que l’officiel de l’agriculture ne tarde pas trop, mais elle est aussi rapide à venir. Tout se présente pour le mieux.
Tout ? Non, car les irréductibles gaulois de la douane nous font remplir la quinzaine de formulaires de rigueur, pour ensuite m’informer que le fusil-harpon se trouve au siège des douanes et non pas sur place. Me voilà forcé de m’y rendre à pied, et c’est encore bien plus loin que l’immigration. Après une marche à cadence soutenue, je dois attendre une heure que mes papiers soient visés et que le fusil soit rapatrié. Mais ce n’est pas fini, car je vous rappelle qu’il est interdit de se promener dans la nature avec ledit fusil. Un véhicule douanier doit donc me ramener avec l’arme, et il faut encore attendre. Quand enfin je rallie le port, et après un rapide passage chez les garde-côtes, toujours aussi agréables, il est pratiquement 11h et nous venons de laisser filer la période de vent la plus propice. Il va donc nous falloir faire du moteur pour rattraper le temps perdu. Finalement l’arrivée aura été à l’image du départ. Et on ne peut manquer de se dire qu’un pays qui ne marche pas trop mal comme Maurice, s’il réussissait à ne pas pousser le bouchon trop loin et à se défaire de sa bureaucratie lourdingue (chose peu aisée quand on a hérité d’influences françaises, anglaises et surtout indiennes !) ne pourrait que mieux aller par la suite. Heureusement, comme souvent, les mauvais souvenirs sont les plus rapides à s’estomper, et l’on en vient vite à ne se rappeler que les paysages magnifiques, l’amabilité des gens, les expéditions sucrières et les autres découvertes que l’on y aura faites.
2 Replies to “Douceurs mauriciennes”
Thanks 🙂 Il fallait bien que je la fasse, ne serait-ce-que pour vérifier si quelqu’un était encore réveillé à la fin de ma prose…
Joyeux Noël à vous aussi. On imagine les pohutukawas en fleur !
Heidi & Nicolas
> comme Maurice, s’il réussissait à ne pas pousser le bouchon trop loin
Joli 🙂
Merci pour vos récits, on se dépêche d’aller les lire dès qu’on reçoit le petit mail de notification (et on s’inquiète quand on en reçoit pas pendant longtemps). Joyeux Noël depuis l’autre bout de l’hémisphère Sud !