Agua, agua…
Comme un pied de nez à St-Exupéry, les Iles du Cap-Vert où nous séjournons depuis plus de 3 semaines maintenant semblent défier la citation du pilote-écrivain. Il connaissait sans doute cet archipel, vu ses pérégrinations aéropostales et transatlantiques. Mais pourtant, pourtant, au premier abord, on se demanderait presque s’il ne s’était pas trompé en affirmant que “L’eau n’est pas nécessaire à la vie, l’eau c’est la vie !” Comment expliquer en effet la présence de tant de monde sur ces confettis de Sahara déposés en pleine mer, là où l’eau abonde, certes, mais de l’eau salée. Car pour l’eau douce, il s’agit d’une autre histoire, que nous avions commencé à découvrir dans les iles plates de l’est, dépourvues de pluie à longueur d’année. Mais dans les îles occidentales, plus montagneuses, le refrain est identique, même si le couplet prend maintenant du relief.
A São Nicolau, nous avions pu constater le saisissant contraste entre les versants nord et sud. Ce dernier, protégé des vents dominants, abrite les ports, ou du moins les quelques abris à bateaux, tandis que le versant nord possède une végétation verte, chose inouïe dans ce contexte. Naturellement, l’exposition aux alizés implique qu’il est impossible d’utiliser la côte pour d’autres activités maritimes qu’une pêche artisanale où l’on traîne les bateaux sur la plage après un retour éventuellement mouvementé par les brisants. En quittant São Nicolau, où le mouillage était décidément trop chaotique, nous savions que nous allions retrouver le même contraste sur Santo Antão, mais l’île étant encore plus haute, ce sera encore plus flagrant. Rogerio, le policier qui nous fait les formalités de sortie nous parle d’ailleurs de son île d’origine, de son village, avec les yeux tous pétillants. Plein d’émerveillement et d’enthousiasme, ils nous raconte comme c’est vert à Ribeira Grande, et comme il y a de l’eau, et même de l’eau qui coule dans les vallées !
En chemin cependant, se trouvent de plus petites îles, et qui permettent de faire une pause bienvenue au milieu des 60 milles à parcourir, et nous prévoyons donc de mouiller pour la nuit à Santa Luzia. C’est d’autant plus nécessaire que, les îles du nord-ouest étant plus rapprochées que les autres, le courant de marée trouve ici le moyen de s’exprimer pleinement, contrairement à ailleurs. Nous nous replongeons donc un instant dans les horaires de marées, afin de prévoir le moment optimal pour franchir les différents canaux entre les îles. C’est que par endroits, le flot peut dépasser les 3 noeuds. Et vu la fraîcheur du vent et la mer bien formée, ça devient vite un passage mouvementé. Santa Luzia est bien escarpée, mais toute petite, et donc bien aride. L’escale est de courte durée, mais le paysage vaut le coup d’oeil. Malheureusement, impossible de débarquer vu les rouleaux impressionnants.
Départ à l’aube le lendemain matin pour franchir le Canal de Santa Luzia, où la mer est justement bien courte et hachée. Puis nous contournons São Vicente par le nord, afin d’embouquer le canal du même nom par le bon côté. En effet, entre São Vicente et Santo Antão, deux îles escarpées, le vent est canalisé et accéléré par effet venturi. Classique, mais redoutable. Un force 4 dehors se transforme vite en force 7. Fleur de Sel surfe bientôt à sa vitesse maximale, plus de 7 noeuds, et nous atteignons vite Porto Novo, l’unique port digne de ce nom sur Santo Antão. L’ile est bénie des dieux de la pluie, du moins à moitié évidemment, mais pas de la mer. Le port en question est vaguement protégé par la longue jetée des ferries et des cargos. Les guides préviennent bien que la visite en voilier est difficile, et la plupart des navigateurs visitent cette île en prenant le ferry au départ de Mindelo, la grande ville d’en face. Nous préférons être sur place, ce qui nous permet de ne pas laisser le bateau seul à Mindelo, chose au sujet de laquelle nous avons tout entendu, du plus rassurant au plus alarmant. Le capitaine du port nous propose d’ailleurs de ne pas rester à l’ancre là où nous sommes mouillés, loin de la jetée, et exposés aux vagues, mais de venir à couple d’un bateau de pêche. Nous nous empressons d’accepter ce qui sera une solution bien moins inconfortable, même si la proximité des autres bateaux nous vaudra quelques réveils nocturnes.
Nous voici donc de retour sur une île montagneuse, sur le versant sud, protégés tant bien que mal des éléments. C’est donc, vous l’aurez deviné, invariablement aride ! Mais Santo Antão est nettement plus massive et étendue que les autres îles. C’est la seconde île de l’archipel par sa superficie, après Santiago, que nous ne visiterons pas. A Porto Novo, le coucher du soleil est superbe, derrière la chaine de montagne qui traverse l’île, quelques rares palmiers flottant dans le vent encore fort du soir à côté de la statue d’une mama capverdienne qui salue le mouchoir dans le vent les pêcheurs partant avec la marée. Mais le véritable émerveillement viendra le lendemain. Prenant un aluguer, nous entamons une ascension en lacets qui nous laisse bientôt surplomber Porto Novo. Au fur et à mesure que l’on prend de l’altitude, on voit de mieux en mieux le canal, blanchi de moutons, avec Mindelo en face. Autour de nous, toujours du jaune, du marron, presque sans âme qui vive jusqu’à ce que nous arrivions proches de la crête. C’est alors qu’apparaissent des arbres, nombreux, des cultures, diverses, et des maisons, toutes éparpillées ici ou là. A coup sûr, quelque chose se prépare. Nous changeons effectivement de monde, et nous sommes tout émerveillés de retrouver de la verdure. Au détour d’un virage, nous découvrons Cova. C’est une caldeira volcanique, c’est-à-dire un reste de cratère, fertile évidemment. Et alors que quelques minutes auparavant, nous nous demandions encore où était l’eau tant promise, nous surplombons maintenant cette gigantesque cuvette dont le fond est tapissé de rectangles cultivés qui s’emboitent les uns dans les autres. C’est splendide. Agua, agua, tel est le secret…
La suite de la route est démentielle, et nous comprenons pourquoi on la nomme estrada corda, la route de la corde. La roche volcanique qui descendait en pente régulière sur le versant sud s’effondre maintenant sur le versant nord, érodée par les précipitation clairement plus importantes de ce côté-ci. Impossible de descendre dans les vallées, et c’est donc sur la crête que sinue la route pavée d’un bout à l’autre. Chef d’oeuvre d’ingénierie routière, passant par endroits entre deux précipices, cette route nous fait écarquiller les yeux. Nous découvrons là des cultures en terrasses, ici des bananeraies, plus loin une gigantesque paroi rocheuse verticale, en contrebas des champs de cane à sucre, au-dessus des manguiers pleins de fruits. Il faut relativiser un peu, ce n’est pas l’enfer vert, car la terre reste ocre, et les seules rivières sont de tous petits ruisseaux. Mais le spectacle est impensable après le panorama lunaire de l’autre côté. Au bas de la splendide vallée du même nom, nous arrivons à Ribeira Grande, et nous avons une pensée pour Rogerio. Il avait bien raison : l’eau coule et c’est bien vert ! Agua, agua, ça fait plaisir à voir…
Au cours de ce tour en voiture, nous passerons à Ponta do Sol, si renommée, mais que nous trouvons quelconque, avant de rentrer par le village de Paúl. Surtout, nous avons repéré l’endroit où nous souhaitons marcher le lendemain : la Ribeira de Paúl. Nous partons de Cova, pour un petit col situé 20 minutes plus haut, et à partir duquel le panorama s’ouvre sur la vallée que nous allons descendre. Le chemin s’agrippe à la paroi rocheuse qui plonge en contrebas. Avant d’avoir atteint le premier village, nous commençons déjà à avoir mal aux genoux, comme beaucoup de ceux qui font cette randonnée. Malheureusement, nous ne verrons pas un seul alambic ouvert. Sans doute n’est-ce pas la bonne saison, mais surtout, c’est la fête à Paúl, que nous atteindrons après quelques heures et quelques efforts. Tout le monde est en bas de la vallée et fête la St-Antoine, dont l’île porte le nom. Nous nous régalerons d’une feijoada et d’une bonne bière rafraîchissante, ainsi que de petits pastels délicieux avant de retrouver Fleur de Sel, fourbus mais heureux.
Le lendemain, nous quittons déjà Santo Antão, car les nuits dans le port de Porto Novo ne sont pas des plus reposantes, et nous rejoignons en une très courte étape bien ventée Mindelo, la deuxième ville du Cap-Vert, située juste en face. Nous avions prévu de passer l’essentiel de notre escale à Mindelo au mouillage, mais la crainte de la délinquance nous fait finalement opter pour la toute nouvelle marina, d’autant que les tarifs sont attractifs en basse saison. De retour en ville pour la première fois depuis Las Palmas aux Canaries, nous en profitons pour refaire l’approvisionnement du bateau. Mais être en ville c’est aussi l’occasion de faire des mondanités. Nous retrouvons à Mindelo Claudia et Dieter de Flying Kefi, que nous avions rencontrés à Tarrafal (São Nicolau). Nous faisons également la connaissance de Marc, qui navigue aussi vers le Brésil et l’Argentine, mais son objectif final est l’Antarctique, et son bateau Shag II est spécialement préparé pour cette expédition. On ne joue pas dans la même cour ! Nous passons aussi d’agréables moments avec l’équipage de Hana Iti, Didier et Marie-Luce, ainsi que leur fille Delphine venue leur rendre visite. Etant donné qu’ils feront route à peu près au même moment que nous vers Salvador de Bahia, il y a des chances que nous nous retrouvions au Brésil !
Le temps file vite à Mindelo, et après quelques bricolages, de l’entretien du bateau, quelques balades pour découvrir cette ville animée et artistique, un petit restaurant pour goûter une délicieuse cachupa, le plat national capverdien, et la semaine que nous avions prévu de passer à Mindelo est vite passée. Evidemment, la ville mériterait de s’y attarder bien plus longtemps, et tout comme à chaque île que nous avons visitée, nous avons l’impression de n’avoir pu que survoler le pays, alors que nous y aurons passé près d’un mois ! Mais la saison n’attend pas, et nous savons que plus nous attendons, moins bonnes seront les conditions pour la traversée vers le Brésil… Aussi faisons-nous les derniers préparatifs, dont le plein d’eau n’est pas des moindres, vous l’aurez deviné. C’est là le hic, car Mindelo est en panne d’eau depuis plusieurs jours. La marina dispose, tout comme de nombreux hôtels nous le supposons, d’un important réservoir de 40 mètres-cubes, afin de pouvoir tenir le temps des coupures d’eau qui arrivent régulièrement. Mais la panne à l’usine de désalinisation est exceptionnellement longue cette fois-ci, et plus une goutte ne sort des robinets. Pas même pour prendre une douche, et vu la chaleur et le vent qui souffle la poussière partout, nous en rêvons bientôt plus encore que de faire le plein d’eau. Après 3 jours d’attente, un camion viendra finalement réapprovisionner le réservoir tampon de la marina avec 5 mètres-cubes, en attendant que la panne soit résolue. Nous en profitons pour faire le plein de nos 600 litres d’eau, même si l’eau en question est jaune et a un très mauvais goût. Nous avons des provisions d’eau minérale, et nous boirons celle-ci, ne gardant l’eau du réservoir qu’en cas de besoin. Agua, agua, toute une histoire…
En route vers le sud, pour Brava, la plus occidentale des îles sous le vent, la plus petite des îles habitées, et surtout la plus inaccessible. Aucun avion ne dessert l’île et le ferry est d’une irrégularité qui rend la visite de l’île ardue pour qui n’est pas plaisancier. Nous avons de la chance, car il est normalement impossible de quitter le territoire capverdien à Brava. Mais les autorités d’immigration de Mindelo nous ont tamponné les passeports à l’avance, tandis que la police maritime nous a donné une clearance pour Brava, et nous pouvons donc rentrer au port de Furna sereinement, sans risquer d’être mis à la porte comme c’est arrivé à d’autres. Tant mieux car nous en profitons ainsi pour flâner à Furna, petit port logé dans une crique circulaire entourée de hautes collines, comme un vieux cratère volcanique. Nous prenons même un aluguer pour Nova Sintra, charmante petite ville située tout là-haut dans la montagne, là où poussent des arbres fleuris, et où les maisons ont des jardins ! Tout est sec, car nous sommes à la fin de la saison sèche, mais on constate que les précipitations ne sont pas inconnues ici non plus.
Nous avons de la chance, ici aussi c’est la fête, ou plutôt c’était la fête hier, le jour de la St-Jean. C’est le saint patron de l’île, qui s’est d’abord appelée São João, et à cette occasion, nous constatons que de nombreux émigrants de l’île reviennent y passer cette grande fête annuelle. C’est l’occasion de prendre la mesure de cette facette de la population capverdienne, qui compte autant d’émigrés aux Etats-Unis, en Europe ou au Brésil qu’il n’y a de capverdien dans l’archipel. Le mélange est intéressant à voir. Nombreux sont ceux dont les enfants parlent un américain très prononcé, tandis qu’eux-même parlent kriolou. Brava est en effet très liée aux Etats-Unis depuis que les baleiniers américains avaient pris l’habitude d’y faire escale pour ravitailler en eau et en… main d’œuvre ! En effet, les habitants de Brava étaient réputés bons marins et surtout bons travailleurs, et ce sont parfois leurs descendants que nous croisons à Nova Sintra.
Cela dit, à Brava, tout fonctionne plus encore qu’ailleurs à la capverdienne. L’aluguer part quand il veut bien, l’accès à Internet se fait au fond d’une petite épicerie locale, et sur quatre stands de la fête qui affichent fièrement Temos gelado, un seul a effectivement de la glace, parfum unique à la vanille, qui s’avère être en fait de la mangue. Le rythme ici est assurément différent d’ailleurs. Mais avant d’entreprendre une grande traversée, comme celle qui nous attend pour le Brésil, ce n’est probablement pas plus mal de se retirer progressivement du monde, et de faire ses adieux au “petit pays” tranquillement plutôt que de partir brutalement de Mindelo la vibrante.