« Si tu vas à Rio… »
Vitória est la capitale de l’état d’Espirito Santo, qui, malgré son nom inoubliable, est moins célèbre que les deux états voisins, Bahia au nord, Rio de Janeiro au sud. C’est un port bien situé pour une escale en descendant la longue côte brésilienne. L’arrière pays est montagneux, chose que nous n’avions pas encore vue au Brésil, et accélère le vent au large. Ajoutez à cela le Courant du Brésil, qui descend la côte à plus d’un nœud, et vous avez tous les ingrédients du cocktail explosif que Fleur de Sel s’est enfilée pendant 27 heures, le temps d’avaler les 170 milles à faire depuis les Abrolhos.
Mais en arrivant, les prévisions météo étaient sans équivoque. D’ici quelques jours, un front froid viendra nous apporter de forts vents contraires. Il nous faut choisir, soit le repos forcé pendant une semaine, soit on abrège l’escale vitorienne. L’équipage aurait bien souhaité pouvoir se reposer quelques jours, une fois l’avitaillement, le ménage, la lessive faits, sans parler de visiter cette ville bien proprette et policée et de profiter de l’hospitalité du Iate Clube Espirito Santo, qui nous mettait à disposition sa piscine. Mais voilà Fleur de Sel profitant d’une “happy hour” concernant le cocktail susmentionné. Cette fois-ci, la glissade de 200 milles aura duré 32 heures. Record de nouveau battu, à 6,4 nœuds de moyenne, et des pointes à plus de 10 nœuds ! Décidément, Fleur de Sel se croit sur une piste de bobsleigh !
Le terme de cette étape est le Cabo Frio, l’un des caps majeurs de la côte brésilienne. Nous mouillons devant une plage de la petite ville d’Arraial do Cabo, située non loin de là, et surtout, bien protégés de tous les vents. Car après une première nuit encore calme, à 7h50 très précisément, la bourrasque a commencé, tourbillonnant entre les collines et tirant bien sur notre ancre. Mais le mouillage tint bon, et nous étions contents de nous être abrités à temps. Car les rafales pointaient à 40 nœuds dans notre petite anse, soulevant l’écume dans les airs. Et dire que ce n’est que l’extrémité d’un front froid, que nous pourrions subir plus fortement et en mer lorsque nous aurons atteint des latitudes plus méridionales…
Pour l’instant, nous profitons de notre halte pour nous baigner dans l’eau la plus froide du Brésil, ce qui nous permet de refaire une beauté à la coque de Fleur de Sel. Il nous faut plusieurs séances de plongée en apnée, bien fatigantes, pour venir à bout des nombreuses algues et coquillages qui élisent domicile sur notre coque. C’est un peu frustrant de voir à quelle vitesse les saletés poussent malgré notre long et pénible travail de préparation de la coque en janvier dernier. Alors nous sommes particulièrement motivés pour en prendre soin, même si chaque coup de brosse enlève petit à petit des couches d’antifouling. Bientôt la peinture anti-salissures, déjà modérément efficace, ne le sera plus, et Fleur de Sel se fera encore plus rapidement parasiter… Il nous faudra prévoir un endroit pour la sortir de l’eau et à nouveau repeindre la coque.
Le 7 septembre, le temps semble s’être calmé et la météo prévoit certes encore du vent, mais du sud, ce qui devrait nous garantir une traversée rapide. Nous nous élançons donc en fin d’après-midi, afin d’arriver à Rio le lendemain au petit jour. Rio… Non, pas le Rio Paraguaçu, ni le Rio Maraú. Non, c’est bien le Rio de Janeiro dont je parle. Cette rivière qui n’était en fait qu’une baie profonde, la Baía de Guanabara, et qui est devenue mondialement célèbre. Le mythe se rapproche, et il ne nous reste plus que 70 milles à faire pour pouvoir doubler le Pain de Sucre.
Finalement, le vent est plutôt mou, et de plus le courant est maintenant contraire, donc on se traîne un peu. Dommage, on s’était habitués aux bonnes moyennes. Pour arriver au lever du jour, ça semble raté. Mais le baromètre baisse un peu plus que la normale, et le vent passe maintenant à l’ouest, c’est-à-dire dans le nez. Ca commence à devenir pénible, que nous réserve la météo, et va-t-on arriver avant la nuit ? Au lever du jour, on aperçoit péniblement les reliefs sous les nuages bas, et Heidi me relève, alors qu’une ligne de grains se présente par le sud-ouest. Espérons que le vent y reviendra vers le sud, histoire de pouvoir gagner Rio, car il n’y a aucun abri sur cette côte entre Cabo Frio et la Baie de Guanabara.
10 minutes après m’être couché, me revoici dehors, à prendre un puis deux ris, car le vent monte bien. Il tourne bien au sud, ce qui nous permet de faire route, mais il atteint rapidement les 30 nœuds bien tassés, et Heidi se retrouve à la barre à négocier le passage dans la mer qui monte elle aussi rapidement. Nous n’y voyons plus grand-chose, mis à part la mer tachetée de blanc. L’AIS nous aide heureusement à nous repérer dans le ballet des cargos et remorqueurs qui sortent et rentrent à Rio. Et en milieu de matinée, nous voici en train de faire l’entrée tant attendue dans la baie. Il n’est pas question de se mettre dans l’annexe pour immortaliser le moment en prenant du recul pour la photo souvenir. Fleur de Sel déboule dans le goulet. Nous ne verrons jamais le Corcovado, perdu dans la nuée. Quant au le Pain de Sucre, censé débuter l’explosion de vert que propose la Baie de Guanabara, il se décline pour nous en teintes de gris ! Mythique, cette arrivée, mais pas exactement comme nous l’avions imaginée…
Nous accostons au Clube Naval de Charitas, petite marina située en face de Rio, après avoir slalomé entre les déchets. On constate que plusieurs millions de personnes vivent autour de cette baie, proche de l’asphyxie. Si le crachin continue encore quelques heures, le vent a vite fait de tomber. A croire que le micro-front avec lequel nous avons eu le plaisir de faire connaissance nous avait attendus pour passer. Enfin, nous avons pu une fois de plus tester le comportement marin de Fleur de Sel, qui n’a pas bronché avec sa trinquette et ses deux ris dans la grand-voile.
Les deux journées suivantes seront consacrées à la visite de la Cidade Maravilhosa (la cité merveilleuse), que nous rejoignons en catamaran rapide directement au départ de Charitas. Nous sommes cependant prudents, en ne prenant que le strict minimum d’argent liquide, pas d’appareil photo numérique, pas de montre, etc. Tous les guides touristiques et les personnes que nous avons rencontrées nous ont prévenus, Rio est une ville dangereuse. La visite commence par les bureaux de la Policia Federal et de la Capitania do Porto, où nous devons faire nos formalités d’entrée dans l’état de Rio de Janeiro. Contrairement à ce que nous avions entendu, les fonctionnaires sont tout à fait sympathiques et efficaces. En très peu de temps, l’affaire est réglée et nous voici libres de vagabonder dans toutes les eaux de l’état, avec un contact chaleureux en plus, ce qui ne gâche rien.
Nous déjeunons sur le pouce dans un troquet local, où la vendeuse voyant que nous sommes étrangers articule bien un portugais très intelligible. Pendant l’après-midi, nous arpentons ensuite les rues du Centro, et nous visitons le Mosteiro São Bento, sobre à l’extérieur et délirant de dorures à l’intérieur. Nous passons ensuite dans les rues commerçantes du Camelódromo de Saara, le souk presque oriental de la Rua Uruguaiana, pour rejoindre Cinelândia et la belle Praça Floriano où trônent le Teatro Municipal, la Biblioteca Nacional et le Museu Nacional de Belas Artes. Non loin de là, nous jetons un coup d’œil dans la très particulière, mais quelque peu impressionnante Catedral Metropolitana. Cône de béton de 100m de haut, le matériau est plutôt froid et moche, mais la forme et les vitraux sont réussis, du moins de l’intérieur. Dommage que le tout ne soit pas en bois…
Puis nous terminons l’après-midi en embarquant dans le Bonde, le dernier tramway traditionnel d’Amérique du Sud. C’est un voyage inoubliable et typique qui nous emmène dans le quartier tranquille et chaleureux de Santa Teresa, à bord d’un vieux tram ouvert, où les étudiants voyagent gratuitement sur le marchepied, même lorsque l’on traverse l’aqueduc Arcos de Lapa qui surplombe de plusieurs dizaines de mètres le quartier du même nom ! Fourbus, nous retournons à bord en nous surprenant à nous orienter correctement dans cette ville à la topographie torturée.
Le lendemain, tout comme le retour de la veille, nous effectuons la traversée de la baie en heure de pointe, partageant le ferry avec des centaines de personnes se rendant au bureau. Il nous faut ensuite prendre un bus, et la tâche est plutôt intimidante, lorsqu’il faut repérer le numéro 180 parmi les hordes de bus qui dévalent l’Avenida Rio Branco. Trois chiffres suffisent à peine pour distinguer les centaines de lignes qui sillonnent la ville, et on pense presque assister à la ruade d’un troupeau. Cela dit, le numéro 180 finit par arriver, et nous nous engouffrons dans ce bus qui n’est pas plus bondé que les autres.
Quelle surprise de voir à quel point les transports se font confortablement, sereinement et calmement, sans la précipitation et le surpeuplement si caractéristique des grandes villes. Pourtant, les Cariocas, les habitants de Rio, sont connus dans tout le Brésil pour leur attitude anarchique, leur conduite sportive et leur arrogance. Nous commençons à en douter, de même que nous ne nous sentons pas plus en insécurité que dans certains quartiers de New-York, de Paris, ou de Mexico. D’ailleurs nous avons cette fois-ci embarqué notre appareil photo numérique. Il faut dire que nous montons ce matin au Corcovado, la colline très raide qui supporte la statue Art Déco du Cristo Redentor.
Non non, en allant à Rio, nous n’oublierons pas de monter là-haut ! Nous embarquons donc dans le petit train à crémaillère qui part de Cosme Velho, parmi quelques touristes étrangers et beaucoup de touristes brésiliens. L’ambiance est très typique, au croisement d’un autre train c’est à celui qui hurlera le plus fort, et la foule explose de hourras à chaque point de vue, chacun se précipitant vers les fenêtres du côté où l’on peut admirer ici la baie, là les plages. La température monte encore d’un cran à l’avant-dernier arrêt, lorsqu’un groupe de musiciens monte à bord et enchaîne les sambas, le public reprenant en chœur les refrains connus, et le meneur invitant tour à tour les danseuses d’un instant, comme cette japonaise provoquant l’enthousiasme général lorsqu’elle s’essaie aux déhanchements rapides de la danse carioca.
Nous voici déjà en haut, encore quelques marches, et voici l’immense et superbe Cristo Redentor, 30m de haut à 710m d’altitude, mais surtout des traits si fins et si simples à la fois. C’est beau. Mais il serait dommage d’oublier de se retourner, pour admirer le panorama, à couper le souffle. La plus belle baie du monde s’étale devant nous. Le Centro que nous avons visité la veille, mais aussi le petit et célèbre aéroport Santos Dumont. Copacabana et Ipanema, les célèbres plages qui ont fait la gloire de Rio. Niteroi en face, avec d’autres belles plages et des collines. Le fond de la baie, rempli de cargos au-delà du long pont suspendu, et les montagnes de l’arrière-plan où l’empereur du Brésil, Pedro II, aimait à passer l’été au frais, à Petrópolis. Et au milieu de tout cela, un peu en contrebas, certes, mais avec une forme si harmonieuse, on reste baba devant le Pão de Açucar. Baptisé Paund-Acuqua par les indigènes, ce qui signifie « haut promontoire pointu et isolé », les portugais ont compris Pain de Sucre. Avouez que l’anecdote est cocasse. En tous les cas, haut, pointu et isolé, ce promontoire l’est, mais ce que ne dit pas le nom, c’est comme on est heureux de l’admirer lorsqu’on est arrivés là à la voile.
D’ailleurs, à notre retour sur terre, en redescendant du Corcovado, nous allons en redemander, puisque nous nous rendons à Botafogo, d’où l’on peut admirer les 395m de brioche sucrée vus d’en bas cette fois-ci. Mais l’heure est à la restauration, et nous nous régalons dans un sushi-bar au kilo. Le principe est le même que dans les self-services au kilo si typiquement brésiliens, où l’on se sert de ce que l’on veut, l’assiette étant simplement pesée à la caisse. Mais on fait ici honneur à la grande variété de l’immigration brésilienne, et notamment aux japonais, qui sont bien plus nombreux encore à São Paulo qu’à Rio.
De retour à bord, il nous faut maintenant œuvrer sur l’avitaillement, la lessive, le ménage, et autres tâches moins réjouissantes que l’immense plaisir de visiter Rio. Car cette ville nous a beaucoup plu, en dépit de toutes les mises en gardes dont elle avait fait l’objet. Vraiment, elle mérite qu’on s’y arrête, en prenant évidemment toujours les précautions d’usage, mais en se laissant aussi pénétrer par la bonne ambiance qui y règne.
Dans nos ardeurs ménagères, nous sommes interrompus par la visite de Susy, qui habite au Clube Naval de Charitas à bord de son voilier Samba depuis 11 ans ! Elle organise l’accueil des voiliers de passage, et nous convie ce soir à un “buffet canadien” avec les autres équipages présents actuellement. Nous y rencontrons des allemands, un autre français et même des sud-africains ! Nous faisons également plus ample connaissance le lendemain avec Babsi et Christoph, invités à bord de Fleur de Sel, et qui suivent à peu près la même route que nous vers le sud à bord de leur Taurus. C’est l’occasion de discuter de la route déjà effectuée, de la route à venir, de nos impressions, d’échanger des informations, et d’échanger nos coordonnées pour nous retrouver un peu plus loin. Non, il semble que nous ne soyons pas les seuls fous ! Mais on ne fait pas trop tard, car nous avons déjà prévu de partir à l’aube le lendemain.
Appareillage à 5h30, alors que les ferries sont encore discrets, que le soleil étire lentement ses rayons par-dessus les reliefs qui entourent la baie, et que nous avons encore les yeux bien embrumés. Mais il y a 70 milles à faire vers la Costa Verde, et ça tiendra tout juste dans la journée. Heureusement, cette fois-ci, nous l’aurons notre passage devant le Pain de Sucre, avec le Corcovado en arrière-plan. Et en plus nous sommes seuls pour l’admirer… Quel privilège ! En plus nous enchaînons par une petite croisière tranquille devant les longues plages de Copacabana, puis d’Ipanema et Leblon, le tout surplombé en final par la Pedra da Gavea, à la forme si caractéristique. Finalement, en n’y voyant rien à l’entrée, nous avons pu découvrir la ville petit à petit, sans qu’elle ne se dévoile tout d’un coup. Ce n’est pas plus mal ! Nous profitons ainsi aussi de la sortie de la baie qui, malgré la saleté, est peut-être effectivement la plus belle du monde.