Une semaine de mer à terre
Une fois le continent sud-américain perdu de vue, la navigation est devenue beaucoup plus tranquille. Pas que durant notre première journée de mer elle ait été stressante, loin de là. Il n’y avait eu que deux pêcheurs vagabonds à esquiver pendant la nuit, mais une fois en mer, plus besoin de se soucier des courants de marée, et la météo annonçait que le vent frais devrait mollir un peu pour nous mener tranquillement au nord-ouest. Lors de cette première journée au large, nous ne verrons qu’un tanker nous passer sur l’avant, cap au sud. Plusieurs oiseaux virevoltent autour de nous, jouant avec les vagues. Mais dès le lendemain, force était de constater que nos prévisions, qui dataient encore de notre départ de Valdivia, étaient optimistes, et le vent a si bien molli qu’il en est tombé complètement. Et nous voici donc au moteur pendant une bonne partie de la journée, entrecoupée de séances de “voile sportive” à près de 1 nœud…
Heureusement, en première partie de nuit, nous avons pu éteindre la bruyante mécanique, et c’est de nouveau le vent qui nous propulse, grand-largue sur un bord et grand-largue sur l’autre, au fil des empannages, pour encore deux jours de navigation. Le soleil est de moins en moins voilé par le nuage de cendres et perd sa couleur blafarde. Nous renouons avec la boulangerie à bord, histoire d’avoir du pain frais, mais l’invité surprise à la cambuse se manifeste dans la matinée de notre dernière journée, au bout de la ligne de pêche. On pense tout d’abord à un petit thon, mais une fois ramené au niveau du tableau arrière, nous sommes étonnés de voir un gros poisson carnassier, avec de multiples rangées de dents, accroché à l’hameçon ! Une fois à bord et bien mort, la mesure donne 90cm, et nous ne parvenons pas à l’identifier malgré l’aide de quelques guides. Un petit air de barracuda, mais les nageoires ne correspondent pas, puisque la dorsale est très longue et hérissée de piquants. Une fois dépiauté, nous aurons la surprise de constater que sa chair est renforcée de longues arêtes en diagonale, à fleur de peau, ce qui ne plaide pas en faveur des sushis que nous pensions faire. Finalement, et quel que soit le nom de ce poisson mystérieux, ce sera poêlé, en curry thaï et en soupe de poisson que nous le mangerons, sur au total six repas ! C’est notre première grosse prise depuis les Canaries, enfin !
Comme une chose ne vient jamais seule, après plusieurs jour de traversée sans voir personne, c’est au moment où nous étions occupés à remonter et vider notre invité que nous apercevons les pics de Robinson Crusoé à l’horizon. Non, il ne s’agit pas du personnage de roman, qui ne manque pourtant pas de relief lui non plus, mais de l’île nommée d’après celui-ci. Explication. N’ayant rien d’un naufragé, le marin écossais Alexander Selkirk fut abandonné en 1704 sur l’île après s’être disputé peu avant avec le capitaine du corsaire Cinque Ports. Il avait demandé à être débarqué sur la première terre en vue, ce avec quoi le capitaine était d’accord. Bien que Selkirk se soit repenti dans les derniers instants, le capitaine resta fidèle à sa parole, et Selkirk fut débarqué avec sa malle de marin, dont une Bible, et de maigres provisions. Il passa 52 mois sur l’île qui s’appelait alors Masatierra, chassant des chèvres sauvages et des otaries pour subsister, échappant à des corsaires espagnols, et apprivoisant des chats sauvages. Très régulièrement, il allait scruter l’horizon su haut d’un col qui offrait une vue des deux côtés de l’île, dans l’espoir s’apercevoir un navire ami. Finalement, le Duke et le Duchess le récupérèrent, et le ramenèrent en Angleterre. Bien que le récit de son aventure captiva l’Europe entière, Selkirk repartit pour des campagnes de flibuste et de rapine pour y mourir à 47 ans. Daniel Defoe s’inspira très librement de Selkirk pour le transformer en Robinson Crusoé, la réplique étant aujourd’hui bien plus connue que l’original.
Les deux principales îles de l’archipel Juan Fernandez furent renommées dans les années soixante, Masatierra devenant Robinson Crusoé, et Masafuera devenant Alejandro Selkirk. Le plus étonnant, c’est que cette dernière, une centaine de mille à l’ouest de la première, ait reçu le nom du célèbre marin, sans que celui-ci n’y ait jamais mis les pieds. Mais trêve de cours d’histoire, car nous voici déjà à l’approche de la Bahía Cumberland, où est installé l’unique village. C’est juste avant la nuit que nous nous amarrons à une bouée gracieusement mise à disposition des (rares) visiteurs, et nous pouvons nous reposer de cette première véritable étape dans le Pacifique.
Reposer est un bien grand mot, car le mouillage est rouleur, mais heureusement le vent est plutôt faible en ce début d’escale. Ce ne sera pas le cas par la suite, car nous savons qu’un front approche, et cette première nuit aura finalement été la meilleure ! La visite dans le village nous révèle un petit monde à la fois isolé et tranquille, qui parait assez mort d’une certaine manière. Mais une chose est certaine, le climat ici est nettement plus doux que celui de Valdivia que nous venons de quitter. Les jours de vent du nord, et malgré la saison hivernale, il fera même agréablement tiède. Les jours de vent du sud, c’est une autre histoire… Les discussions avec certains habitants sont enrichissantes, et nous apprenons que le bas du village a été dévasté en février de l’année passée par un tsunami provoqué par l’important séisme qui a fait tant de dégâts au Chili. Pas moins de 17 personnes ont disparu, sur les 600 de l’archipel : c’est dire la lourdeur du tribut payé. Beaucoup de maisons ou de commerces sont en reconstruction, le tout à partir de zéro, car le front de mer n’est qu’un no man’s land.
Subissant les assauts et des vagues qui entrent dans la baie comme chez elles, et des williwaws, ces violentes rafales qui descendent des montagnes environnantes, nous passerons deux jours très rock n’roll passés à tenter de se reposer dans un bateau qui roule bord sur bord sans discontinuer. Quant enfin le mauvais temps décide de faire une pause, nous en profitons, malgré la fatigue accumulée, pour grimper au Mirador de Selkirk, ce point de vue qui embrasse les deux rives de l’île. Il ne s’agit pas d’un promontoire mais d’un col, mais l’ascension est déjà ardue pour nous qui ne sommes plus habitués à ces raidillons pleins de gadoue. De là-haut, nous admirons le superbe panorama, qui s’étend à Santa Clara, la troisième île de l’archipel, toute proche de Robinson Crusoé. Avant de redescendre, nous croisons deux chasseurs de retour de trois jours de chasse, et qui rapportent sur leurs mules une douzaine de lapins à temps pour le prochain match du Chili dans la Copa América. Eh oui, même ici le foot est roi !
Le temps doit encore se gâter avant que la voie ne soit libre, et il nous faut nous mettre à l’abri du coup de vent de nord-ouest et de la houle de sud-ouest. Sur recommandation de l’Armada chilienne, nous nous orientons vers la Bahía Tierras Blancas, au sud de l’île. Nous n’avons trouvé aucune information sur ce mouillage, mais compte-tenu de la météo c’est l’option qui nous semble la moins mauvaise car la Bahía Cumberland nous semble trop exposée. Après un demi-tour de l’île, nous voici donc arrivés à destination, dans ce qui s’avère être une colonie d’otaries.
C’est dans cette crique à la roche claire, qui tranche avec les couleurs rougeâtres de l’île volcanique, que nous passons les trois jours suivants, à étaler le mauvais temps. Nous aurons plus de 40 nœuds dans le mouillage, et on ne sait encore vraiment qui déclarer vainqueur du concours de mugissement : les williwaws ou les otaries ? Si globalement par temps de nord-ouest à ouest l’abri fut convenable (à condition d’avoir une ancre qui tient bien, ce qui était notre cas, appuyée par 80m de chaîne dans 15m d’eau), en revanche ce fut plus pénible concernant la houle. Car le clapot et le ressac nous ont de nouveau malmenés, bien que moins qu’à Cumberland. Il faut dire qu’il y a eu jusqu’à 6m de creux à l’extérieur et que finalement nous n’étions pas si mal là où nous étions.
Nous avons ainsi pu procéder à quelques réparations : réa de renvoi de génois explosé mastiqué avec art à l’époxy par Heidi, et rail de tangon re-riveté sur le mât après la rupture de certains d’entre eux. Et l’amélioration se faisant plus rapidement que prévu, nous sommes donc repartis illico de cette escale curieuse dans cette île en pleine mer. C’est évidemment sous un grain que nous franchissons le passage entre Santa Clara et Robinson Crusoé, où la houle, les hauts-fonds et le courant contraire viennent tous se conjuguer pour donner un cocktail peu favorable à un départ serein. Mais nous sommes-nous vraiment arrêtés ?
Nous avons passé une semaine à Robinson Crusoé, avant tout car la météo ne nous permettait pas de continuer plus tôt, et nous avons eu l’impression d’y vivre une semaine de mer à terre, ou de terre en mer, on ne sait plus bien. Les mouvements du bateau n’ont jamais cessé, et ils sont d’ailleurs plus agréables une fois que nous avons remis les voiles. Quant au réapprovisionnement, on ne trouve pas grand-chose à Robinson Crusoé. C’est donc déjà presque à court de fruits et légumes que nous nous élançons vers l’île de Pâques, car cela fait deux semaines que nous avons quitté Valdivia ! Il n’y a que concernant l’eau que nous avons pu compléter les réserves du bord avec quelques bidons, encore que l’eau y soit chargée de particules, ce qui conviendra pour la toilette et la vaisselle. Et nous en avons profité pour faire notre lessive, car la prochaine occasion ne se présentera pas avant longtemps. Trois semaines de mer nous attendent jusqu’à Rapa Nui, l’Ile de Pâques. Et un mois et demi jusqu’au prochain mouillage protégé, aux Iles Gambier.
Ecrit en mer par 29°30’S 81°W