Plongeons et dragons
En longeant la côte de Flores, on prend toute la mesure du danger que représenterait ici une navigation de nuit. Comme souvent sur les îles volcaniques, le littoral est le plus souvent très abrupt – c’est-à-dire qu’assez souvent le sondeur, qui porte toutefois jusqu’à 180m de profondeur, arrête de capter les fonds dans les minutes qui suivent la sortie du mouillage. Et pourtant, on trouve des DCP (dispositifs de concentration de poissons, en anglais FAD, fish aggregating devices) mouillés à parfois des milles au large ! Ils peuvent prendre diverses formes, allant du simple baril, à la simili-cahute flottante, ou encore au beau flotteur surmonté d’une feuille de palmier ou d’une perche de bambou. Une chose est certaine, de nuit ce serait un obstacle sérieux. Il y a des zones où il y en a partout. Ailleurs il y en a moins, sans doute parce que les fonds atteignent des milliers de mètres, mais comme la bathymétrie est particulièrement imprécise sur les cartes du coin, difficile de savoir.
Ajoutons encore à cela le ballet incessant des bateaux de pêcheurs – parfois simple pirogue, ailleurs long monocoque motorisé, ailleurs encore un bateau à un ou deux balanciers latéraux – et l’on comprend vite que nos navigations indonésiennes sont particulièrement intenses, occupés que nous sommes à veiller, à nous décaler, à contourner l’un ou l’autre des obstacles mentionnés. Un jour, un bateau nous voyant arriver vient même à notre rencontre et nous signale de faire route à 60° de notre destination. Ayant obéi, je finis ensuite par repérer aux jumelles les minuscules flotteurs d’un long filet dérivant que l’on longe ainsi sur un demi-mille au moins avant de recevoir le signal que tout est clair, accompagné d’un salut amical, de la part du pêcheur en question.
Le problème, à veiller de la sorte, c’est le soleil. Nous avons beau nous relayer à la veille – l’autre surveillant la navigation de l’intérieur, ou se reposant, ou vaquant à ses occupations – nous sommes vite cuits en quelques heures à ce rythme. Ayant installé notre grand taud au mouillage pour tenter de réduire la chaleur dans le bateau, nous avons vite adopté l’idée de le garder en place en navigation, le vent étant généralement faible et ne posant donc pas de problème. Lorsqu’il faut faire des heures de route au moteur, le cockpit en devient bien plus agréable pour veiller. Inconvénient lorsque le vent se lève enfin, mais le plus souvent faiblement : on déroule le génois, sans pouvoir mettre la grand-voile, et on avance donc un peu plus lentement – mais plus confortablement !
C’est au terme d’une telle navigation de 35 milles, toujours avec peu de vent en matinée et une petite brise dans l’après-midi, que nous atteignons la réserve naturelle des 17 îles. Un peu inquiets en raison de la houle, qui pourrait rendre notre nuit rouleuse, nous venons néanmoins mouiller prudemment derrière Pulau Rotong. Une fois n’est pas coutume, nous sommes agréablement surpris par le mouillage, qui protège bien de la mer à l’extérieur. Nous allons donc passer là deux nuits. Le spectacle auquel nous assistons le lendemain de notre arrivée est assez rigolo. Les bateaux locaux entament leur ballet assez tôt, pour amener nous seulement les touristes sur l’île, mais surtout les habitants de la région. Nous sommes dimanche, en pleines vacances scolaires, et nous devinons que l’excursion vers les 17 îles n’est pas qu’une recommandation Lonely Planet, mais bien une attraction locale. Rapidement, l’ambiance tourne à la piscine municipale, et vu l’affluence nous profitons de rester à bord alors que le mouillage bouge peu pour bricoler, réparer et faire divers petits travaux à bord. Une promenade en annexe et un snorkeling viennent couronner le tout, mais nous découvrons malheureusement que l’eau, qui est censée être ici magnifique, est complètement trouble ou presque. Nous ne voyons que peu de coraux réputés splendides, ainsi que quelques poissons, et nous spéculons sur le lien entre les pluies inhabituelles que nous avons subies et la turpitude de l’eau. Mais la baignade n’en est pas moins rafraîchissante, ce qui est essentiel par ici.
Il nous faut ensuite faire un court passage par le village de Riung, le chef-lieu du coin, car nous avons besoin de ravitailler. En débarquant, nous nous retrouvons, plus encore qu’en mer ou sur le littoral, dans une véritable poubelle. Même en essayant, il est difficile pour nous de réussir à faire abstraction des ordures qui jonchent littéralement l’ensemble du pays, que ce soient les rues et les routes, mais aussi les champs, les jardins, les plages, etc. Peut-être à cause de cela, Riung nous semble finalement peu pittoresque, et pourtant elle est sise dans un beau cadre montagneux et verdoyant. Le marché “officiel”, avec des beaux stands en dur et couverts est complètement vide, soit qu’il y fasse trop chaud car il est en plein soleil, soit qu’il faille payer pour tenir un stand, ou peut-être encore parce que ce n’est pas le bon jour. Mais le marché “off”, lui, bat son plein à côté, à l’ombre des arbres, dans un dédale de stands en bambou, de tentes et de bâches. On y trouve de nombreux fruits et légumes, mais comme nous sommes des touristes, les prix ne se négocient que peu. Mais au moins repart-on de Riung avec des provisions pour tenir encore quelques jours, même si nous n’avons évidemment toujours trouvé aucune viande, pas même un poulet surgelé. Le poisson, en revanche, il y en a plein, mais tout comme on l’a vu par ailleurs, il est coupé en deux et séché, et il faut réussir à supporter l’odeur !
Nous réitérons ensuite le mouillage tranquille où l’on passe deux nuits, et la journée de bricolage, de couture, d’écriture, de traitement des photos, etc. du côté de Damo, mais cette fois-ci dans une baie vraiment complètement fermée et entourée de mangrove et de collines de savane. Globalement nous sommes très tranquilles et les pêcheurs de passage nous saluent discrètement, mais il y a néanmoins une pirogue d’enfants qui vient nous tirer de notre sieste. Comme il s’agit souvent d’enfants qui viennent mendier quelque chose (par ordre de préférence un masque ou un tuba, une casquette, des vêtements, ou des snacks ou bonbons, etc.), sans proposer quoi que ce soit en échange, nous préférons ne pas donner suite. Donner ainsi à des enfants, qui rentrent ensuite à la maison avec quelque chose que les parents auraient mis des jours à gagner vient déstabiliser l’ordre social et nous avons décidé de ne plus donner aux enfants seuls. Mais cette fois-là, ils sont persévérants, et ils mettront bien une heure et demie à se lasser de répéter dehors le “Hello Mister” que nous commençons à bien (trop) connaître !
A la fin de notre navigation suivante, une nouvelle étape de 30 milles, c’est une toute autre situation qui nous attend à l’arrivée en baie de Linggeh. L’endroit est bien protégé derrière un récif, et nous nous y faufilons en partie grâce aux photos satellites, car des grains sévissent dès le milieu d’après-midi – et même si nous échappons à la pluie, la visibilité n’est pas fameuse. A peine avons-nous jeté l’ancre qu’une pirogue s’approche avec à son bord un père, accompagné de ses deux fils. Il nous offre tout d’abord un sac de fruits (non identifiés, et nous finirons par les jeter, leur goût trop acide et râpeux ne nous convenant pas), et en nous demandant ce que nous avons en échange. Ayant déjà donné presque tous les vieux vêtements que nous avions, nous proposons des cahiers et stylos pour la scolarisation des enfants. Satisfait, il nous demande si nous souhaitons des bananes ou des papayes. Allons-y pour des papayes, faisons-nous comprendre en substance, et nous lui donnons encore des cordages et des hameçons. Et le voilà reparti avec ses garçons. Peu de temps après, nous le voyons revenir, ayant couvert bien un mille aller-retour, avec notre commande de fruits, et comme je vois qu’ils souhaiterait encore plus, je mets fin à l’échange en lui donnant le t-shirt que je porte pour tenter de lui faire comprendre que nous n’avons pas beaucoup plus à donner (et qu’accessoirement nous n’avons pas besoin de beaucoup d’autres choses). Heureusement, nous serons à peu près tranquille le restant de la soirée et nous dormirons bien, car c’est un peu fatiguant d’être constamment et systématiquement le centre d’attention de tous – et qu’en plus c’est vraiment difficile de gérer les attentes de tous les gens en tentant de les décevoir le moins possible.
La navigation du lendemain aurait été à peu près banale, en longeant la côte nord de Flores sur une quarantaine de milles pour approcher du bout de l’île, si ce n’était pour le contrôle de la police maritime donc nous avons fait l’objet. Une vedette rapide se met à foncer sur nous et nous devinons bien avant son approche que nous allons avoir de la visite. Figure dessus une inscription en grosses lettres “Polisi”, ce qui a le mérite d’être clair, mais l’injonction qui suit au mégaphone l’est beaucoup moins, car elle est évidemment en indonésien ! Nous décidons de ne pas ralentir le bateau, car si des officiels venaient à monter à bord, ce serait bien plus stable en route que ballotés par les vagues à l’arrêt. L’avantage d’avoir des panneaux solaires latéraux, c’est qu’on peut sans mal faire comprendre que c’est très fragile, surtout en sortant un pare-battage pour montrer qu’on cherche à les protéger, mais l’espace d’un instant nous avons tout de même peur qu’ils cherchent à accoster cavalièrement. Cependant, nous expliquent-ils (maintenant en anglais), il n’y a pas besoin de monter à bord, ouf ! En revanche, ils nous demandent toute une série d’informations sur notre équipage, notre destination, où nous avons fait nos formalités d’entrée, etc. et même de pouvoir prendre des photos. Et puis, une fois leur contrôle terminé, nous les voyons filer vers la prochaine baie, où plusieurs bateaux locaux sont mouillés et seront certainement interrogés de la même manière. Je les verrai passer en sens inverse à quelques milles de nous quelques heures plus tard.
Ce soir là, nous dormons dans une baie ouverte à l’ouest sur l’île de Gilibodo, et le coucher du soleil y est magnifiquement rouge. Il faut avouer que depuis que nous sommes en Indonésie, les couchers du soleil sont souvent particulièrement spectaculaires. En revanche, l’endroit est rouleur, malgré le récif détaché qui est censé protéger notre mouillage, et la nuit fut donc peu reposante. Ce que nous ne savons pas encore, c’est que ce sera aussi notre dernière nuit un peu tous seuls. Ou tout au moins ne devinons-nous pas à quel point dès le lendemain, alors que nous entamons notre approche du port de Labuanbajo, le trafic s’intensifiera et convergera. Ce n’est pourtant pas un grand port, mais en plus du trafic de ferry vers Sumbawa, on y trouve aussi les inévitables pêcheurs, et c’est surtout la base de départ pour l’exploration de l’archipel de Komodo. Sans tarder, nous nous trouvons donc au milieu d’un va-et-vient incessant de bateaux de touristes. Notre première nuit est passée dans la baie de Waecicu, où nous subissons des trombes d’eau, ce qui nous permet de remplir le réservoir et d’avoir plusieurs douches gratuites. C’est la troisième fois que de telles pluies ont lieu en pleine saison sèche, et c’est vraiment une situation exceptionnelle. Nous poursuivons le lendemain en passant en plein milieu du port, et nous découvrons alors le spectacle de ces dizaines ou centaines de bateaux destinés aux excursions touristiques – des petits bateaux qui font des trajets à la journée, ainsi que des bateaux-maisons qui emmènent les visiteurs plusieurs jours (et dont certains ne ressemblent pas à grand-chose), et plusieurs phinisi, de grands voiliers traditionnels indonésiens (souvent très beaux, eux).
Nous choisissons d’établir notre camp de base à l’Eco Lodge, un hôtel très agréable du sud de la ville et qui est particulièrement accueillant pour les voiliers. Ils organiseront par deux fois le remplissage de nos jerrycans de gazole ainsi que le transport vers la ville, ce qui nous permet de faire deux approvisionnements au marché et aux supermarchés. C’est une expérience tout aussi intéressante (et déboussolante) que les précédentes, car on a bien du mal à trouver ce que l’on cherche et à identifier ce que l’on trouve ! Le poulet surgelé continue à se cacher, mais nous trouvons du bœuf haché qui se vent en sacs surgelés de 2kg alors nous nous lançons, et nous allons en manger pendant trois jours – malheureusement elle s’avérera grasse, il fallait s’y attendre. Quant aux fruits et légumes trouvés au marché, tout comme ceux trouvés précédemment, ils se révèlent médiocres, se gâtant vite, ce qui est apparemment courant dans le Nusa Tenggara Timur (les Iles de la Sonde Orientales), en raison de la pauvreté de la terre. Il faut aussi reconnaître qu’il fait une trentaine de degrés dans le bateau en permanence, et que dans ces conditions peu de choses tiennent vraiment bien. Et pour rappel, notre réfrigérateur est en rade ou presque, ce qui n’aide pas…
L’autre raison pour laquelle il nous faut nous arrêter à Labuanbajo, c’est que nous avons fait l’erreur, à Kupang, de dire que ce serait notre prochain port, et nos papiers sont donc faits en conséquence. Nous avons depuis compris qu’en fait il nous aurait suffi de déclarer notre port de sortie (Benoa, à Bali), et que nous n’aurions plus eu besoin du tout de voir un officiel jusqu’au départ. Nous nous rendons donc au syahbandar (la capitainerie du port), afin d’obtenir la clearance suivante. Le hic, c’est que Labuanbajo est connu pour faire payer ces formalités, mais la demande se fait discrètement, entre deux portes, et sans reçu. En marchandant un peu, on parvient à faire baisser le prix, mais cela reste vexant. Et pourtant il faut le prendre avec le sourire, cela fait partie du paysage culturel, on paye pour aucun service en retour – et à la réflexion, finalement, cela arrive fréquemment chez nous, sauf qu’ici cela va directement dans la poche du fonctionnaire alors que chez nous c’est l’Etat qui collecte pour redistribuer, jouant finalement l’intermédiaire mais sans forcément garantir une utilisation efficace des fonds… La seule différence, finalement, c’est que chez nous, on ne garde pas forcément le sourire !
Bref, nous voici de nouveau en route rapidement, car il est inutile de s’éterniser ici, et le Parc National de Komodo, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, nous attend. Pour cette première journée, nous faisons route tout d’abord vers l’île de Kanawa, où nous ne resterons pas pour la nuit car le mouillage nous semble exposé, mais où nous passons quelques heures en fin d’après-midi à snorkeler. En fait, nous ne sommes alors pas encore dans le parc, mais ce fut véritablement spectaculaire. La clarté de l’eau n’était pas parfaite mais elle était néanmoins très bonne, avec sans doute 20m de visibilité au moins (on devient difficiles…). Le corail et les poissons que nous avons vu là sont parmi les plus beaux de tout notre voyage, et surtout cela faisait longtemps que nous n’avions pas vu des fonds marins en aussi bon état, ce qui fait évidemment très plaisir. Si c’était à refaire, peut-être aurions-nous passé la nuit là malgré tout, histoire de pouvoir faire un second snorkeling le lendemain. Mais nous avons fait quelques milles pour arriver juste avant la tombée du jour dans une baie plus protégée de Pulau Sebayor Besar, également juste en dehors du parc. Et la plongée du lendemain matin n’avait en fait que peu à envier à celle de la veille, les fonds et les poissons étant ici aussi enchanteurs. Il faut d’ailleurs que j’avoue ici un petit faible pour le très élégant poisson ange amiral…
Une demi-journée de moteur nous a fait passer entre un dédale d’îles, certaines complètement vides, d’autres habitées jusqu’au dernier mètre carré, pour arriver ensuite à l’île de Rinca, où nous avons pu profiter d’une fin d’après-midi tranquille. La baie où nous avons pris un corps-mort était si calme, en fait, que ce soir là nous avons pu admirer des singes, des oiseaux et même des biches sur la petite plage cernée de mangrove non loin de nous. Le lendemain, c’est avec de plus grosses bestioles que nous avions rendez-vous. Nous nous sommes rendus en annexe au débarcadère de Loh Buaya et nous étions parmi les premiers ce matin là. Nous sommes alors partis en randonnée à la recherche des dragons de Komodo avec Emmanuel, notre guide, qui portait un long bâton se terminant en Y, et il faut bien cela pour nous défendre si jamais il leur venait l’idée d’attaquer. Ce sont les plus gros varans du monde, et leur taille peut atteindre 3m au maximum. Par ailleurs, la morsure de ces gros lézards est plutôt dangereuse : si rien n’est fait, c’est la septicémie assurée, et donc la mort ! Cependant, lors de notre visite, la saison reproductive bat son plein, et il parait donc que les varans font l’école buissonnière et sont occupés ailleurs, dommage ! Effectivement, durant notre promenade, nous admirons de beaux panoramas, et nous voyons de loin un buffle, mais point de dragon. Heureusement, quelques uns d’entre eux ont pris l’habitude de traîner autour des quartiers des “rangers” du parc, et plus particulièrement de leur cuisine, guettant les déchets poissonneux… A notre retour, nous parvenons donc ainsi à admirer quatre spécimens pas trop agressifs, mais néanmoins impressionnants par leur taille, leur masse, leur rapidité… Un simple coup de queue nous ferait certainement bien mal, et nous gardons nos distances !
Rinca est une très belle île, et nous allons l’explorer quelques jours durant, mais par la mer uniquement car on ne souhaite pas se retrouver dans la brousse face à l’un des dragons de l’île. Dans une baie de la côte ouest, nous passons deux jours tranquilles à nous reposer et à travailler sur le bateau. Heidi attaque le renouvellement des moustiquaires du bord, qui ont fini par succomber aux rayons ultraviolets au bout de 6 ans de bons et loyaux services, et après de multiples raccommodages. Pour ma part je nettoie le cockpit au jet à pression – l’unité de pression de notre nouveau désalinisateur peut être couplée à une buse de Kärcher et les bancs en bois retrouvent ainsi des couleurs. Quelques heures de navigation supplémentaire nous amènent ensuite dans le sud de Rinca, qui a ceci d’original qu’il s’agit d’un ancien volcan dont le cratère s’est ouvert à la mer sur deux côtés. Le site est magnifique, mais il est moins protégé de la houle qu’on ne le souhaiterait, et nous délaissons donc les mouillage recommandés pour trouver notre propre petit coin finalement moins animé par les vagues. Malheureusement, la clarté de l’eau laisse à désirer alors que la plongée et le snorkeling sont pourtant réputés par ici. Nous allons voir le Cannibal Rock, une aiguille affleurante tapissée de corail et enveloppée de poissons, et ce que l’on voit est joli tout en étant malgré tout décevant, sans parler du fait que même dans ce coin perdu les déchets sont partout sur le rivage et dans l’eau (l’Indonésie serait le deuxième plus important producteur de déchets marins après la Chine, mais ce n’est évidemment jamais mentionné dans les campagnes de publicité touristiques qui vantent la “Wonderful Indonesia” !)
Délaissant Rinca, nous avançons alors vers l’île de Komodo elle-même. Pour cela il nous faut traverser le Selat Lintah, que nous avions emprunté à l’aller, et où nous avions eu jusqu’à 8 nœuds de courant portant ! A cette saison, lorsqu’on fait route vers le nord, la durée et l’intensité du courant portant sont toutefois plus modestes, et il nous faut donc calculer au plus juste avec des prévisions approximatives, ce qui fait que nous commençons notre traversée sans doute un peu en avance et nous progressons peu. Puis, en l’espace de quelques minutes, le courant s’inverse alors et il nous portera jusqu’à la fin. Sortant de la veine de courant un peu comme on quitte l’autoroute, nous allons chercher un mouillage dans la grande baie de la côte est de Komodo, Teluk Slawi.
De manière un peu trop insistante et donc irritante, voire agressive, des bateaux se jettent sur nous pour nous pousser à prendre leur corps-mort. C’est que dans de nombreuses baies de parc, de grands panneaux avec une ancre noire barrée de rouge poussent les visiteurs à devoir utiliser des corps-morts. Mais ceux-ci sont en nombre très restreint selon les endroits, ce qui ne semble pas gêner les bateaux de touristes locaux qui jettent allègrement leur ancre devant les pancartes “interdiction de mouiller”. En tant qu’étranger, en revanche, il est impossible de tenter la même manœuvre, d’autant qu’on devine que l’interdiction vise à protéger le corail. Et comme on paie pour séjourner dans le parc, on serait en droit d’espérer un peu plus de bouées d’amarrage. Mais bref, les corps-morts ne sont pas censés appartenir à qui que ce soit, et il est donc hors de question qu’on débourse une coquette somme pour la nuit. Bien nous en prend, car nous dénichons alors un endroit très abrité juste à côté d’une île que nous cherchions, mais non répertoriée sur les cartes, Pulau Kalong – littéralement île des chauves-souris. A l’approche du coucher du soleil, des dizaines de bateaux de touristes viennent s’agglutiner dans le coin, et dans la foulée, une fois le soleil disparu, des dizaines de ces volatiles s’élancent de la mangrove vers les collines environnantes pour leur repas nocturne.
Inutile pour nous de débarquer sur l’île de Komodo, nous avons déjà vu les varans éponymes – ils ne vivent que sur cinq îles de cet archipel – et les randonnées sur Komodo sont plus longues et avec moins de chances de voir un varan qu’à Rinca. Nous poursuivons donc vers le nord pour filer à Manta Alley, où l’on peut voir des animaux aussi grands, complètement inoffensifs, et peut-être plus gracieux – des raies manta. On ne savait pas exactement où se trouvait l’endroit, mais l’agglutination de bateaux de touristes nous a permis de localiser le site. Nous avons donc mouillé Fleur de Sel sur un banc de sable blanc et poursuivi en annexe. Nous sommes visiblement un peu en retard sur l’étale de marée, mais nous parvenons tout de même à voir une raie manta, que nous suivons quelques minutes alors qu’elle semble voler au-dessus du fond. La plongée dans le coin est assez agréable, et avant de repartir nous en profitons encore un peu.
Notre escale ce soir-là est encore un peu plus loin au nord, devant l’île de Gili Lawa Darat. Les bateaux de touristes sont ici encore en nombre, mais nous avons la chance d’avoir réussi à attraper un corps-mort. Du coup, très joli snorkeling en fin d’après-midi, avant d’aller à terre (il n’y a pas de varans) admirer le coucher du soleil du haut d’une petite colline. Nous sommes loin d’être seuls, puisqu’il y a sans doute une trentaine de personnes débarquées là pour la même raison. Mais le lendemain matin, alors que nous crapahutons au sommet d’une colline plus haute pour admirer le lever du soleil, il n’y a là qu’un autre groupe de randonneurs. La vue est magnifique, sur l’île de Komodo juste en face de nous, avec en avant-plan le puissant courant qui parcourt le Shotgun Reef, dans le détroit. Les îles sont peu boisées et surtout constituées de savane, ce qui fait qu’on admire ici des paysages différents de ce à quoi on pouvait s’attendre en venant en Indonésie. Dans la matinée, nous ferons par la suite une magnifique plongée, en nous rendant sur le Shotgun Reef. Nous ne sommes plus au plus fort de la marée, si bien que le courant “shoote” moins qu’il ne peut le faire, mais attachés à l’annexe, nous dérivons tout de même bien le long d’un beau tombant dans une eau limpide, et nous en redemandons si bien qu’on y retourne pour un second tour. Coraux et poissons sont magnifiques, et c’est un vrai bonheur.
Ce qui est nettement moins agréable, c’est qu’entre notre promenade et notre baignade, une petite vedette est venue nous accoster avec à son bord trois personnes ayant l’air relativement officielles. Je leur ai demandé leurs papiers pour vérifier qu’il s’agit bien de rangers du parc national, et ils m’ont donné une carte d’identité et un permis de conduire, donc impossible d’en avoir le cœur net. Cependant, ils nous ont annoncé que les frais payés pour l’entrée dans le parc n’étaient valables qu’un jour et non pas plusieurs, et ce depuis le début de l’année. Il faut payer plus cher, et pas qu’un peu, puisque ce sont 10 euros par personne et par jour, ce qui nous fait une addition dépassant la centaine d’euros. On peut noter au passage que ces frais sont censés inclure les corps-morts, dont on a déjà mentionné qu’ils sont en nombre largement insuffisant, et qu’en plus en ayant plongé sur celui sur lequel nous sommes amarrés, je me suis aperçu qu’il n’y a aucun bloc de béton au fond, l’amarre étant simplement fixée sur une roche avec un nœud. Ce n’est donc qu’une affaire de temps avant que cela casse.
Mais plus embêtant encore, ils demandent qu’on lève l’ancre immédiatement pour nous rendre à l’entrée du parc sur Komodo, ce qui nous prendrait une journée de navigation aller et une retour, compte-tenu du courant, et ce qui ne rentre donc pas du tout dans le planning. En restant calme et en négociant poliment, ils proposent qu’on verse une grosse moitié du montant sur place, mais sans reçu (même si l’un d’entre eux téléphone à l’accueil du parc pour les avertir). Finalement, on s’en sort donc plutôt bien, même si des doutes subsistent. Si ce sont de vrais officiels, ils ont été accommodants et sympas, et ils ont fait ce qu’ils ont pu pour nous convaincre que l’argent n’irait pas dans leurs poches. Mais si ce sont des escrocs, ils sont bons et n’ont pas fait d’erreur (ils ont même été voir ensuite le seul bateau de touristes à côté de nous, les autres ayant fui avant, comme s’ils avaient été prévenus). Toujours est-il qu’on ne voulait pas prendre le risque de devoir effectivement perdre deux journées (et 30 milles de gazole, qui est compté), et de ce côté-là, on a réussi.
Nous levons donc l’ancre sans trop tarder, histoire d’atteindre le coin nord-ouest de Komodo ce soir-là, où une belle raie manta nous accueille dans le mouillage. Ainsi, en partant à l’aube le lendemain, nous quittons déjà les eaux du parc. Le domaine est beau, on y voit des animaux étonnants, mais suite à la forte hausse du tarif, mieux vaut se presser et trouver un mouillage tranquille par la suite pour se reposer.
C’est ce que nous faisons plusieurs jours durant dans une petite crique de Gili Banta, île installée au milieu du Selat Sape, entre Komodo et Sumbawa. Nous manquons d’ailleurs de peu notre destination, tant le courant est puissant dans ce détroit, et quelques souvenirs de navigation dans le Golfe du Morbihan refont surface… Nous installons Fleur de Sel au fond d’un petit fjord protégé par une petite île à son entrée et nous allons passer là quelques jours tranquilles. C’est l’occasion de bricoler, en commençant notamment à dérouler la liste des choses à faire avant d’attaquer l’Océan Indien.
Techniquement, nous sommes désormais dans une nouvelle province, celle de Nusa Tenggara Barat, les Petites Iles de la Sonde Occidentales. Et pourtant tout ressemble ici aux autres îles de l’archipel de Komodo, l’île étant d’ailleurs inhabitée. Seuls quelques pêcheurs relâchent ici pour la nuit (ou pour la journée s’ils pêchent le calamar, ce qui a lieu la nuit). Nous faisons d’ailleurs l’acquisition d’un poisson et de deux langoustes auprès d’un des équipages, qui nous demande par ailleurs de recharger leur téléphone portable.
Et puis, nous remettant enfin en route quelques jours plus tard, nous filons un matin (en longeant la côte de près car le courant est évidemment contraire…) vers la grande baie du nord de Gili Banta. Il s’agit d’une vaste demi-caldera volcanique, et le paysage nous entourant est grandiose, tandis que l’eau est une véritable piscine. Le snorkeling est évidemment au programme, et ce fut ici encore très beau, mais dès le début d’après-midi une vilaine houle de nord-est nous impose de déguerpir. Nous trouvons donc un abri agréable sur la côte ouest, après avoir de nouveau rasé le rivage pour combattre le courant portant désormais au nord. La tombée du jour se fait sur l’île volcanique de Sangeang (un cône double presque parfait de 1’949m de haut), que nous avions déjà aperçue épisodiquement ces deux dernières semaines, y compris à près de 60 milles de distance. Mais il ne nous reste plus alors que trois semaines avant la fin de notre séjour indonésien, et afin d’avancer, nous doublerons donc le lendemain ce beau volcan en route vers l’ouest.