En temps et en heure
Le chenal qui mène à Rio Grande fait une longueur phénoménale. C’est le seul port de toute la longue côte (sablonneuse) de l’état de Rio Grande do Sul, mais également l’un des plus grands du pays. Le chenal nous fait donc passer devant les terminaux de containers, céréalier, des engrais, pétrolier, et pétrochimique avant de longer ensuite le port de pêche, pour enfin, tout au bout, atteindre le yacht-club, avant que la profondeur ne s’amenuise tant et si bien qu’il ne reste plus rien pour naviguer. C’est que le chenal en question joint aussi la Lagoa dos Patos à la mer. C’est la plus grande lagune d’Amérique du Sud, et elle fait quatre fois la superficie du Lac Léman ! Le marnage a beau être très faible, vu la surface du bassin, les courants sont très prononcés. Nous nous présentons donc au milieu de la marée montante en face des deux longues jetées qui s’étendent quelques kilomètres en mer pour constater avec surprise que le courant sort ! Nous revérifions l’horaire des marées, il est 10h30, la mer devrait être haute à 13h. Mais l’heure ici, ce n’est pas l’heure : apparemment, le courant est plutôt dicté par le vent que par la Lune.
Nous entrons donc à 2 nœuds sur le fond, gagnant doucement mètre après mètre grâce au moteur. En serrant la droite, ça va un peu mieux, le courant est moins prononcé qu’au milieu du chenal. Une fois à l’abri des vagues, vu qu’il nous reste plusieurs heures de chenalage et étant donné que les mouvements portuaires n’ont pas l’air si importants, c’est l’heure de préparer un bon repas après les dernières 24 heures bien agitées que nous avons eues. Fleur de Sel a tracé 172 milles en 24 heures, un nouveau record, et nous sommes contents d’arriver, fatigués que nous sommes. Minute ! Pas si vite, le sort en décide autrement, car le bateau s’arrête net. Plantés dans le sable… Eh oui, le verdict est sans appel, alors que nous ne regardions le sondeur que d’un œil distrait, le fond n’est plus qu’à 1m sous la surface, et Fleur de Sel est enracinée, à l’endroit même où sur la carte un joli « 4 » devrait nous garantir 4m d’eau. Après une demi-heure de manœuvres à la voile, au moteur, et alors que nous nous apprêtons à aller porter une ancre avec l’annexe, nous nous dégageons enfin. Note pour moi-même : rester concentré jusqu’au bout, et ne pas se fier aveuglément aux cartes !
Immédiatement avant le yacht-club se trouve le Museu Oceanografico, qui dispose également d’un quai, et qui accueille les visiteurs à titre gracieux. Son directeur, Lauro, est connu comme le loup blanc. Même si ces jours-ci il semble aussi occupé qu’un businessman, il nous met son quai à disposition aussi longtemps que nous serons là. Eau potable, électricité, WiFi, c’est le grand luxe. Nous nous régalons de cet accueil chaleureux, qui est d’ailleurs celui de tous les gens du coin. En ville, tout le monde s’adresse à nous comme si nous avions toujours vécu là. Seul problème : nous ne comprenons rien ! C’est un peu la frustration du moment, après trois mois au Brésil, et alors que nous pensions bien nous débrouiller, voici une remise à l’heure surprenante. Nous mettons ça sur le compte de la fatigue, mais il nous semble tout de même que la langue a changé – tout au moins l’accent !
Le temps passe, et même si nous passons surtout notre temps à récupérer des quarts mouvementés, nous enchaînons aussi les lessives, car les semaines ont passé depuis les dernières, et l’eau chaude à volonté c’est le grand confort ! Dimanche à midi, nous décidons de nous offrir une petite pause au buffet ao quilo du yacht-club voisin. Très répandus au Brésil, ce sont des self-services où l’on paie son assiette au poids. Le prix est souvent quasiment aussi bon marché que si l’on cuisine soi-même, mais on s’épargne la vaisselle, et on peut goûter à plusieurs spécialités locales. Il n’ouvre qu’entre 12h et 14h, mais en jetant un coup d’œil à notre ordinateur, l’heure ne correspond plus à l’horloge du carré. Une rapide recherche nous apprend qu’aujourd’hui a lieu le changement d’heure. Nous revenons donc en arrière, avec seulement 2 heures de décalage par rapport à l’UTC, et 4 avec l’Europe, contre 5 auparavant. Nous apprenons aussi au passage que seul le sud du Brésil change d’heure. A Bahia, il n’y a pas d’heure d’été, ce qui est logique car près de l’équateur les jours ne rallongent pas.
Continuons nos recherches : l’Uruguay, notre prochaine escale, change également d’heure. Mais chose surprenante, l’Argentine, qui est dans le même fuseau horaire que le Brésil et l’Uruguay ne change pas d’heure. Elle est donc dans le même fuseau horaire que ces deux derniers pendant l’hiver, et à la même heure que son voisin chilien pendant l’été. Aïe aïe aïe, ça devient compliqué. Mais ajoutons encore que l’Europe passera en heure d’hiver comme chaque année le dernier week-end d’octobre (alors qu’en Amérique du Nord, le basculement se fera début novembre). Tandis que nous vivons depuis 3 mois avec 5 heures de décalage avec l’Europe, nous n’en aurons bientôt plus que 3 ! C’est un peu à dormir debout, comme histoire, puisque nous ne cessons de gagner de l’ouest. Heureusement, pour s’y retrouver, il suffit de consulter la rubrique « Fuseaux Horaires » dans la colonne de droite de notre site, et vous saurez immédiatement quelle heure il est chez nous !
Le lendemain, c’est à un remontage de pendule un peu plus sérieux que nous avons échappé. Arrive en effet le moment de faire nos dernières formalités administratives brésiliennes. Et comme d’habitude, nous passons aux bureaux d’immigration et de capitainerie, entre lesquels cette fois-ci doit s’intercaler une visite aux douanes, puisque nous quittons demain le pays. Une fois obtenu le tampon de sortie sur nos passeports, et munis de notre liasse de papiers, c’est dans ce dernier bureau qu’une poussée d’adrénaline nous saisit. Le fonctionnaire met le doigt sur une date écrite en petit, qui limite l’importation temporaire (c’est-à-dire sans taxes) de Fleur de Sel au 7 octobre. C’est à Salvador qu’a été fait ce document, par un fonctionnaire débraillé et brouillon, et avec la fatigue de la transat, et dans un portugais que nous ne comprenions pas encore, nous n’avons pas saisi que la limite était de 90 jours. En effet, tous les guides parlent unanimement de 180 jours, et nous ne nous sommes donc pas préoccupés de renouveler ce délai. Le visa touristique pour les personnes est valable 90 jours, et nous avions bien renouvelé celui-ci à temps. Nous plaidons donc notre cas en faisant valoir cette démarche, en montrant que nous avons à chaque fois effectué les formalités dans chaque port. Heureusement, après une visite chez son chef, le fonctionnaire nous déclare que ce sera bon pour cette fois, car nous n’avons dépassé la date fatidique que de quelques jours, et que les formalités ayant été effectuées à Salvador le 19 juillet (il n’y a pas de douanes à Fernando de Noronha), nous sommes tout juste dans les 90 jours. Ouf, nous venons d’échapper à une amende de plusieurs dizaines de milliers de dollars ! Eh oui, les taxes d’importation (alors que nous souhaitions quitter le pays !) se chiffrent en pourcentage non négligeable de la valeur du bateau, et nous en avons encore les jambes qui tremblent car le voyage en aurait du être raccourci d’une année, à ce tarif. C’était une remise en date des calendriers, cette fois-ci. Comme quoi, même lorsque l’on pense avoir tout fait correctement, on n’est jamais à l’abri d’une surprise… Nous essaierons d’être plus vigilants la prochaine fois. Nous avons donc prévenu nous amis de Hana Iti, arrivés presque en même temps que nous à Salvador, et après vérification ils s’apprêtaient à faire la même bêtise, le même fonctionnaire ayant fait la même bourde trois mois auparavant…
Finalement, après avoir fait le plein de victuailles, fait nos lessives, fait les formalités de départ, et surtout une fois que le vent a cessé de souffler du sud, nous étions prêts pour reprendre la mer. Nous passons notre dernière soirée brésilienne en compagnie de Marcos, étudiant rencontré lors de notre visite du Museu Oceanografico. Il nous apprend que l’état de Rio Grande do Sul est un peu à part dans l’édifice brésilien. C’est le seul qui a une identité suffisamment différente du reste du pays pour avoir (sans succès) combattu pour son indépendance. La langue y est effectivement différente, et ressemble plus au portugais du Portugal, que l’on déchiffre moins aisément que le brésilien. Nous comprenons mieux maintenant pourquoi nous ne comprenions plus rien ! Ici, nous sommes déjà en terre gaucho, on y boit du maté et on y mange de la viande de bœuf (ce qui n’est pas pour nous déplaire, car il est plutôt abordable). Dorénavant, il nous faudra basculer à l’espagnol, après tant de mois en portugais. Alors, Rio de la Plata, nous voilà !