La belle au volcan dormant
La visite de Savai’i commence paradoxalement sur l’autre île des Samoa, ‘Upolu. Il faut d’abord demander – et obtenir – l’autorisation de se rendre à Savai’i, et cela se fait au bureau du premier ministre, rien de moins. Armés de nos passeports et de nos documents, nous nous rendons donc au bâtiment du gouvernement, qui domine le front de mer de sa silhouette gigantesque – à l’échelle des bâtiments d’Apia. Nous montons au 5ème étage, en suivant les instructions données à la marina. La personne que nous cherchons n’est pas là, mais on nous demande de revenir deux heures plus tard. A l’heure dite, nous sommes accueillis par la secrétaire du premier ministre, qui après avoir pris nos noms, numéros de passeport, etc., tapote sur son ordinateur et nous délivre le sésame. Le tout avec le sourire et en nous disant que Savai’i est bien mieux qu’Upolu – évidemment c’est de là-bas qu’elle vient ! Le permis est en fait une lettre d’introduction à qui de droit, et en plus de mentionner que nous avons l’autorisation de nous rendre à Savai’i, elle demande aux habitants de Savai’i de tout faire pour rendre notre séjour plus facile et plus agréable ! Tout se présente donc pour le mieux !
Il ne nous reste plus qu’à faire le reste des formalités, car nous ne repasserons pas à Apia : bien qu’il n’y ait pas d’officiels à Savai’i, nous obtenons l’autorisation de nous y rendre en route vers l’étranger. Nous apprécions beaucoup la flexibilité de l’administration samoane, qui ne semble pas chercher à être pointilleuse, ce qui n’est pas le cas partout ! En route, donc, le lendemain à l’aube. Au lever du soleil nous sommes déjà à la sortie de la baie d’Apia, car nous avons 45 milles à parcourir. Le vent a beau être portant, il n’est pas très puissant, et le relief des îles hautes vient lourdement perturber son écoulement, si bien que pendant la moitié de la journée nous sommes au moteur pour réussir à atteindre notre mouillage avant la nuit. Alors que nous approchons, nous découvrons Savai’i, que nous n’avions fait que deviner dans la brume depuis la pointe ouest d’Upolu.
Il s’agit d’un gigantesque cône volcanique, pas tant par la hauteur – bien que le sommet soit à 1’858m, ce qui en fait la plus haute île de tout l’archipel des Samoa – mais surtout par l’étendue. Avec 40 milles de diamètre, et donc 200km environ de circonférence, l’île a une superficie qui fait plus d’une fois et demie celle de Tahiti. Et surtout ses pentes sont quasi rectilignes, ce qui en fait un cône d’une régularité fabuleuse. Les mouillages sont rares, tout comme sur ‘Upolu d’ailleurs, et c’est à Matautu Bay, au nord, que nous venons jeter notre ancre. C’est un mouillage ouvert, protégé par une indentation dans le récif, mais nous nous y trouvons bien, et le cadre est agréable.
Le lendemain de notre arrivée, nous nous empressons de nous rendre à terre, ce qui est un sacré challenge à marée basse : plusieurs fois notre annexe vient effleurer le corail, car il n’y a pas de passage dégagé. A l’hôtel Le Lagoto Resort qui occupe une partie de la baie, nous nous renseignons sur les possibilités de tour de l’île, et nous parvenons à organiser la location d’une voiture pour le lendemain. Satisfaits, nous retournons à bord non pas dans l’annexe, mais en la traînant dans l’eau, chaussés de palmes, masque et tuba. Le paysage sous-marin est agréable bien que la visibilité ne soit pas extraordinaire. On retrouve une ambiance relativement similaire aux Marquises, puisque nous plongeons sur l’extérieur d’un récif frangeant. Les poissons ne sont pas d’une diversité extrême, mais ce sont souvent des espèces différentes de celles que nous avons vues jusqu’ici. Le corail lui aussi est assez différent, et on croise même une tortue !
A la vue de la météo le soir même, tout nos projets s’effondrent : non seulement la journée du lendemain risque d’être plutôt couverte et pluvieuse ce qui n’est pas le mieux pour découvrir l’île, mais surtout il semble qu’une petite onde tropicale se promène dans le coin, et devrait occasionner un renforcement du vent accompagné d’une rotation vers le NE, ce qui rendra notre mouillage un peu trop exposé à partir du lendemain soir. Adieu cochons, poulet, taro… Nous levons l’ancre le lendemain matin pour faire 20 milles de plus vers l’ouest. Cap sur Asau, une baie plus profonde quelque peu similaire à un petit lagon, car elle est défendue par un récif un peu au large. Une passe y a été creusée, mais elle est très étroite et difficile. Nous espérons y arriver à un moment où le temps sera plus calme, et bien que la houle d’est demeure, nous avons au moins une luminosité suffisante pour discerner le corail.
Il y a quelques balises latérales, mais seulement une fois bien engagés dans la passe. En revanche, pour trouver l’axe, il faut utiliser un alignement. Seulement il ne reste plus qu’un seul des deux voyants, ce qui (vous en conviendrez) est nettement moins utile que deux. Ah, mais voilà qu’aux jumelles on parvient à discerner une sorte de moignon à fleur d’eau. Ce doit être la fondation de l’amer disparu… Et effectivement, en suivant les amers, en restant entre les balises et en ne cédant pas à la tentation de s’écarter sur tribord car les brisants sont à quelques mètres sur notre bâbord seulement, tout se passe à merveille. Quelques minutes plus tard, l’ancre retourne à l’eau devant le Va-i-Moana Lodge. Ce n’est pas l’endroit le mieux protégé, mais c’est là où nous aurons le plus de chances de trouver un moyen de visiter l’île.
Nous débarquons et nous sommes très chaleureusement accueillis par le personnel de ce resort à l’ambiance familiale. Ils ont une voiture à louer, et nous pensons même un moment pouvoir l’utiliser dès le lendemain. Mais en fait elle est déjà prise, et il nous faudra attendre le dimanche (nous sommes jeudi). Pas grave, non seulement nous avons toujours des choses à faire à bord, mais en plus nous apprenons que le samedi a lieu leur soirée umu, c’est-à-dire le four polynésien. C’est parfait, et nous espérons que cette deuxième tentative sera la bonne. Nous nous en retournons donc à bord, et quelques minutes à peine après, nous voyons de sacrés nuages noirs approcher. Le vent souffle déjà bien, mais en l’espace d’un quart d’heure il se renforce au point de blanchir le lagon. Le grain soufflera – selon nos savantes estimations pifométriques – au moins à 40 nœuds, probablement plutôt à 50. Fleur de Sel tient bien grâce à sa super ancre. Pourtant autour de nous le paysage est superbe de fureur ! Les néo-zélandais qui sont en vacances dans les fale du resort (des petites cases traditionnelles pour des vacances pieds dans l’eau) écriront à leurs familles qu’ils ont subi une « tempête tropicale »… N’exagérons pas non plus.
Le vendredi est mis à contribution pour divers travaux. Notamment Heidi se lance dans la fabrication d’une nouvelle capote, tandis que je fais l’entretien de l’accastillage et le nettoyage de la coque. La visibilité n’est pas bonne du tout, et assez souvent j’ai l’impression de nager dans un sirop ! En fait, je suppose qu’il doit y avoir des résurgences d’eau douce non loin ce qui expliquerait la relative absence de corail. Et puis le samedi après-midi, nous sommes cordialement invités à la démonstration de l’umu : autour d’un grand feu utilisé pour faire des braises et pour chauffer à blanc des pierres volcaniques, nous admirons pendant deux heures les cuisiniers préparer en parallèle des cochons de lait fourrés de pierres brûlantes et de feuilles de manguier, du palusami (pour simplifier, des feuilles de taro cuites au lait de coco dans des petites boules de feuilles d’arbre à pain), et des pieuvres cuites à même les pierres brûlantes. Le tout, ainsi que des racines de taro, est ensuite mis à cuire à l’étouffée sur les braises et sous les pierres brûlantes, protégé par des feuilles de bananiers. Le soir même, nous dégustons ce menu sur la plage. Le personnel a joliment décoré les tables, l’ambiance est agréable, on profite de s’offrir un petit plaisir gastronomique.
Et puis le lendemain matin, nous partons pour une circumnavigation de la grande Savai’i, mais par la route. Cap à l’ouest tout d’abord, où nous découvrons la péninsule de Falealupo et le Cap Mulinu’u. C’est l’extrémité ouest des Samoa, mais contrairement à ce à quoi on s’attendait, il s’agit d’une pointe basse. Le paysage y est superbe, surtout tôt le matin, avec des plages de sable blanc et des récifs de pierre volcanique noire. La mer vient briser juste devant de petites criques sablonneuses, et les cocotiers surplombent le rivage. Nous sommes dimanche matin, et nous avons le site pour nous tous seuls.
Nous poursuivons notre route sur la côte sud-ouest, battue par les grandes houles. Là, le rivage est plus escarpé et les villages souvent un peu à l’intérieur du littoral. En ce dimanche matin, et au fur et à mesure que le temps passe avec les kilomètres parcourus, nous assistons tout d’abord au rassemblement dans chaque paroisse ou congrégation, et puis ensuite à la sortie de la messe ou du service religieux. La grande majorité des gens sont vêtus de blanc : robes longues pour les dames, pantalons et parfois chapeaux pour les messieurs. Lorsque nous passons il nous faut faire attention à l’attroupement qui se forme sur la route, chacun s’en retournant vers le fale de sa famille où aura lieu le traditionnel umu dominical. Les vieux vont souvent plus lentement, les jeunes filles et les jeunes gens se regroupement souvent séparément. Et puis il y a les enfants, tous fous de voir passer des touristes, et qui nous font des gestes de la main. Nous retournons les salutations en disant « Talofa », c’est-à-dire bonjour, mais eux nous disent en anglais « bye bye ». Amusant ! Un peu comme notre tour d’Upolu, sauf qu’au lieu de la sortie de la messe, c’était la sortie de l’école. Au final, nous croiserons tellement de monde et nous saluerons tant de fois que nous avons l’impression d’être dans notre papamobile…
Le prochain arrêt est à la pointe sud de l’île, où nous quittons la voiture pour marcher un peu. Le long du rivage serpente une piste, que débordent des plateaux de pierre volcanique. Lorsque la houle vient se briser sur ces rochers, le spectacle en devient grandiose. Non seulement les vagues créent des gerbes d’écume, mais elles s’engouffrent dans des trous creusés ici ou là par l’érosion et projettent l’eau à une hauteur prodigieuse, parfois une trentaine de mètres de haut ! Ce sont les Alofaaga Blowholes, probablement les souffleurs les plus spectaculaires du monde, du moins aux dires de l’office de tourisme samoan… Certains souffleurs projettent l’eau en geysers verticaux, mais d’autres régurgitent leur gorgée d’eau salée en biais, parfois contre le vent. Une chose est certaine, nous en ressortons passablement embrumés ! Non loin de là, nous piqueniquons à l’abri d’un fale et nous sommes rejoints par Kommit et Tofa, qui habitent tous deux le village, et qui font un brin de causette avec nous.
Revenons à la voiture et continuons notre tour. Cette fois-ci c’est côté montagne que nous nous dirigeons. La piste est un peu cahoteuse, mais il ne faut pas monter trop loin de la route avant de se garer le long d’un torrent. A peine plus loin, on trouve une superbe piscine d’eau fraîche dans laquelle vient se jeter une belle cascade. C’est l’occasion de se jeter à l’eau pour un rafraîchissement bienvenu. Venir nager sous la cascade n’est pas chose facile tant le courant est puissant ! La Afu Aau Waterfall est l’une des attraction majeures de l’île, mais nous sommes les seuls touristes. En revanche, nous nous y trouvons en même temps qu’une bande de vingt ou trente jeunes samoans qui viennent s’y amuser. Nous avons l’impression qu’ils profitent de ce moment de liberté du dimanche après-midi pour sortir un peu des contraintes de la société traditionnelle. Car il semble que chacun doit se tenir au fa’a Samoa, la manière de faire samoane, qui impose une vie très communautaire. Evidemment cette impression était plus palpable à Apia, mais à Savai’i tout est plus rural et traditionnel, si bien que les exutoires doivent être aussi bien plus précieux que dans la capitale où il est d’autant plus facile d’échapper quelques instants à la coutume. Mais il est intéressant de noter qu’ils se rendent aux cascades en groupe et que pas un ne chercherait à aller s’isoler dans son coin.
A la pointe sud-est de l’île, la plus bâtie et développée, se trouve l’aéroport et le terminal de ferry. Mais Salelologa n’est rien de plus qu’un gros village. Même ici, il est une chose si appréciable sur Savai’i, c’est la propreté générale. Apia n’était pas particulièrement sale, au contraire c’était plutôt bien tenu. Mais particulièrement dans l’ouest d’Upolu, nous avions trouvé l’île un peu sale. Au contraire, à Savai’i, tout est propret, bien tenu, soigné. Les villages sont superbes de couleurs, d’attention, de coquetterie. C’est sans doute un tel village qui se tenait à Sale’aula, sur notre route vers le nord-est. Mais en 1905, et jusqu’en 1911, le Mont Matavanu est entré en éruption. Il s’agit d’un des cratères secondaires, comme l’île en compte 450 autres – ce qui vu de la mer lui donnait par moments un semblant d’Ile de Pâques, mais en bien plus grande et plus tropicale tout de même. Les coulées de lave ont détruit des villages, poussé nombre d’habitants à se déplacer, y compris jusqu’à Apia, et par endroits le paysage est encore désolé, avec pour sol de la lave noire et dure. Seuls quelques arbustes et plantes réussissent à pousser dans les interstices, mais comparé à l’exubérance générale de la végétation c’est très peu.
Le clou du spectacle a lieu lorsque nous atteignons l’ancienne église de la London Missionary Society. La lave l’a encerclée, a fini par s’engouffrer lentement par le portail principal, et a tapissé le sol entier de roche en fusion. La charpente s’est effondrée, sous l’effet de la température, et la roche porte encore la trace de la tôle ondulée du toit ! Les murs, en revanche, ont tenu le coup si bien qu’on voit réellement une église remplie de lave. C’en est tout simplement hallucinant. A peine moins surprenant, à quelques pas de là, se trouve la Tombe de la Vierge. Il s’agissait de la fille d’un chef très respecté, qu’avait emportée la tuberculose. Mais elle avait la réputation d’avoir une âme très pure et droite. Pendant six ans, par coulées successives, la lave a envahi le cimetière entier, mais n’a jamais recouvert la tombe en question, que l’on voit maintenant seule au fond l‘une trouée de 2 ou 3 mètres de profondeur, intacte.
Sur la fin de la route, nous verrons encore une coulée de lave, plus ancienne cependant, et bien tapissée de végétation, et puis c’est le retour à Asau. Nous sommes fourbus mais heureux d’avoir pu découvrir cette belle île, bien qu’il nous ait fallu faire 200km de route pour venir à bout du tour. La seule chose que nous n’avons pas pu voir, c’est la pyramide de Pulemelei. Il s’agit en fait plutôt d’un tas de terre et de pierre, mais de forme carrée, et alignée avec les points cardinaux. Malheureusement, la piste dégagée pour faire des fouilles en 2002 est parait-il redevenue impraticable. On le croit volontiers, car la Nature est particulièrement féconde sous ces latitudes ! Savai’i est tapissée d’une verdure en délire, nous avons pu le voir. Et avant de quitter le Va-i-Moana, nous récupérons auprès de Michelle, la réceptionniste, un énorme panier de fruits. C’était dimanche et nous n’avons donc pas pu trouver de quoi nous ravitailler. Alors elle nous a dit qu’elle pourrait nous trouver des fruits, le tout pour un tarif modique. Merveilleux, et mille mercis ! Adieu aussi, car nous levons l’ancre le lendemain matin. Nous quittons les latitudes équatoriales pour revenir à un peu plus de fraîcheur. Cap au sud vers les Tonga !