Nouvelles rencontres à Rurutu
Une nouvelle centaine de milles sépare Tubuai de Rurutu, 117 milles exactement de Mataura à Moerai. C’est donc en toute fin de matinée que nous appareillons de Tubuai. Mais nous sommes partis un peu précipitamment, après avoir pris une nouvelle météo, qui nous annonçait l’arrivée d’une petite dépression tropicale sur zone dès le surlendemain. Pourtant, les prévisions ne sont pas idéales, et le vent est tellement mou qu’il nous aurait fallu partir dès l’aube pour avoir une chance d’arriver avant la nuit le lendemain. Fleur de Sel se traîne à moins de 3 nœuds sur cette étape où il fait chaud et moite, et nous atterrissons sur la côte est de Rurutu en fin de nuit. Quelques heures plus tard, bien sur l’alignement des deux amers, nous entrons dans le petit port de Moerai.
Une fois n’est pas coutume, nous nous amarrons au quai entre deux jetées bien défendues. C’est que Rurutu est une île différente de ses voisines. Ici point de récif-barrière qui délimite le large soumis à la houle et un lagon protégé. Il n’y a qu’un récif frangeant, qui se trouve à quelques mètres parfois du rivage. La distinction se poursuit à terre, car en plus des roches volcaniques qui constituent les hauteurs, le pourtour entier de l’île est parsemé de structures de corail. Contrairement aux autres îles qui s’affaissent, Rurutu s’est soulevée après la formation de son lagon initial, si bien que le récif s’est retrouvé à terre, et que le calcaire a été travaillé par les pluies et le ruissellement. Les grottes sont donc nombreuses et spectaculaires.
Mais en attendant de voir de plus près ces cavernes que nous avons aperçues de la mer, nous sommes initialement à pied d’œuvre, tôt en ce 1er novembre, pour faire un ravitaillement rapide en pain, œufs et sucre. Nous ne savons pas combien de temps la météo nous permettra de rester à Moerai, d’autant plus qu’on nous apprend que la goélette est attendue tôt le lendemain matin. Il faudra donc libérer la place avant le soir, et malgré la fatigue due à la courte nuit, nous partons en balade dans les hauteurs du village.
Au détour d’une route cahoteuse qui serpente entre les goyaviers, les bananiers et les tarodières, l’occupante d’un 4×4 nous interpelle. Où va-t-on ? Mais nulle part, on se ballade sans but précis. Est-ce qu’on souhaite qu’elle nous emmène plus loin, par exemple là-haut sur le plateau, pour faire un tour ? Mais bien-sûr, et nous voilà en compagnie de Tutai, qui nous donne un aperçu de la végétation en altitude, bien au-dessus du village. C’est à la fois la brousse sauvage et le site de plusieurs plantations soignées, où des habitants viennent cultiver les cocos, les ananas et d’autres fruits encore. Nous en profitons pour aller « casser des citrons », c’est-à-dire en cueillir. Nous revenons avec deux sacs pleins, qui viennent remplir nos filets à fruits et légumes.
Tutai nous propose aussi l’usage de sa connexion Internet, que nous ne refusons pas car il est difficile de trouver une connexion à un prix abordable dans les Australes. Seule la poste propose un service WiFi, mais à un prix prohibitif, et nous pouvons ainsi lire nos emails et prendre une météo un peu plus conséquente qu’avec le téléphone satellite. Le comble, c’est que pendant ce temps, Tutai nous prépare des crêpes à la banane et des tranches de pastèque ! Merci infiniment…
Rassurés au sujet de la petite dépression qui devrait nous épargner pour l’essentiel, il nous parait donc possible de rester à Moerai. Les autres options auraient été d’aller mouiller de l’autre côté de l’île devant le village d’Avera, dans une baie très ouverte et par 30m de fond, ou bien de prendre la mer. C’est mieux ainsi, car nous pourrons visiter l’île, mais il nous faut néanmoins bouger pour laisser la place à la goélette. La sieste est écourtée à la fois par la chaleur et par le piaillement des gamins sur le quai (c’est férié, en ce jour de la Toussaint, et ils sont tout excités de voir un visiteur dans le port, il parait que nous sommes les premiers de l’année). Nous mouillons donc dans le coin SW du port, en portant deux amarres à terre : c’est à croire que nous sommes de retour en Patagonie, vive les aussières flottantes !
Au cours de la manœuvre, nous faisons connaissance avec Abraham et Floriane, qui viennent flâner sur le port en fin d’après-midi, et nous discutons un peu. Les questions nous amusent, car ce sont un peu toujours les mêmes : « Vous venez de Papeete ? » Non, il n’y a pas que Tahiti en Polynésie Française. « Et vous êtes venus direct de France ? » Non plus, il y a bien eu quelques escales qui nous ont plu entre temps. Mais nous sympathisons, et nous discutons un bon moment ensemble.
Le lendemain, nous quittons le bateau avec un programme un peu ambitieux : faire le tour du nord de l’île, chose que nous réussirons si nous trouvons des voitures qui veulent bien nous avancer de quelques kilomètres à chaque fois. La première nous dépose au col de la route traversière, et nous prenons alors une piste sur la droite. Au bout d’une heure de marche, et 200m plus haut, nous avons enfin la réponse à la question que se posait Alain Chamfort : « Où es-tu Manureva ? » A Rurutu ! Manureva, cela signifie « oiseau du voyage », et en tahitien moderne cela désigne donc un avion. Mais à l’origine, c’est l’un des sommets du vieux cratère de Rurutu, et c’est du nom de cette montagne – d’où la vue panoramique est splendide – qu’Alain Colas avait baptisé son voilier géant. Disparu en mer lors de la Route du Rhum 78, le mystère subsiste, mais la montagne, elle, n’a pas bougé.
Une voiture nous descend ensuite au petit village d’Avera, sur la côte ouest, et qui n’est accessible côté mer que par une étroite et peu profonde passe. Le cadre n’en est que plus charmant, d’autant qu’une belle plage borde tout le petit bourg, dont le temple parait presque neuf. Nous poursuivons alors vers le nord, et quelques kilomètres plus loin nous sommes pris en stop par une très sympathique missionnaire allemande des Témoins de Jéhovah ! Elle nous dépose au niveau de l’Ana A’eo, une immense grotte calcaire cachée dans les bananiers. Le plafond est constitué d’innombrables stalactites, et quelques trouées laissent passer la lumière depuis le plateau au-dessus. Il parait qu’avant la période européenne, les condamnés à mort étaient précipités par ces trous en contrebas !
En cheminant un peu plus loin, nous rencontrons le tenancier d’une pension, qui nous explique quelques histoires et points d’intérêt de l’île. Le tourisme tourne actuellement au ralenti. D’une part car la crise se fait sentir ici aussi, d’autre part car une majorité de ses clients sont japonais et que le Japon a eu une année difficile comme on le sait. Enfin, c’est plutôt la basse saison car les baleines ne sont plus là. C’est que Rurutu est un repaire de baleines à bosses, qui viennent se reproduire et mettre bas dans les eaux de l’île. C’est principalement de juillet à octobre qu’elles sont présentes, même à ce qu’on a compris cette période peut s’étendre jusqu’à mai-novembre. Malheureusement pour nous, elles sont parties il y a deux semaines, et nous les avons donc manquées. Dommage, car nous espérions pouvoir les admirer, mais nous savions que ce serait très juste. De toutes les manières, il semble que ces dernières années leur nombre soit en forte baisse, ce qui est sans doute inquiétant.
Pour le retour, nous retrouvons notre missionnaire, avec qui nous bavardons encore un moment. Comme d’autres, elle est admirative de notre voyage, de notre « petit » bateau, mais si nous sommes conscients d’avoir une chance inouïe de pouvoir effectuer ce voyage, nous n’avons en revanche pas l’impression d’être des explorateurs ou des aventuriers ! Evidemment, avant de nous quitter, elle tente de nous convertir, mais cela fait partie du jeu, non ?
Fourbus, nous ne regagnons pas le bord tout de suite, car Floriane et Abraham sont sur le port ce soir aussi. Grâce à eux, nous trouvons moyen d’acheter du thazard à un pêcheur local, et ils nous régalent de cocos vertes en grand nombre. Ils nous recommandent aussi un snack pour le dîner, chez qui non seulement nous mangeons de bons plats, mais surtout chez qui nous avons une bonne discussion intéressante et sympathique avec le jeune cuisinier.
Et puis, le lendemain matin, coup de klaxon, Abraham est sur le quai et nous embarque pour une virée ! Super, nous avons droit à la visite guidée du sud de l’île. Une matinée splendide, au cours de laquelle nous visitons deux grottes. L’une surplombe la mer et servait de guet pour les guerriers du village de Moerai. L’autre était également un guet, mais pour ceux du troisième village de l’île, Auti. Surtout, nous le l’aurions jamais trouvée seuls, car il faut passer par le jardin d’un habitant et crapahuter sur un chemin glissant. La vue est splendide, nous sommes aux anges de découvrir cette île si différente.
Mais en plus, Abraham en connait un rayon sur les légendes de l’île, qui semblent être sa passion. Le chemin du retour passe par la côte ouest, où se trouve le Trou du Souffleur, un évent dans le corail, qui projette de l’eau plusieurs mètres en l’air lorsqu’il y a de la houle – mais ce n’est presque pas le cas aujourd’hui. Nouveau passage à Avera avant de retourner par la traversière.
Au sommet, un petit détour nous emmène au Pito, c’est-à-dire le nombril, une petite clairière bien au centre de l’île. Et de retour à Moerai, nous allons encore voir la grotte de la sirène. La légende raconte qu’une femme aquatique venue d’on ne sait où volait du taro. Capturée et apprivoisée par les habitants, elle émit le souhait de retourner chez elle, non sans avoir enfanté entre temps. Elle disparut, mais ses descendants vivent toujours, reconnaissables à leurs cheveux roux, « comme s’ils étaient venus d’un bateau ».
En restant dans le mythologique, nous allons ensuite admirer à la mairie la réplique d’une statue à l’effigie du dieu Atua A’a, c’est-à-dire « Dieu Toucher ». L’original est conservé dans un musée occidental, mais l’histoire dit qu’au moment où les missionnaires ont convaincu le chef du village de brûler les idoles ancestrales, un missionnaire a trouvé que la statue ressemblait trop à ce qui se trouve dans la Bible. Elle nous est parvenue notamment en raison des douze micro-dieux qui rappellent les Apôtres. Et pour terminer, l’histoire d’un autre dieu dont un habitant a refusé de livrer la statue en bois : il l’a jetée dans une rivière, qui l’a menée à la mer, à l’ouvert d’une passe fréquentée par des requins. Un squale coloré l’a avalée, et le dieu est donc toujours vivant. D’ailleurs, le requin multicolore est venu en aide à de nombreux marins polynésiens en détresse…
Puis, après avoir passé l’après-midi à préparer le bateau pour la traversée à venir, il est déjà temps de quitter Rurutu le lendemain matin. Nous passons donc saluer Tutai – qui nous propose encore citrons et pastèques – et Floriane et Abraham. Ils nous offrent à chacun un superbe collier de coquillages, fait par l’une de leurs sept filles (et quatre garçons !). Merci infiniment pour ce beau souvenir, et pour les belles histoires racontées en admirant l’île somptueuse qu’est Rurutu !
Nous continuons d’ailleurs à admirer son relief jusqu’à la tombée du jour, alors que Fleur de Sel s’éloigne gentiment vers le nord. Gentiment c’est le mot, car le vent continuera à nous faire défaut. Il nous faudra quatre jours, dont deux au moteur, pour apercevoir les Iles sous le Vent. De la pétole, du vent du nord faible, de nouveau de la pétole, les prévisions changent chaque jour, mais le vent ne nous permet pas vraiment d’avancer. Pourtant, nous ne pouvons pas traîner, car nous avons rendez-vous à Raiatea avec un autre visage de la Polynésie…