Montée vers Ascension
Une nouvelle semaine de mer nous attend, pour parcourir les 700 milles séparant Sainte-Hélène d’Ascension. Les premiers jours, et surtout les premières nuits, sont un peu plus ventées et humides qu’anticipé, mais Fleur de Sel avance bien. Et dès le troisième jour, les conditions sont de nouveau tranquilles. Elle sont même si stables et agréables, qu’on en profite pour marcher sous gennaker pendant 36 heures sans interruption. Ce n’est qu’à la tombée de la seconde nuit qu’on décide d’affaler, les conditions devenant plus variables. Pendant ces belles nuits étoilées, on peut admirer la Grande Ourse qui s’élève de plus en plus sur l’horizon nord, tandis que la Croix du Sud se rapproche de plus en plus de l’horizon sur l’autre bord.
Comme on perd rapidement en latitude, puisque l’on passe de 16°S à Ste-Hélène à 8°S à Ascension, nous entrons dans la zone équatoriale. Et à ce stade, la température (aussi bien celle de l’eau que de l’air) monte tant et si bien qu’il commence à faire sérieusement chaud dans le bateau en journée, ce qui produit une réaction en chaîne. Outre l’inconfort croissant de l’équipage, le frigo du bord peine d’autant plus à maintenir la température. Par contre-coup, la consommation électrique part en flèche. A l’inverse, les jours sont de moins en moins long à mesure que l’on remonte vers l’équateur, et à mesure que la fin de l’été approche. La production électrique diminue donc, et tout cela complique donc la gestion de l’électricité à bord. Heureusement, le temps reste en majeure partie bien ensoleillé dans la journée, et les panneaux solaires produisent bien.
Les dernières 48 heures de traversée nous rendent assez perplexes. En effet, nous subissons alors sans relâche un courant contraire d’un nœud au moins pendant toute cette durée. L’Atlantique Sud est censé n’être qu’un vaste tapis roulant avec vent et courant portant, et voici que le courant vient non seulement agiter la mer en s’opposant à l’alizé, mais en plus il menace notre arrivée de jour à Ascension. C’est à n’y rien comprendre, et pourtant il faut bien jeter la théorie par dessus bord et faire avec la pratique. Ce n’est qu’au prix de quelques heures de moteur au moment où le vent tombe pendant notre approche sur l’île que nous parvenons à temps dans Clarence Bay, pile au moment où le soleil plonge dans la mer, et non sans avoir pêché une superbe dorade coryphène au passage. Le timing est parfait, le poisson est débité pendant qu’on longe le sud-ouest de l’île, et nous aurons droit aux sushis dès notre arrivée.
Après une bonne nuit de repos, il nous faut désormais envisager le débarquement et les formalités. Ici, point de service de ferry comme à Ste-Hélène, et pourtant le quai est ici bien plus exposé encore que là-bas. Un des long-boats, qui assiste au débarquement du gros cargo présent sur rade, nous aide à amarrer notre annexe et à débarquer. A un portique situé au-dessus du quai sont attachées de grosses cordes, qu’il faut saisir au vol lorsque la vague atteint son sommet, afin de débarquer en se faisant mouiller le moins possible. A bien y réfléchir, ça doit être le pire quai de débarquement que l’on ait vu autour du monde ! Mais nous parvenons à terre au sec malgré tout.
Les formalités sont simples et courtoises : un tour au bureau du port, qui fait aussi douane, et qui nous octroie au passage les permis de séjour que nous avions préalablement du demander avant de partir de Cape Town – le tout contre paiement ici encore d’une cinquantaine de livres. Puis passage à la station de police qui fait immigration, et qui nous remplit encore un peu nos passeports avec de nouveaux tampons. Nous sommes ensuite libres de circuler, et l’on vagabonde donc dans Georgetown, “capitale” de l’île, ce qui est, il faut le dire, un bien grand mot. On pourrait croire à un village australien isolé et délabré, s’il n’y avait quelques édifices un peu plus élégants en pierre de taille. Nous nous rendons à l’hôtel, qui propose des locations de voiture, pour apprendre que malheureusement leur prochaine disponibilité n’est que pour dix jours plus tard. Il nous faudra donc nous contenter des environs immédiats, puisqu’il est interdit de mouiller le bateau ailleurs que dans Clarence Bay, et de débarquer ailleurs qu’à Georgetown.
En fait, la particularité de l’île, c’est qu’elle n’a pas de véritables habitants. Tous ici ne séjournent que pour le travail. 80% des gens sur l’île sont des “Saints”, de Ste-Hélène, donc, et travaillent par contrat pour les divers employeurs de l’île. Il y a d’abord la base aérienne, construite en 1943, et partagée depuis entre la RAF et la USAF – Ascension est l’escale de ravitaillement des deux vols hebdomadaires aller-retour entre Londres et les Falklands (ou Malouines), mais nous serons aussi survolés au mouillage par quatre chasseurs s’en donnant à cœur joie au-dessus de l’Atlantique Sud. Il y a par ailleurs un opérateur télécom, qui a ici une station relais de câbles sous-marins. Et on se doute donc qu’il y a aussi ce qu’il faut de personnel pour permettre aux “cinq yeux” d’intercepter tout le traffic internet transitant par ici. Internet, justement, est accessible, à 5 livres de l’heure, et fonctionne visiblement mieux qu’à Ste-Hélène, mais la difficulté est d’oser venir à terre avec son appareil, sans le mettre à l’eau en débarquant !
Par ailleurs, en pleine journée il fait très chaud à terre et il n’y a que peu d’ombre car très peu d’arbres poussent sur la côte d’Ascension. A l’intérieur c’est autre chose, et l’on voit bien du mouillage le point culminant de l’île, qui porte bien son nom de Green Mountain. Mais le littoral, lui, est minéral et les collines environnantes arborent des couleurs presque irréelles, allant du rouge à l’ocre en passant par toutes les teintes ignées, le tout souligné par de belles plages de sable blanc. Quelque peu refroidis par l’idée de débarquer à nouveau dans la houle, et échaudés par l’idée de brûler à terre, nous passons les journées suivantes à bord, et ce malgré le roulis incessant, qui rend le repos difficile. Nous en profitons pour faire les sempiternels bricolages de rigueur, pour bouquiner aussi, pour cuisiner un peu, pour faire la sieste lorsque l’on peut, et pour admirer ce qui nous entoure.
Dans les airs tournoient régulièrement des frégates, oiseau emblématique s’il en est de ces eaux équatoriales. Dans l’eau se trouvent une multitude de balistes noirs, réputés pour nettoyer la coque des bateaux de passage. Autant le long du quai à terre que le long du bord, il est vrai qu’ils s’en donnent à cœur joie. Cependant, voulant m’assurer qu’ils font bien leur travail, je passe tout de même plusieurs heures à l’eau, et il s’avère en fait que pour avoir une coque vraiment bien propre, il faut tout de même leur montrer un peu comment faire. Pendant ces heures passées à frotter la coque, j’ai le temps de les observer de plus près, car ils ne sont pas farouches, et leur livrée noire est en fait un dégradé de couleurs allant du brun sombre au bleu foncé, tandis que les lignes apparemment turquoises à la base de leurs nageoires sont en fait blanches, ce qui est du plus bel effet.
D’autres animaux marins nous environnent régulièrement, mais ceux-là sont plus sauvages et restent à plus grande distance sans que je n’arrive à en voir sous l’eau. J’ai nommé les grosses tortues marines, qui semblent avoir une prédilection pour Clarence Bay, et que nous voyons de temps à autre sortir la tête de l’eau pour prendre leur respiration. Elles sont très nombreuses et aussi bien le jour que la nuit nous entendons sans relâche leur souffle épisodique autour du bateau. Cependant, c’est à terre qu’a lieu la grande attraction, puisque les tortues viennent y pondre, et nous sommes d’ailleurs à la saison où les œufs éclosent, ce qui, parait-il, est spectaculaire à voir. Cependant, cela a lieu la nuit, mais en raison de la houle nous n’oserons finalement jamais accoster au quai avant le lever du jour ou rembarquer à la nuit tombée, étant alors certains de finir à l’eau, fracassés contre des rochers coupants. Nous nous contentons donc d’admirer ces reptiles depuis le pont de Fleur de Sel, un peu frustrant mais néanmoins magnifique.
La météo nous invite à prolonger notre escale à Ascension, car elle ne nous promet que très peu de vent sur la suite du parcours. Nous attendons donc, même si nous continuons à rouler et tournebouler dans notre baie guère confortable. Nous décidons donc de faire l’ascension de la colline qui nous fait face, Cross Hill. L’atterrissage sur le quai se fait sans dommages, et nous voici donc à l’attaque de la colline rouge, sur le flanc de laquelle nous découvrons des batteries de canons datant de la Seconde Guerre Mondiale, avant d’atteindre le sommet au terme d’une courte mais éreintante ascension en plein soleil brûlant. Le paysage est admirable, le contraste entre la terre ocre et la mer turquoise est du plus bel effet, et de là-haut on discerne un peu mieux l’agencement de la petite ville un peu de bric et de broc.
Mais la vue porte aussi dans l’arrière-pays, où se trouvent de multiples autres cônes volcaniques maintenant éteints. Etrange sensation que d’être là, encore une fois sur une île volcanique au milieu d’un océan immense, toujours un peu la même chose et pourtant pas une de ces îles n’est semblable à une autre. Ici nous sommes presque sous l’équateur et à cette date nous avons presque le soleil au-dessus de la tête à midi. Mais ici point de climat humide, bien au contraire, et l’aridité en fait un endroit unique. Pour vous faire une idée, Ascension c’est plus de 2’600 heure d’ensoleillement annuel et moins de 150mm de pluie par an ! (données pour Georgetown)
A notre retour “en ville”, nous venons nous rafraîchir au bar du “Saints Club”, l’un des endroits où se retrouvent les travailleurs de l’île lorsqu’ils sont de repos. Et on vient y boire une bière bien fraîche. Enfin… du moins la première gorgée est bien fraîche. Le temps de boire la seconde elle n’est plus que fraîche, et au bout de la quatrième ou cinquième, le liquide est maintenant proche de la température ambiante ! Là encore l’ambiance est un peu surréaliste, car nous, les voyageurs-touristes, nous retrouvons au milieu de gens qui profitent de leur journée de repos hebdomadaire. Le décalage est total.
Le lendemain, nous nous décidons à faire les formalités, afin de pouvoir partir dans les jours qui suivent. Nous nous rendons donc à terre pour refaire le tour des bureaux. Mais là, surprise, le pipeline qui sert à alimenter l’île est déployé et à poste, si bien qu’il nous faudrait faire près d’un mille en mer en annexe pour le contourner – c’est bien trop risqué avec le vent, le courant et les sautes de caractère de notre petit hors-bord. D’habitude le pipeline est mouillé dans la même baie que nous, mais il est parait-il en maintenance. Et ce matin là, deux petits remorqueurs sont venus le chercher pour l’amarrer au quai.
Impossible de passer, donc demi-tour, et nous demandons par VHF au port comment faire. Celui-ci nous envoie un bateau pour aller à terre, ouf ! Ca nous évitera de faire des acrobaties avec notre annexe. Mais il ne peut nous ramener qu’immédiatement après les formalités, si bien qu’après notre visite du bureau du port et du poste de police, je reprends la navette en sens inverse, en laissant Heidi à terre. Elle se chargera seule de faire la lessive, et ira aussi se connecter sur Internet, tandis que j’attends son appel VHF à bord pour aller la chercher – à ce moment-là le pipeline est détaché, les remorqueurs le ramènent à poste non loin de Fleur de Sel, et je peux passer en annexe.
Le lendemain, nous sommes donc prêts à partir, même si la météo nous inciterait plutôt à patienter encore une journée. En début de matinée, alors que nous travaillons sur le bateau, c’est l’alerte générale à bord. En effet, le pipeline est de nouveau en mouvement, mais les manutentionnaires n’ont pas l’air très futés et ont laissé celui-ci dériver avec le vent qui le porte sur nous. Sans plus tarder, le gros boudin orange vient s’appuyer sur notre ligne de mouillage, ce qui nous donne des sueurs froides car si cela continue, notre chaîne cèdera rapidement sous le poids.
Nous appelons d’urgence le port pour leur expliquer la situation, et celui-ci relaie aux remorqueurs qui ne semblent pas inquiets outre-mesure. Ils nous disent qu’on peut mouiller un peu plus loin. Certes, c’est très gentil, mais ils auraient pu nous inviter à le faire avant qu’il ne soit trop tard, car nous ne pouvons plus désormais revenir sur l’ancre qui se situe de l’autre côté du pipeline. Nous nous préparons à devoir larguer tout le mouillage à l’eau pour le récupérer plus tard, quand enfin la traction des remorqueurs vient soulager la charge et dégager notre mouillage. Ouf, on n’est pas passés loin du désastre.
Cette fois-ci, c’est est trop, nous activons les préparatifs. Nous faisons une dernière sieste, et dès que le pipeline est déconnecté du quai pour revenir dans notre baie, nous levons l’ancre, souhaitant avoir déguerpi avant que ces maladroits ne réitèrent leur manœuvre. Nous mettons immédiatement cap à l’ouest, et après cet arrêt quelque peu particulier, nous voici à nouveau en route. Ascension, qui commence désormais à s’éloigner dans le sillage, restera une escale à la fois intéressante mais peu pratique, un peu une beauté qui se défend bien.