En quête d’un Bon-aparte
Nous avions 1’700 milles à parcourir pour ce premier tronçon en Atlantique Sud, et tout commença de manière fort variable, puisque après nous être dégagés du dévent de Table Mountain, le vent forcit dans l’après-midi jusqu’à dépasser la trentaine de nœuds en soirée : le fameux effet thermique de la pointe sud-africaine, exacerbé par la froideur de l’eau, nous permet de tester les nouvelles voiles arisées dans la brise. Mais à partir du lendemain, et à mesure que nous nous écartons du continent, nous avons droit à plusieurs jours de conditions plus clémentes dans un début d’alizés, ce qui permet une entrée en matière un peu plus agréable. Les quelques bancs de brume se dissipent, les pêcheurs se font très rares et il n’y a plus alors que quelques cargos pour partager l’horizon avec nous.
C’est à ce moment-là que nous franchissons les 15°15’E, méridien qui revêt pour nous une importance particulière puisque c’est là que nous avions atteint notre point le plus à l’est avec Fleur de Sel, sept ans et demi auparavant, aux Iles Lofoten. Nous avons désormais traversé tous les méridiens, et même si nous ne sommes pas encore revenus à notre point de départ, d’une certaine manière nous avons effectué le tour de la planète ! C’est toujours bien d’avoir quelque chose à fêter dès le début de la traversée, ça nous fait plaisir et ça nous motive, alors qu’il nous reste encore 1’400 milles à faire pour atteindre notre première escale à Sainte-Hélène.
Durant ces journées, une brise agréable souffle sur une eau d’un bleu dense, et les petits cumulus d’alizés, penchés vers l’arrière comme à leur habitude, se font de moins en moins timides au fur et à mesure que l’on s’éloigne du continent (l’air sec de la terre se chargeant progressivement d’humidité dans les couches basses). Tandis que l’on aperçoit encore quelques albatros, nos derniers, le nombre de poissons-volants augmente lui rapidement. Les autres oiseaux de mer sont nombreux, et les couchers de soleil se mettent à rythmer notre vie. Nous entrons enfin dans ce tempo du large que l’on met quelque jours à prendre.
Le plus étonnant c’est que nous continuons à capter les émissions VHF des stations côtières alors que nous sommes à 200 milles des côtes ! Certes le signal est loin d’être parfait, mais nous nous demandons si les émetteurs sont situés à des altitudes incroyables ou si c’est l’eau froide qui provoque un phénomène de guidage des ondes radio. Cette deuxième explication est sans doute la plus plausible car dans ces mêmes parages nous avons aussi capté des cargos jusqu’à 180 milles sur l’AIS – il faut savoir que l’AIS utilise la même bande de fréquence VHF, et que la portée maximum habituelle avec notre installation est de 20 milles environ. C’est donc assez stupéfiant. En revanche, le GPS nous fait lui aussi une spécialité, avec impossibilité d’obtenir une position. En éteignant et en rallumant plus tard, le problème ne se reproduit pas. Sans doute nous sommes nous momentanément trouvés dans une configuration défavorable au niveau des satellites. Ouf, rien de plus sérieux.
Mais commence alors une séquence “flashback” de l’Océan Indien. Comme prévu le vent se renforce sérieusement, et au niveau des côtes Namibiennes, plus de 40 nœuds sont attendus pendant plusieurs jours. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes éloignés autant que possible de la côte, mais nous aurons malgré tout une trentaine de nœuds pendant cette période. Le pont est désormais régulièrement rincé, et dans la nuit une vague particulièrement vicieuse vient même dévaler la descente sans heureusement plus de dégâts qu’un peu de literie mouillée.
La mer commence à s’assagir enfin, encore que le vent est encore fort et irrégulier, lorsque Fleur de Sel arrive au niveau de la Walvis Ridge, une dorsale océanique qu’il nous faut franchir. Nous y touchons du courant portant, ce qui accélèrera notre passage dans cette zone, mais la mer se met alors à enfler, contrariée par cet obstacle sous-marin. Nous en sommes quittes pour une journée supplémentaire de rodéo par un temps maussade. On doit donc faire tourner l’éolienne pour faire l’appoint de nos batteries, les panneaux solaires étant rationnés en “carburant”.
Nous en sommes désormais à une semaine de mer, et la mi-parcours est franchie. La mer résiduelle met deux jours à se tasser, ce qui soumet à rude épreuve nos voiles neuves claquant dans la houle. Nous entamons alors une série d’une douzaine d’empannages en trois jours, au gré des sautes de vent, espérant à chaque fois faire un meilleur cap sur l’autre amure, ou simplement améliorer les mouvements du bateau autant pour les voiles que pour l’équipage. La navigation devient de nouveau plus plaisante au fil des jours : les mouvements sont moins sauvages, si bien qu’on peut de nouveau mitonner des petits plats et même refaire du pain. Mais aussi le soleil brille plus, ce qui fait du bien aux batteries et ce qui rend la douche dehors plus agréable.
Les poissons-volants sont en nombre, et s’envolent parfois en escadres entières quand Fleur de Sel vient fendre une vague. La lune, elle, nous a désertés, et les nuits sont désormais bien noires, ce qui nous laisse admirer la magnifique voie lactée, tandis qu’au crépuscule, Vénus brille sans rivale. Et c’est ainsi que nous franchissons le méridien de Greenwich, repassant en longitude ouest presque quatre ans et demi jour pour jour après avoir passé l’antéméridien dans le sud des Fidji. Nous en profitons pour repasser en heure UTC à bord.
Les derniers jours de traversée sont plus bénins, et Fleur de Sel remonte encore 350 milles au grand largue tribord amures. Et au petit matin du treizième jour se montra le caillou isolé tant attendu. Nous doublons la pointe nord-est, nous rapprochant progressivement des falaises volcaniques, pour atteindre James Bay et Jamestown, le port et la capitale de l’île. Après avoir averti St Helena Radio par VHF (prononcer “St Heliiiiina”), nous y prenons un corps-mort pour visiteurs, et moins d’une heure après, le temps de nous laisser tout ranger, nous avons l’aimable visite du douanier et du maître de port, venus faire les formalités à bord. Tout cela étant vite expédié, nous nous rendons ensuite à terre en fin de matinée grâce au service de rade très pratique. Ce petit ferry, conduit par Jonathan, véhicule les gens du quai à leur bateau et réciproquement, sans avoir ni à mettre l’annexe à l’eau, ni surtout à la laisser à quai, ce qui serait bien compliqué vu la houle omniprésente.
Nous foulons donc le sol de Sainte-Hélène, et nos premiers gestes sont toujours pour les formalités, puisqu’il nous faut d’abord nous rendre à l’immigration, ici encore simple et courtois. Cela nous vaut de nouveaux tampons dans les passeports, dans lesquels le nombre de pages vides s’amenuise. Nous passons aussi à la banque, car d’une part il n’y a pas de distributeur sur l’île, et d’autre part la devise est assez exotique : il s’agit de la livre de Sainte-Hélène, qui vaut 1 pour 1 avec la livre sterling, mais dont les pièces et billets seront impossibles à changer hors du pays (ah, ces Anglais…). A notre grande déception, nous ne pouvons pas échanger nos travellers cheques, malgré les assurances que nous avions reçues par email de la banque. Nous en sommes quittes pour un retrait par carte de crédit avec une commission faramineuse de 5%, en plus du taux de change et de la commission de notre banque.
C’est qu’il faut mériter Sainte-Hélène, non seulement en passant deux semaines en mer pour s’y rendre, mais aussi en payant très cher les administrations. Les corps-morts et le ferry sont à un tarif très raisonnable, mais il nous faut cependant nous acquitter d’une taxe de port de 45 livres alors qu’il n’y a justement pas, à proprement parler, de port ! Quant à l’immigration, elle demande 17 livres par personne si le séjour excède 3 jours, et nous décidons assez vite de ne pas avoir à payer cette taxe supplémentaire.
D’ailleurs, le tour de Jamestown se fait lui aussi rapidement, la petite ville étant encaissée dans sa ravine, et quadrillée par quatre ou cinq rues aux bâtiments désuets. Nous y repérons quelques magasins, où l’on trouve tant bien que mal quelques produits frais et à un prix encore abordable. Nous ne comptions sur aucune possibilité de ravitaillement et c’est donc une bonne surprise, même si le choix est évidemment d’autant plus limité que le RMS Saint Helena, le navire ravitailleur, est déjà reparti il y a plus d’une semaine. Nous en profitons ensuite pour organiser notre journée du lendemain grâce à l’office de tourisme, et nous allons enfin nous attabler chez “Ann’s place”, le rendez-vous des yachties. Nous y obtenons de quoi nous connecter à Internet, ou du moins de quoi tenter une connexion, pour 3,5 livres par demi-heure à la vitesse d’un escargot quand cela veut bien fonctionner. Heureusement, il y a des hamburgers et des bières très abordables, ce qui permet aux “guerriers” de l’Atlantique Sud de se reposer. Après notre retour à bord, la soirée n’est pas longue et l’équipage s’effondre dans un sommeil réparateur.
Le lendemain, nous sommes à pied d’œuvre assez tôt, pour avoir le temps de nous rendre à terre avec le ferry et pour retrouver Robert, qui sera notre guide “History on Wheels”, et qui nous fera faire le tour de l’île. Il partage avec nous une mine d’information, avec cependant ce bémol que son accent est difficile à comprendre même pour des anglophones ! Nous imaginions Sainte-Hélène comme la parfaite petite Angleterre dans l’Atlantique Sud, mais nous avons été bien surpris à cet égard, car sa population est extrêmement métissée et créole, et particulièrement teintée d’origines indiennes parmi d’autres. La quasi-totalité des “Saints” – c’est le nom que se donnent les habitants – sont basanés et les rouquins aux tâches de rousseur sont on ne peut plus rares ! La langue elle-même est aussi prononcée de manière très particulière et nous devrons donc énormément nous concentrer pour saisir les anecdotes de Robert.
Evidemment, il est un pan entier de l’histoire de l’île qui nous est bien connu, celui allant de 1815 à 1821. Nous voyons la maison où Napoléon passa sa première nuit sur l’île à Jamestown, puis les Briars, où l’empereur déchu séjourna quelques mois dans les hauts de Jamestown en attendant que Longwood, sa véritable demeure, soit prête. Nous visitons cette dernière, désormais propriété du gouvernement français, et à laquelle est attachée un consul sur l’île ! C’est étonnant de voir cette maison, que l’on voit souvent en représentation dans les livres, mais que si peu de monde peut finalement visiter, faute de pouvoir s’y rendre. La prison dorée est assez belle, bien située, très élégamment aménagée en style empire (évidemment), et entourée de beaux jardins. Et pourtant, malgré les dimensions généreuses et le luxe que devait représenter un tel manoir à cette époque, on ne peut que comprendre immédiatement à quel point le fougueux empereur devait s’y sentir à l’étroit. D’autant plus qu’il était surveillé en permanence à tel point qu’il dut, faire creuser les chemins dans son jardin pour en abaisser le niveau, afin de pouvoir se promener derrière les arbustes à l’abri des regards de ses geôliers, et ce malgré sa petite taille.
Nous nous sommes aussi rendus, évidemment, sur la tombe de Napoléon, située dans un petit vallon charmant, et qui évoque elle aussi les relations exécrables entre le captif et le gouverneur anglais de l’île. Dans un petit enclos au milieu des arbres et des fleurs, là où les oiseaux chantent, ne se trouve qu’une dalle anonyme. Suite à sa mort, l’entourage de l’empereur souhaitait en effet faire graver sur la dalle “Napoléon, Empereur des Français”, ce à quoi le gouverneur rétorqua qu’il fallait impérativement ajouter son patronyme “Bonaparte”, sans doute pour le réduire au statut de simple citoyen, comme s’il n’avait jamais été couronné. Les Français préférèrent alors laisser la tombe vierge, et elle détonne donc aujourd’hui de simplicité, quand on pense au mastodonte dans lequel repose aujourd’hui Napoléon aux Invalides.
Mais nous découvrons aussi d’autres aspects de l’île, à commencer par son utilisation ultérieure comme lieu de réclusion pour Sud-Africains. Dinizulu, monarque zoulou battu par les Anglais, effectua un séjour forcé de 7 ans dans l’île et dans l’un des cimetière de l’île reposent deux de ses enfants nés sur l’île et morts avant la fin de l’exil de leur père. Et puis également, deux sites de l’île ont servi de camps de prisonniers pour plus de 5’000 Boers capturés durant la Seconde Guerre des Boers. Notre guide nous raconte également ses souvenirs des détonations lors du torpillage d’un tanker britannique au mouillage en 1941 – et nous réalisons alors que Robert est octogénaire !
Nous apprenons par ailleurs que l’île a prospéré pendant quelques décennies grâce au flax, le lin de Nouvelle-Zélande, cultivé dans l’île pour ses fibres, et Robert nous montre comment ce dernières en étaient extraites. Depuis, les fibres synthétiques ont fait péricliter cette activité et Sainte-Hélène n’a plus grand-chose pour vivre. Les grands espoirs des habitants s’étaient orientés vers le tourisme, et un bel (et coûteux) aéroport a donc été construit dans l’est de l’île, sur un des rares sites suffisamment plats. L’ouvrage est désormais terminé, mais il s’avère qu’à cause de violents vents traversiers – la piste a été construite perpendiculairement aux très réguliers alizés de l’Atlantique Sud, cherchez l’erreur – aucune compagnie commerciale ne veut se risquer à l’utiliser ! La désillusion des habitants est donc totale, et le visiteur européen comme nous ne peut que se demander quel part du financement d’un tel gâchis a été soutirée à l’UE, particulièrement vu le contexte actuel.
Enfin, tout au long de la journée, nous admirons ici ou là les admirables panoramas. Autant Jamestown est presque austère tant elle est cloîtrée par ses falaises minérales, autant dès qu’on monte un peu la physionomie de l’île change du tout au tout. La verdure est omniprésente dès qu’on prend de l’altitude et la fertilité des hauts est loin d’en faire un morne plateau. De nombreux endroits pittoresques se révèlent à nous, comme les crêtes qui donnent sur Sandy Bay dans le sud, ou la Heart-Shaped Waterfall, dont on voit le cœur de roche, mais non point la cascade, absente pour cause de sécheresse. Robert nous emmène aussi au fort situé sur une arête rocheuse, et qui commande toute la côte nord de l’île. Enfin, nous terminons la journée en descendant les 799 marches de Jacob’s Ladder, qui nous permettent de rallier le bas de Jamestown. Nous ne faisons pas la montée, mais il n’empêche, nous aurons mal pendant plusieurs jours !
De retour à bord, surprise, nous trouvons des messages d’inquiétude sur notre téléphone satellite. Notre email envoyé à terre n’est visiblement pas bien passé, et nous écrivons donc de nouveau mais par satellite cette fois pour rassurer tous ceux qui se sont inquiétés de ne pas avoir de nos nouvelles. Il faut dire qu’entre la connexion Internet plus que capricieuse, et la provenance exotique de notre message, celui-ci avait été considéré comme pourriel (spam), sans qu’on puisse vérifier qu’il était bien passé. Heureusement, tout est bien qui finit bien, nous étions tranquillement en train de profiter de notre journée de visite, mais nous remercions néanmoins le CROSS Gris-Nez pour son implication.
La journée suivante est consacré au bricolage et diverses réparations, à la lessive à bord en même temps qu’on fait de l’eau avec le désalinisateur, et enfin au repos, car nos 72 heures arrivent à expiration le lendemain et il nous faudra alors reprendre la mer. Jonathan, lorsqu’il vient nous chercher le dernier jour, est tout désolé car nous le pressons depuis notre arrivée pour savoir s’il y a moyen de faire une sortie requins-baleines et il commence tout juste à avoir assez de monde pour l’organiser, mais après notre date de départ prévue. Aller admirer ces géants des mers, que nous n’avions pas réussi à observer par nous même au Ningaloo Reef australien, serait magnifique, mais nous déclinons, non sans être déçus de n’avoir pas réussi à faire cela plus tôt.
Lors de notre dernier jour, nous refaisons le tour des officiels, pour obtenir tampons et clearance, et pour payer les différents frais. Nous faisons aussi notre dernier ravitaillement, et nous nous promenons encore une fois dans Jamestown, avant de retourner chez “Ann’s Place”, y tenter une nouvelle connexion Internet et y déjeuner une dernière fois. On arrive à obtenir certaines pages Web, mais cette fois-ci encore certains messages ne passeront pas. Une dernière petite sieste de retour à bord et il est l’heure de larguer le corps-mort, à temps pour longer encore l’île vers l’ouest, dans le vain espoir d’apercevoir un requin-baleine. Nous repartirons bredouilles, mais en ayant tout de même pu admirer encore l’île – sa magnifique rudesse côtière et son chapeau verdoyant à l’intérieur, telle une calotte qui ne parvient à dégouliner vers la mer que par les profondes ravines qui entaillent ce rocher.
2 Replies to “En quête d’un Bon-aparte”
Désolé qu’il faille aller sur Google pour avoir des photos. Faute de temps et de connexion correcte, elles n’arrivent qu’au compte-goute, mais piqué au vif par ta remarque, j’ai ajouté des photos pour illustrer cet article. De plus, ces jours-ci vous découvrez de nouvelles photos sud-africaines.
Grâce à vous et à quelques photos pêchées sur Google, j’ai l’impression d’y avoir été. Et j’ai adoré la dernière phrase très imagée et bien écrite: sa magnifique rudesse côtière…