Le petit paradis d’en bas

Le petit paradis d’en bas

Nous quittons les Gambier, l’archipel le plus à l’est de Polynésie Française, pour rejoindre Rapa, l’île la plus méridionale du pays. A croire qu’à tourner autour du pot, nous ne voulons pas entrer dans le vif du sujet. Et pourtant, ce que nous nous apprêtons à découvrir ne pourra pas être plus authentique, une fois de plus. Mais auparavant, près de 600 milles nous séparent de cette nouvelle destination, 600 milles de Pacifique bleu, en six jours de traversée.

En choisissant cet itinéraire, nous faisons route bien au sud des Tuamotu sud-est, dont la plupart n’ont de toutes les manières pas de passe nous permettant d’y entrer. D’autres sont tristement célèbres, comme Mururoa, ancien site du Centre d’Essai du Pacifique, au sujet duquel on recueille tant d’avis différents. Fleur de Sel fend donc l’océan de son étrave, sans approcher du moindre atoll. Si elle semble toujours aussi à l’aise, pour notre part c’est moins évident : comme à chaque fois que nous faisons une escale prolongée, reprendre le rythme n’est pas très aisé. Et puis le vent nous porte, certes, mais le temps est maussade et lourd. Le bleu dense du Pacifique en devient parfois violacé.

Comme d’habitude dans ces latitudes à la limite des tropiques, le vent va décrire quasiment le tour du cadran lors de cette semaine de navigation. Parti à l’est puis au nord-est, il passe au nord-ouest au bout de deux jours, au cours desquels nous plongeons très au sud. C’est enfin le passage du front ( évidemment accompagné de belles averses torrentielles), qui voit le vent passer au sud-ouest puis sud, mais qui amène surtout de l’air un peu plus frais et clair. Les conditions sont plus agréables, et les jours suivants auraient été parfaits si le vent avait suivi les prévisions. Mais le voilà jouant les filles de l’air, mollissant un peu trop à notre goût. Nos fichiers météo évoquant la potentielle formation d’une dépression tropicale, nous avançons quelques heures au moteur, car nous ne souhaitons pas traîner en chemin. Finalement, pas de dépression, et le vent finit par revenir plus fort au sud-est, et la boucle est bouclée, un nouvel anticyclone venant s’établir dans notre sud.

C’est à ce moment là que nous approchons de Rapa, dont les multiples pics se détachent superbement sur le fond de ciel bleu tacheté de cumulus et d’océan couvert de moutons. Dès le premier coup d’œil, cette nouvelle île nous séduit, et le grandiose de ses paysages ne fait que se confirmer au fur-et-à-mesure que nous approchons. Elle semble constituée de multiples massifs, un peu comme Rapa Nui, mais ils sont bien plus acérés tandis qu’à Rapa Nui les volcans étaient très arrondis. Certaines falaises sont impressionnantes de hauteur, et ces à-pics striés nous font penser aux Iles Féroé, mais ici il y a peu d’oiseaux alors que la végétation est bien plus exubérante. Alors que nous sommes vraiment proches, on découvre le corail, mais point de lagon qui entoure l’île : ici c’est l’île qui entour son lagon ! En fait une large baie occupe le cratère du vieux volcan éteint, et une fois dedans nous sommes si bien protégés de la houle qu’on se croirait presque sur un lac de montagne. Il y a même de très hauts pins, comme quoi nous avons bel et bien quitté les tropiques.

Malgré notre fatigue, à peine mouillés au milieu de la baie, il nous faut nous activer pour débarquer avant la fermeture de la mairie : le policier municipal remplaçant, Armand, est venu nous demander de passer sans tarder. Nous y apprenons qu’une goélette – c’est encore ainsi qu’on appelle les cargos ravitailleurs, même s’ils n’ont plus de voiles – accostera le soir même et repartira tôt le lendemain matin. Nous serons alors libres de venir nous amarrer au quai, ce qui sera plus pratique pour débarquer, même si nous serons un peu plus loin du village et un peu trop près du générateur de l’île. On nous permet aussi d’utiliser le WiFi de la mairie, ce qui est bien pratique pour accéder à Internet, même si la connexion est lente, liaison par satellite oblige.

Lors de notre promenade du lendemain, au cours de laquelle nous déambulons de haut en bas du village, nous faisons la connaissance de Cynthia, mi-marquisienne, mi-bretonne, et dont le mari est originaire de Rapa. C’est en fait la présidente du comité touristique encore balbutiant, et non seulement elle nous donne de nombreux renseignements mais en plus elle nous apprend la chance qui est la nôtre. Ce samedi a précisément lieu l’une des deux soirées folkloriques annuelles. Rien à voir avec les spectacles à touristes qui sont proposés à Bora Bora ou Moorea. L’objectif de ces manifestations est de montrer et transmettre aux plus jeunes les traditions ancestrales de l’île.

Car Rapa, même en étant la plus reculée des îles de Polynésie Française, subit néanmoins les assauts de la modernité. Les problématiques de la vie dans les îles – à entendre par opposition à la vie à Papeete – sont ici poussées à leur paroxysme, et l’identité de l’île est en péril. Qu’il s’agisse des transports, de la santé, de l’éducation, de la langue, et même de l’administration locale, tout passe maintenant par Tahiti, aussi bien pour le bénéfice des habitants qu’à leur grand dam. L’île ne dispose pas d’aéroport, les habitants semblent plutôt rétifs à l’idée et de toutes les manières le terrain ne le permettrait pas. Une goélette ravitaille donc Rapa tous les deux à trois mois, et assure le transport des passagers. La fréquence est irrégulière, par exemple pour cause de panne du bateau comme c’est le cas actuellement. La goélette que nous apercevrons est celle affrétée par le territoire pour les évacuations sanitaires – un nouveau bateau, pouvant embarquer plus de passagers, devrait commencer ses rotations en novembre et desservira Rapa toutes les trois semaines en passant par les autres Australes, mais il est attendu depuis dix ans.

En effet, tout comme à Mangareva, il n’y a qu’une infirmerie sur l’île. En cas de problème de santé important, les habitants doivent aller consulter un médecin… à Tahiti. Ce qui signifie une absence de deux mois au minimum. En cas d’extrême urgence, l’évacuation se fait par hélicoptère Super Puma. Le temps nécessaire à l’aller-retour est de 8 heures, avec ravitaillement à Raivavae, l’île la plus proche, à 300 milles ! Les femmes enceintes sont évacuées de l’île vers leur sixième mois, car il est dorénavant interdit d’accoucher dans les îles. Certaines tentent de revenir, mais elles sont renvoyées à Tahiti. Comme le résumait Tepano aux Gambier, « Il n’y a plus de Mangareviens, puisque sur notre état-civil, nous naissons maintenant tous à Papeete ». La moitié de la population de Polynésie Française habitant dans la capitale, tout le monde a de la famille en ville, et c’est là qu’on loge pendant ces séjours tahitiens de longue durée.

Mais les exils les plus longs sont ceux que subissent les enfants. Dès onze ans, lorsqu’ils passent en sixième, il leur faut quitter l’île pour aller au collège à Tahiti. Ils ne peuvent revenir à Rapa qu’une fois par an pour les grandes vacances. Evidemment, leurs parents déplorent les mauvaises habitudes qu’ils prennent à Tahiti, des habitudes de citadins, de pensionnaires, d’enfants coupés de leur famille. Finalement, tous ne reviennent pas habiter dans l’île une fois leurs études terminées. Plus encore qu’à cause de la télévision, c’est cette mainmise de Tahiti sur toute la jeunesse qui fait que la langue rapa est aujourd’hui en train de disparaître. Non pas au profit du français, mais bien du tahitien.

Or, il serait dommage que cette identité disparaisse, car elle est véritablement unique, comme en témoigne le fonctionnement inédit de la commune. Le cadastre est inconnu à Rapa, car les terrains sont à la fois la propriété de personne et de tout le monde. Un conseil des sages attribue les parcelles et autorise les habitants à s’installer à tel ou tel endroit, sans toutefois que l’habitant en devienne propriétaire en nom propre. Il s’agit du fonctionnement ancestral, contre lequel la France, puis maintenant la Polynésie Française, se battent. Et pourtant, les iliens redoutent les désastres qui se sont produits ailleurs, et qui ont vu des étrangers finir par posséder tout ou la majeure partie d’une île. Sur la sellette depuis des décennies, ce système leur permet pourtant de garder la mainmise sur leur terre.

Or, ils auraient tort de ne pas le faire, car comme le résume l’infirmier, venu de France : « Quand on parle du Paradis, les gens s’imaginent que c’est quelque part en haut. Mais c’est faux, c’est ici, à Rapa ! » Les paysages sont effectivement spectaculaires et la végétation et l’eau abondantes. Deux villages se dont face, Ahurei sur la rive sud du lagon, qui concentre l’essentiel de la population, tandis qu’il y a également quelques maisons à Area, au nord. Tout autour du cratère envahi par la mer, des montagnes nous surplombent. Au-dessus d’Ahurei, ce sont de véritables aiguilles, toutes de vert drapées, qui rendent le cadre majestueux. En contrebas, on trouve des forêts, des étendues d’herbe, et des champs inondés où pousse le taro, les tarodières.

Evidemment, le climat de Rapa est nettement plus frais que celui que connait le reste de la Polynésie Française, tant nous sommes loin de l’équateur. La pluie n’est pas seulement drue et tropicale, ici. Elle peut être froide et prolongée lorsque les tempêtes hivernales passent non loin. Le seul problème pour les voiliers de passage, comme nous, c’est que la baie est balayée par de violentes rafales qui descendent des montagnes. Il parait que le pire se produit par vent d’ouest, mais malgré le temps maniable de sud-est que nous connaissons durant notre séjour, nous en ferons pourtant l’expérience. Ou plutôt disons que le moteur hors-bord en fera l’expérience. L’annexe s’étant fait retourner telle une vulgaire crêpe, il en a été quitte pour un bon bain. Nous nous sommes empressés de le rincer à l’eau douce, de le démonter, de l’ouvrir, de le nettoyer. Et il a redémarré. Espérons qu’il continuera à coopérer !

Ces paysages, nous pensions les découvrir en faisant plusieurs randonnées dans les hauteurs. Mais c’était sans compter sur les multiples activités dans l’île. Nous venons donc assister à la soirée traditionnelle, observant comment on découpe les concombres de mer, comment on prépare la popoi (une pâte à base de taro). Et puis a ensuite lieu le spectacle. S’enchainent les sketchs comiques, les jeux (concours de gobage de bananes suspendues à un fil, relais avec une bouteille serrée entre les genoux) et les danses. Ces dernières sont véritablement impressionnantes. Les femmes de tous âges, et particulièrement les anciennes, enchaînent les déhanchements parfois lascifs, parfois frétillants. Les hommes effectuent des battements de jambes et là encore les plus âgés ne sont pas les moins valides !

Alors que la soirée se termine, on nous convie au culte du lendemain. Rapa, tout comme les Australes, et même comme les Iles de la Société, a été évangélisée par les missionnaires anglais, et sa population est donc en grande majorité protestante, contrairement aux Gambier et aux Marquises qui ont été converties par les français catholiques. Le service religieux n’aura pas lieu dans le temple imposant qui trône au milieu du village, car il s’agit encore d’une cérémonie un peu spéciale, où les femmes porteront des couronnes de fleurs. Or, c’est chose interdite dans le temple, tout comme le fait de ne pas porter de vêtements longs. Ici les préceptes inculqués par les missionnaires puritains ne sont pas pris à la légère !

A l’entrée de la salle, on nous mène directement au premier rang, et nous voici embarqués pour une fabuleuse expérience. Même si nous ne comprenons rien ni au rapa ni au tahitien – seul l’évangile est lu en français en plus du rapa – nous sommes pris par la ferveur qui se dégage de l’assemblée. Plusieurs personnes interviennent pour commenter les écritures. Et surtout, à de multiples reprises, tous chantent à tue-tête ou presque, souvent a capella, parfois accompagnés de percussions et d’un ukulele, alors que l’assemblée entière se balance en rythme. A la fin du culte, une de mes voisines me félicite : « C’est bien, tu chantes ! » J’avoue qu’il m’était plus facile de faire la deuxième voix chantée par les hommes que la première voix chantée par les femmes. Heidi devait en effet chanter « Akamaitaki i te Atua mana e / akamori tātou i te Atua e » pendant que je chantais « A, a, a » puis « Ie, ie, ie, ie »… (heureusement, un écran projetait les paroles pour que nous ayons une chance de participer aux chants)

Nous voilà encore conviés au repas en commun qui a lieu juste après, et nous assistons alors à la voracité des Polynésiens, qui se jettent sur les bons petits plats que tout un chacun a mitonné pour l’occasion. Fidèles à leurs habitudes ils mangent tout en même temps, mais nous sommes surpris de la vitesse à laquelle le festin est englouti. Nous nous délectons de poisson cru, des délicieux légumes de l’île, de beignets à la banane, du porc au chou, ou encore de riz au poulet. C’est aussi l’occasion de goûter le célèbre fafaru : Du poisson assaisonné d’eau de mer dans laquelle a fermenté pendant une semaine un petit morceau de poisson. Une odeur à vous retourner l’estomac, un goût moins terrible qu’il n’y parait, mais c’est décidé, on ne tentera pas d’en faire ! Nous sommes un peu gênés car nous n’avons pas apporté de plat, mais ce n’est pas grave, pour nous faire sentir encore mieux on nous offre deux chapeaux. Il s’agit de l’article emblématique de l’artisanat rapa : des chapeaux en roseau, fermés pour les hommes, ouverts et décorés de fleurs pour les femmes. Nous sommes comblés par la générosité des Rapa.

Et pourtant, ce n’est pas fini. Dans les deux jours suivants, nous nous promenons sur l’île, en faisant le tour de la baie, et en grimpant sur les crêtes. Cette dernière randonnée nous permet d’accéder à l’un de forts de l’île. Il y en a une douzaine, établis sur les sommets, c’était là qu’habitaient les différentes tribus de l’île, et du haut de ces forteresses, elles se faisaient la guerre. Loin des mœurs guerrières de leurs ancêtres, nous verrons plutôt la générosité des habitants actuels. Alors qu’il est déjà temps pour nous de songer à repartir, on nous offre de nombreux fruits (bananes, nectarines, oranges amères, et même des framboises !) et légumes (carottes, salade, taro), et même des œufs et des langoustes ! Nous nous empressons de déguster ce que nous pouvons avant de prendre la mer. Mais pour ce qui est des bananes, nous avions indiqué avoir suffisamment de bananes mûres, et c’est donc trois régimes entiers de bananes vertes qui sont suspendus à bord ! Il faudra bientôt débaptiser Fleur de Sel pour la renommer Chiquita !

Avec notre cargo bananier, nous franchissons donc la passe et nous mettons cap au sud. Oh, pas pour longtemps (pas d’inquiètude, nous ne répondons pas à l’appel de l’Antartique), mais nous voulons faire le tour de la côte sud, là où les plus belles aiguilles se précipitent dans la mer. Le spectacle en fin d’après-midi en vaut la chandelle, alors que nous passons non loin d’un à-pic de près de 500m. Nous pensons par moments être de retour aux Iles Féroé, mais non, il y a décidément trop peu d’oiseaux et trop d’arbres. Pourtant le paysage est aussi beau. Allez, cette fois-ci, en route. La prochaine escale s’appelle Raivavae, et nous ne sommes donc pas dans l’Atlantique Nord mais bien dans le Pacifique Sud. Nous sommes ici bas, mais nous admirons encore dans le soleil couchant ce petit paradis dont le secret reste bien gardé.

2 Replies to “Le petit paradis d’en bas”

  1. J’ai oublié de citer une anecdote marrante à propos de Rapa. On nous a dit que les habitants de Rapa, où il peut faire relativement froid l’hiver (la température peut approcher les 10°), doivent se fournir en vêtements chauds auprès de La Redoute et des 3 Suisses en France, car évidemment les articles en question ne se trouvent pas à Papeete… La livraison peut prendre 8 mois, il vaut mieux anticiper !

  2. Comme j’apprécie votre récit de cette merveilleuse escale. J’avais lu que Rapa était l’une des plus belles îles du Pacifique, il semble que soit assez exact. J’attends les photos pour apprécier ces pitons si bien décrits et ce lagon intérieur. Vraiment ces îles sont le paradis sur terre et je regrette de ne pas connaître ce paradis avant l’heure.
    Evidemment, Tahiti ne sera pas l’enchantement qu’il fût pour beaucoup de marins qui la découvrir avant les années 60.
    Allons! il y a encore de quoi rêver sur terre.

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