Le jour le plus court
Partis de Suwarrow le dimanche 1er juillet et après un peu plus de 94 heures de mer, nous sommes arrivés aux Samoa le vendredi 6 juillet au matin. Les plus sagaces auront certainement remarqué que l’arithmétique ne colle pas. En effet, Apia a beau se trouver par 171°46′ de longitude ouest, nous avons franchi la ligne de changement de date. Oh, nous n’en sommes pas encore tout à fait à l’antiméridien de La Trinité, mais en revanche, si l’on prend en compte notre virée nordique jusqu’aux Lofoten, nous avons maintenant franchi plus de la moitié des méridiens de la planète ! Mais pour en revenir au changement de date, la ligne elle-même n’est en fait pas très précise. Si en théorie la règle voudrait qu’à bord d’un navire on utilise l’heure du fuseau horaire standard dans lequel on se trouve, en pratique à bord on choisit l’heure qu’on veut. Les fuseaux horaires standards se succèdent tous les 15° de longitude, c’est-à-dire qu’ils sont au nombre de 24 autour de la planète – ouf !
Seulement voilà, la règle n’est pas la même en mer et à terre. Les pays, qui devraient adopter ces fuseaux standards en y dérogeant le moins possible, ont en fait pris des libertés pour des raisons parfois bien compréhensibles, parfois au contraire un peu opaques. Repensons à ce fuseau horaire ridicule utilisé aux Marquises (UTC-9h30) : ce n’est vraiment pas pratique et il en résulte que la Polynésie Française utilise trois fuseaux horaires : celui de Tahiti (UTC-10h) qui couvre quasiment l’entièreté du territoire, celui des Gambier (UTC-9h) utilisé par seulement 1’500 habitants environ, et celui des Marquises précité. Il serait bien plus logique que les Marquises et les Gambier utilisent conjointement le fuseau UTC-9h, cela simplifierait beaucoup de choses et franchement, quiconque se rend aux Marquises se rend bien compte qu’on n’y est pas à une demi-heure près ! Mais les Marquisiens veulent certainement ainsi affirmer leur différence et leur indépendance vis-à-vis de Papeete…
Cela dit, il y a de nombreux autres endroits sur Terre où des fuseaux d’une demi-heure sont utilisés. On se doute bien, par exemple, que si l’Iran utilise le fuseau UTC+3h30, c’est certainement pour se démarquer d’un système trop occidental, qui utilise en plus l’heure de l’ennemi britannique comme base. Peut-être en est-il de même pour l’Inde avec ses UTC+5h30 ? Sans parler du Népal avec UTC+5h45… En tout cas, on voit mal ce qui pousserait un pays grand comme l’Inde à se décaler d’une demi-heure quand il fait la largeur de deux fuseaux horaires entiers. Mais le fuseau sans doute le plus curieux n’est-il pas celui du centre de l’Australie ? Avec UTC+9h30, il n’est décalé que d’une demi-heure par rapport à la côte est, tandis qu’un tour et demi du cadran est nécessaire pour recaler sa montre lorsqu’on se rend sur la côte ouest. Ici encore, peut-être les habitants d’Adelaide et de Darwin voulaient-ils n’être pas trop éloignés de l’heure des grands centres peuplés de l’est, mais sans être à la même heure malgré tout, histoire de marquer leur différence ?
Bref, passons sur ces considérations presque philosophiques, et revenons au cas des Samoa. Car nous avons affaire ici à un cas d’autant plus intéressant : la ligne de changement de date y subit des changements ! Le pays a en effet décidé de changer de date le 30 décembre 2011, si bien qu’au lieu d’être en retard de 11h sur le temps universel, l’heure légale est maintenant 13h en avance. Encore une petite entorse au système, mais les Samoa ne sont pas le premier pays à en faire usage, puisque les Tonga sont également dans ce cas depuis longtemps. Finalement, c’est la même heure, mais un jour en avance. Le but recherché est simplement de vivre le même jour que les partenaires principaux de l’archipel, notamment la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Chine ou le Japon. Cela signifie aussi que les Samoa indépendantes ne vivent plus le même jour que leur voisines les Samoa Américaines, qui gardent l’usage du même jour qu’aux Etats-Unis. Il s’agit de la première modification de la ligne au XXI° siècle, et elle fait des Samoa les premières îles à voir le soleil se lever chaque jour.
Pour nous, cela veut dire qu’en arrivant il nous a fallu sauter un jour. C’est ainsi qu’on s’est fait “voler” notre anniversaire de mariage, puisque ce jour là n’a pratiquement pas existé pour nous. La veille, alors que nous arrivions au large des Samoa Américaines, nous étions le 4 juillet (mais pas de feu d’artifice à l’horizon). Le lendemain nous arrivons à Apia, et c’est déjà le 6 juillet. Injuste, non ? Bon, nous avons eu des compensations, tout de même. Tout d’abord la compensation logique : déjà 13 fois depuis notre départ d’Europe, nous avons eu droit à un jour de 25 heures, à chaque changement de fuseau horaire vers l’ouest. Et en plus ça devrait se reproduire encore 11 fois sur la suite du voyage, donc il fallait bien qu’on perde 24 heures à un moment…
Deuxième compensation : pendant les quelques heures où à bord nous étions encore jeudi, avant que l’on ne change les pendules en arrivant au port, un deuxième beau thazard est venu mordre à l’hameçon, venant malgré tout marquer le coup de ce jour le plus court. Et puis enfin, non seulement nous resterons des mariés un peu plus jeunes, mais en plus on a pu choisir le moment où fêter ça. Et plutôt que de boire le champagne avec des relents de poisson vers 6h du matin (romantique, non ?), nous avons passé une soirée sympa et animée chez Aggie Grey’s le mercredi suivant. Il s’agit d’un hôtel mythique d’Apia, où nous avons assisté à un spectacle de danse samoane : un mélange de tamouré polynésien, de haka maori et de jongleries dangereuses avec du feu. Pas mal ! Ca valait bien un petit casse-tête avec les fuseaux horaires pour savoir quel jour on est.